A. R. : René de Ceccatty, le prochain numéro de la revue Chameaux sera consacré aux récits de soi faits par les hommes. En quelques mots, en quoi les écritures intimes vous intéressent-elles, et pourquoi votre carrière littéraire est-elle liée à l’intime ?
R. de C. : Tout d’abord, on peut ranger mes livres dans la catégorie des écritures intimes puisque j’y parle de moi de manière plus ou moins directe. J’écris aussi un certain nombre de biographies sur d’autres écrivains ou sur des personnalités avec lesquelles j’essaie d’engager un dialogue. De plus, je suis éditeur au Seuil où je privilégie les textes autobiographiques ou du moins les récits dont la part autobiographique est dominante (j’ai du reste fondé trois collections autobiographiques, chez Hatier, chez Gallimard et au Seuil, « Haute Enfance », « Solo » et « Réflexion ») et enfin je travaille également pour le théâtre, essentiellement avec Alfredo Arias qui, souvent, revient sur des événements passés de sa vie argentine. J’ai aussi une activité de traducteur de japonais et d’italien depuis de nombreuses années ainsi qu’une activité critique, même si cette dernière est ralentie depuis quelques mois. Tant dans le choix des textes que je traduis que dans mes analyses critiques, je manifeste une certaine constance dans mon intérêt pour les écrits autobiographiques. Les ficelles de la fiction m’ennuient le plus souvent : elles sont évidentes pour moi et me distraient. Je ne parviens pas à m’intéresser à l’intrigue des romans : je ne vois que la technique, le subterfuge, le fantasme maladroit. En tous les cas, mes activités multiples illustrent une conviction : quand on est passionné par la littérature, on doit avoir un rapport unique avec cette littérature. Je n’écris et ne fais publier que des livres qui me semblent essentiels. Je pense que la littérature est une grande affaire et qu’elle ne peut pas être instrumentalisée à des fins qui ne relèveraient pas de l’art. Il faut qu’elle réponde à une nécessité profonde, une nécessité que j’éprouve bien entendu dans mon propre travail et que je pense reconnaître dans les œuvres que je lis, que je publie, que je traduis, que j’analyse.
A. R. : Cette nécessité profonde, quand l’avez-vous éprouvée pour la première fois ?
R. de C. : Depuis toujours ! J’ai commencé à traduire et à écrire à peu près en même temps, à partir du moment où j’ai pris conscience de ce qu’était la littérature. Très vite, d’ailleurs ! J’avais dix ou douze ans, et, comme tous les enfants, j’avais lu des livres destinés à la jeunesse. Un jour, je me suis brutalement mis à vouloir lire des romans pour adultes. Au même moment, j’ai découvert les langues étrangères, notamment l’italien. J’avais un rapport ancien et profond avec cette langue, puisque ma gouvernante avait été italienne dans ma petite enfance tunisienne. Comme j’avais vécu les six premières de ma vie dans un pays où on parlait l’arabe [la Tunisie], il y a toujours eu plusieurs langues qui m’entouraient. Donc, une fois en France, quelques années plus tard, quand je me suis mis à mes premiers essais littéraires, j’ai voulu traduire en même temps. Je voulais entrer immédiatement dans la fabrique de l’écriture. Il y avait quelque chose qui n’était pas uniquement de l’ordre du récit, de la narration, mais de la réflexion sur l’écriture et le langage même. J’ai fait « sérieusement » de cette activité d’écrire mon occupation principale à partir de quinze ans. C’est à ce moment que j’ai envoyé mon premier manuscrit au Seuil. L’éditeur (c’était Claude Durand) m’a répondu, avec un mélange de gentillesse et d’ironie, qu’il ne publierait pas mon texte parce que j’étais un peu trop jeune. Selon lui, il était évident que je deviendrais écrivain et que je regretterais d’avoir publié si tôt un livre qui, même s’il révélait une certaine maturité, m’apparaîtrait plus tard comme imparfait. Ce livre, je l’ai réécrit beaucoup plus tard [Esther, 1982], sous une forme différente, plus autobiographique, car, dans sa première version adolescente, c’était, justement, une pure fiction, qui ne faisait référence à aucune expérience vécue. Je racontais le suicide d’une jeune femme qui choisissait de se tuer chez une de ses amies. C’était un suicide d’amour pour un jeune médecin. Évidemment rétrospectivement, je peux y lire une sorte de prémonition. Du reste, dans Aimer, où je raconterai ma passion pour un médecin, je donnerai à la ville de Vernon le nom imaginaire de Gârnières que j’avais inventé dans Aimer Esther (c’était le titre de ce roman de jeunesse).
A. R. : Comment en vient-on à écrire sur soi ?
R. de C. : Je crois que ceux qui écrivent sur eux ne se posent même pas la question. Je reçois beaucoup de manuscrits autobiographiques. Souvent, les auteurs qui pratiquent ce type d’écriture ont vécu des événements traumatisants ou simplement contrariants ou ont rencontré de très grandes difficultés dans leur vie en général. Par l’écriture, ces auteurs essaient d’affiner le regard qu’ils portent sur eux-mêmes, d’en faire un regard rassérénant, consolateur, mais pas nécessairement très juste. Après, le processus d’écriture, qui transforme une affaire personnelle en création, obéit à une nécessité qui n’est évidemment pas partagée par tous, mais qui se fait naturellement quand elle touche ceux qu’on appelle « de vrais écrivains », une communauté certes assez disparate et sans doute contestable selon les critères qu’on adopte pour la définir. Il n’y a pas de consensus sur ce qui fait de quelqu’un qui écrit un écrivain. Enfin, ce sont là des questions assez compliquées (le passage du privé au public par la littérature) qu’on ne peut pas résumer en quelques phrases. Mes trois premiers livres étaient autobiographiques, malgré leur forme très détournée et parfois obscure (on n’y trouvait pas la voix autobiographique directe de mes livres ultérieurs). Je suis ensuite passé par plusieurs romans : L’Extrémité du monde [1985], L’or et la poussière [1986], Babel des mers [1987], La sentinelle du rêve [1988]. Quelque temps plus tard, s’est produit dans ma vie un événement très important : la mort d’un ami, écrivain et éditeur, Gilles Barbedette, que je connaissais depuis une dizaine d’années et qui s’était lié à moi par une sorte de fraternité affectueuse, intense, comme on en trouve chez certains adolescents ou même enfants. Mais il menait une vie très différente de la mienne. Il avait séjourné aux États-Unis où il avait découvert une forme très libre de sexualité et faisait partie de la génération du sida, de ceux qui ont été happés par les premières formes de la maladie. Avant de mourir en mars 1992, il m’a demandé d’écrire sur ce qui se passait en lui, sur la lutte qu’il menait à l’hôpital. Il voulait surtout que je l’aide à préserver son identité, son intimité, à l’intérieur d’un milieu médical anonyme, impersonnel. J’ai écrit ce livre en essayant de trouver un ton très sincère, mais qui ne me mettrait pas personnellement au premier plan, qui tenterait même de me faire oublier comme narrateur. J’écrivais pour Gilles, à sa place. Après la publication de L’Accompagnement [1994], j’ai brusquement eu, parmi mes lecteurs, des interlocuteurs qui étaient d’une catégorie que je ne connaissais pas jusque-là : des infirmières, des malades, des médecins ont voulu me rencontrer. Mon livre a été traduit dans plusieurs langues, j’ai rencontré tout un lectorat qui n’était pas strictement littéraire. À partir de là, je me suis interrogé sur l’impact que pouvait avoir la littérature et sur la façon dont on pouvait, à partir d’une expérience personnelle, communiquer à travers un livre.
A. R. : Votre vie amoureuse vous a aussi influencé.
R. de C. : Pas toute ma vie amoureuse, parce qu’il y a une part importante de mes relations sentimentales et sexuelles qui n’a aucune place dans mes livres : je n’en parle pas et probablement n’écrirai-je jamais sur cet aspect de ma vie intime, pourtant essentielle. En revanche, je me suis longuement attardé sur deux amours. L’un pour un jeune médecin que j’ai appelé Hervé et l’autre pour celui que j’ai nommé Raphaël. Ma relation amoureuse difficile avec Hervé a beaucoup compté dans ma vie et a été déterminante dans mon travail littéraire. C’est ce que j’ai raconté dans Aimer [1996]. J’étais insatisfait du résultat, mais je l’ai publié même si je le considérais comme inachevé. Mon insatisfaction n’était pas d’ordre littéraire, parce que j’avais été rassuré par plusieurs amis écrivains que j’avais consultés. Elle concernait mon souci de vérité. J’avais le sentiment pénible de ma partialité : en faisant du modèle d’Hervé un personnage, je savais parfaitement que j’avais distordu sa personne et sacrifié une part d’honnêteté. Éternel problème de la divergence entre la personne et le personnage, problème que j’ai posé dès mon premier livre, du reste [Personnes et personnages, 1979]. Aimer s’inspire d’un homme qui est entré dans ma vie de manière assez forte et déterminée et pour qui, pourtant, il était difficile sinon impossible d’assumer cette relation avec moi. Dans le livre, le point de vue que je porte sur lui est injuste, violent et partial. C’est un point de vue de frustration. Quand on écrit un livre sur quelqu’un qui lui‑même n’écrit pas, on a les pleins pouvoirs sur lui. J’étais frustré dans mon amour pour lui et on le sent dans le livre. J’ai voulu rectifier cette impression de lecteur. Dans Consolation provisoire [1998], j’essaie de donner le point de vue d’Hervé sur notre relation, parce que je savais comment il avait vécu cette histoire. J’ai poursuivi, dans trois autres livres, le récit de notre amour jusqu’à sa mort, en 2002. Il est mort soudainement, d’une rupture d’anévrisme… Cette mort violente était l’aboutissement inéluctable de sa propre difficulté à vivre et à aimer. Tous ces livres ont constitué un ensemble qu’il a lu jusqu’à l’avant-dernier, Fiction douce [2002]. Ces livres m’ont accompagné dans mon cheminement intime, mais je ne savais plus quel était leur statut littéraire, ni même quel était leur impact sur ma vie. Et il y a dans plusieurs autres textes (des essais comme Laure et Justine [1996], des pièces de théâtre comme La Dame aux Camélias [2000] ou Pallido oggetto del desiderio [2002]), des allusions à cet amour. Je ne voulais pas produire un « effet » dans la littérature, contrairement à Hervé Guibert qui, lui, avait la volonté de construire un personnage d’écrivain. Il n’hésitait pas à mentir dans ses livres, à construire une figure de lui-même qu’il pouvait contrôler. Moi, j’essayais de trouver une réalité extrêmement intime, même si, d’un point de vue littéraire, cette réalité pouvait apparaître plus « faible », au sens de moins visible, moins spectaculaire.
A. R : Vous parlez d’Hervé Guibert. En vous écoutant parler de L’Accompagnement, je pensais à Hervé Guibert qui raconte la mort de Michel Foucault dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Il y a eu cette question dans les médias : avait-on le droit de raconter cette mort ? De votre côté, vous avez connu cet ami dans l’Accompagnement. Vous avez aussi connu Moravia, sur lequel vous avez écrit une biographie. Est-ce qu’on a le droit de tout dire sur les autres ?
R. de C. : Non. De toute façon, le voudrait-on qu’on ne le pourrait pas. Que signifierait « tout » ? Quel être humain a accès à la totalité de lui-même et à la totalité de ce qui constitue un autre ? Aussi loin qu’aille la lucidité, elle bute toujours sur le refoulement, sur la censure, sur les limites de l’inconscient. Je le dis très fermement, car je m’en suis rendu compte moi‑même. Le problème s’est posé avec le diptyque formé par L’Hôte invisible [2007] et Raphaël et Raphaël [2012], dans lequel je raconte ma relation avec celui que j’ai appelé Raphaël, un homme qui avait deux enfants et dont une partie de son entourage familial et amical ignorait l’homosexualité. Quand j’ai terminé la première version du récit de cette relation amoureuse, intitulée Un père, je la lui ai soumise. Il a refusé que je le publie telle quelle ! Il m’a demandé des corrections, que j’ai faites et que je lui ai présentées, et comme il ne réagissait pas, j’ai pris ce silence pour un assentiment et je n’ai donc pas interrompu le processus de publication. Mais j’ai été pris de scrupules, au dernier moment et je lui ai envoyé les épreuves. Alors il a été très violent. Il m’a reproché de vouloir détruire sa vie ! En réalité, il avait, depuis quelques mois, assumé davantage son homosexualité. Il avait une relation durable avec un ami qui l’avait incité à m’empêcher de publier mon livre, ce que j’ignorais à vrai dire. Mais je l’ai su plus tard. Je pensais qu’il était encore dans la terreur d’être découvert par sa famille. Alors, j’ai téléphoné à Gallimard et dit que je ne pouvais plus endosser cette publication. Tout était prêt pour la sortie et la promotion, mais l’éditeur a accepté de tout bloquer. J’ai donc annulé la publication de mon roman pour lui et à vrai dire pour son ami… À partir de ses protestations virulentes, j’ai pensé qu’aucun livre ne méritait qu’on détruise une vie. J’ai réécrit intégralement le roman sous une tout autre forme et l’ai publié sous le titre L’hôte invisible. C’était beaucoup moins direct, plus métaphorique. « Raphaël » a réagi de manière plus sereine à cette publication ; du moins jusqu’à un certain point, comme je le raconterais plus tard dans Raphaël et Raphaël. De toute façon, même si on ne dit pas absolument tout (et bien sûr on ne peut jamais « tout dire », quand on parle de soi), à partir du moment où l’on veut respecter un certain « réalisme », on est bien obligé de parler de son propre entourage. On implique d’autres personnes. C’était le cas pour Un père. Je parlais de moi et de ma relation avec « Raphaël », mais aussi de ses enfants, de sa femme que je ne connaissais pas, de ses parents : comme ils faisaient tous partie de sa vie, je rapportais les propos que Raphaël avait tenus sur eux et je les imaginais avec toute la partialité dont est capable un amoureux éconduit et jaloux, qui se sent abandonné, négligé, ignoré.
A. R. : Vous dites qu’un livre ne vaut pas une vie. J’imagine que tous les écrivains ne se disent pas la même chose.
R. de C. : Cela dépend du rapport qu’un auteur entretient avec ce qu’il écrit. Plusieurs amis écrivains m’ont reproché de ne pas publier Un père en l’état. Gilles Leroy par exemple m’a dit que je n’avais pas eu une attitude d’écrivain en mettant dans la balance un livre et le préjugé de quelqu’un – car au fond, il ne s’agissait que de préjugés, sinon des siens, du moins de ceux de son entourage familial ou même de ce qu’il en imaginait… En ne publiant pas le livre, je me soumettais à des préjugés que je réprouvais et qui condamnaient l’homosexualité clandestine de Raphaël. Je pense que Christine Angot aurait pensé la même chose que Gilles Leroy. Angot estime qu’il faut y aller à fond, que la littérature est toujours plus forte, qu’elle appartient à l’écrivain et que c’est une atteinte à la liberté que d’empêcher l’écrivain de s’exprimer, même de manière injuste, même de manière violente. Elle pense que la littérature justifie tout, que l’acte littéraire sublime le contenu même du livre et les événements qui sont rapportés. Je n’en suis pas si sûr. J’ai, en tout cas pour ma part, des interdits inévitables. Parfois, je crois pouvoir les faire disparaître, mais je n’y arrive pas. Je n’arrive pas à assumer complètement la solitude impériale, la liberté idéale de l’écrivain, sa légitimité autoritaire.
A. R. : Et quand on parle d’une personnalité publique, c’est la même chose ?
R. de C. : Évidemment. Quand j’ai écrit sur Moravia, j’ai donné à lire le manuscrit à sa dernière femme, Carmen Llera. Elle a réagi très violemment. Elle était outrée. Ce qui la scandalisait, c’est la façon dont je présentais son rapport avec Moravia et le fait que j’aie fait appel aux témoignages d’autres personnes. Elle m’a demandé d’enlever tout témoignage autre que le sien, ce que j’ai fait. J’ai respecté sa volonté. C’est un grand problème : comment parler des autres ? C’est très difficile. Je ne veux pas exercer d’autorité au nom de la liberté d’expression : je ne pense pas que le statut d’écrivain donne tous les droits. Je ne dis pas que, en reculant ainsi, en cédant à des pressions, je me montre plus « moral » qu’un autre, car il ne s’agit pas vraiment de morale ici. Se soumettre à des préjugés pour protéger quelqu’un, c’est vouloir le protéger, certes, mais de façon très superficielle, et pas nécessairement morale. Toutefois, il faut reconnaître que parler des autres dans un livre, c’est aussi, comme quand on parle de soi, une forme d’égoïsme, puisqu’on ramène tout à son unique point de vue, au point de vue de l’auteur et qu’on ne se soucie pas de l’incidence que les révélations vont avoir sur la vie de ces autres.
A. R. : Qu’on parle de soi ou des autres, on est donc toujours dans un rapport sentimental, incarné avec le monde ?
R. de C. : On est dans l’aveuglement, dans une subjectivité totale des rapports, ce qui est un des grands problèmes de l’écriture de soi. À quel moment peut-on toucher les autres avec son histoire ? C’est la réponse que je fais aux auteurs qui m’envoient des livres quand je les refuse. Je leur dis que leur histoire est trop personnelle et que je ne pense pas qu’elle puisse atteindre le lecteur. Mais là, vous voyez, ce n’est que mon jugement, je suis donc subjectif.
A. R. : Quand on écrit sur soi, est-ce qu’on fait un acte de mauvaise foi par rapport aux autres ?
R. de C. : De mauvaise foi, non. On ne peut pas écrire un livre qui ait une valeur en étant consciemment de mauvaise foi. Certes, on a la volonté de contrôler l’image de soi. Ceux qui se sentent maltraités par mes livres me diront : « Tu es de mauvaise foi ». Moi, je m’en défends. Quand on parle de soi, nécessairement, on se met sous les projecteurs. En revanche, il y a une mise à nu qui peut être intolérable, quoiqu’elle soit souvent salvatrice. Je viens de publier Portrait de l’écrivain en déchet d’Yves Mabin Chennevière. L’auteur a été victime d’une attaque cérébrale qui l’a pratiquement, mais pas totalement, paralysé ; il peut encore écrire. Ce livre ne relève pourtant pas de l’exhibitionnisme. Car son propos peut être partagé et rencontrer les lecteurs.
A. R. : Dans un numéro du Magazine littéraire consacré au récit de soi, Claire Legendre écrit : « En s’écrivant, on se fabrique. » Diriez-vous que vous vivez plusieurs vies, à travers une possible fabrique littéraire ?
R. de C. : On se fabrique continuellement. L’écrivain écrit parce que la vie ne lui a pas encore tout donné. Il a vécu un moment qui n’a pas épuisé toute sa richesse, et il éprouve le besoin de l’approfondir. Par exemple, nombre d’écrivains parlent de leur enfance, cette période où beaucoup de choses sont ressenties, mais peu sont exprimées. C’est alors, au moment où on revient sur ce passé lointain, qu’on se fabrique : on exagère, agrandit, de manière parfois difforme, une part de soi-même. Ce qu’on appelle personnalité est le résultat de la multiplicité des regards que tous posent sur un individu. Il est normal d’avoir l’impression qu’une autre personnalité, elle singulière, limitée, partiale, subjective apparaît dans le livre qui n’est que l’expression d’un seul regard, celui de l’écrivain, le regard qu’il pose sur la personne qu’il a été et parfois, du reste, n’est plus. Et, en outre, l’auteur dans le livre est beaucoup plus lucide sur tout cela qu’il ne l’est dans la vraie vie, je veux dire dans le reste de sa vie, quand il n’écrit pas…
A. R. : Claire Legendre continue en disant : « Comme lectrice, je ne cherche pas Rousseau en Rousseau ou Anaïs Nin dans son journal, c’est moi que je poursuis en eux […] ce que je cherche, c’est le trait d’union, cette connivence entre l’auteur […] et moi. Le jeu de la lecture consiste à passer l’entièreté du propos de ce que je lis au filtre de ma propre subjectivité. » Parlez-nous de vos expériences en tant que lecteur.
R. de C. : Une de mes plus grandes expériences fut ma lecture de Violette Leduc. J’ai raconté cela dans mon essai, Eloge de la bâtarde [1994 et 2013] et j’ai coécrit le scénario de Martin Provost sur sa vie. J’avais l’impression qu’elle me parlait de moi ! C’est d’ailleurs une expérience commune à beaucoup de lecteurs de Violette Leduc, bien qu’elle ait eu une vie très peu commune. Elle avait une sensualité débordante et en même temps frustrée, une manière de transfigurer ses sensations qui m’a toujours marqué. La lecture de Violette Leduc est pour moi déterminante. Celle de Jean Genet aussi. C’est en lisant Genet que je me suis rendu compte du pouvoir de la littérature. Il y a, dans l’intensité de la lecture, un dialogue qui s’instaure entre l’écrivain et le lecteur. Le lecteur se fond dans le livre. C’est une expérience que font notamment les enfants ; ils s’identifient au livre, ils y entrent. L’enfant vit sa « vraie vie » dans le livre, il la découvre. C’est une chose troublante d’ailleurs, de savoir qu’un enfant peut comprendre plus de choses dans les livres que dans la vie.
A. R. : Dans Aimer, vous écrivez : « Maintenant que je sais que j’ai perdu Hervé, maintenant que je vois écrite la rupture et que rien ne peut renverser l’ordre du temps, je ne crains plus qu’un mot dangereux ne l’éloigne de moi. Je n’ai plus peur. Cela me donne une grande force. Je peux écrire au présent. J’ai perdu toute nostalgie parce que l’avenir m’a définitivement échappé. » (p. 257) L’écriture est donc synonyme d’éloignement ?
R. de C. : Oui. On ne peut pas attendre de l’écriture qu’elle ait la force de la vie. En tant que lecteurs, nous sommes bouleversés par les livres. En tant qu’auteurs, en revanche, nous n’avons jamais terminé le travail quand le livre est achevé. Ce n’est pas en écrivant un livre qu’on résout ses problèmes psychologiques, personnels ou relationnels. On construit une œuvre littéraire, mais les problèmes intimes demeurent. Quand je disais que, maintenant, « je n’attendais plus rien », cela signifiait que j’en avais fini avec la terreur de manquer une occasion d’aimer et d’être aimé en retour par Hervé. L’écriture de soi apprend une très grande humilité en vérité. On peut se servir d’un livre intime pour acquérir un prestige social, mais sur le strict plan relationnel, ça ne change rien. Vous ne convaincrez pas quelqu’un de vous aimer en écrivant un livre sur lui. Pétrarque n’a pas réussi à conquérir Laure en écrivant des chefs-d’œuvre !
A. R. : Mais l’écriture de soi peut aussi être thérapeutique.
R. de C. : La seule vertu thérapeutique, c’est le plaisir du travail bien fait. Après, l’effet consolateur ou salvateur ne saurait être mesuré directement. Sans doute, si je n’avais pas écrit Aimer, je serais allé beaucoup plus mal. C’est tout ce que je peux en dire.
A. R. : Abordons la question de la différence sexuelle en littérature. Selon Monique Wittig, le défi de toute femme qui écrit est de dépasser la marque du genre qui la particularise pour s’élever à l’universel. En tant que lecteur et en tant que biographe, ressentez-vous cette différence ?
R. de C. : Vous savez, j’ai eu une vraie passion pour les écrivains femmes. Plus généralement, j’ai un lien sympathique, profond et naturel avec les femmes. En tant qu’éditeur, je publie beaucoup de femmes. Est-ce que l’écriture est sexuée ? Je ne sais pas. J’ai rencontré Nathalie Sarraute dans sa grande vieillesse. Elle était carrément hostile à la différence sexuelle en littérature. Selon elle, une femme n’écrit pas en tant que femme. Mais même si l’écriture n’est pas sexuée, je pense cependant qu’une femme est obligée de se poser la question de l’influence de son sexe sur son travail littéraire. Tout comme un homosexuel. Le regard des autres est obsédé avant tout par la différence sexuelle ou par la spécificité d’une orientation sexuelle par rapport à la majorité déclarée… Peut-être le savez-vous, au Japon, les romans et la littérature étaient, au départ, exclusivement le domaine des femmes. Les chefs-d’œuvre du XIe siècle (par exemple, le Roman de Genji) sont féminins, c’est-à-dire l’œuvre de femmes qui avaient l’exclusivité littéraire parce qu’on leur interdisait l’usage des idéogrammes, qui étaient réservés aux textes administratifs et aux chroniques politiques et qui relevaient donc du champ masculin. Les femmes avaient l’exclusivité de la littérature et, peu à peu, les hommes s’y sont intéressés. Parfois, des hommes ont même pris des identités féminines pour pouvoir écrire et faire connaître des textes littéraires. C’est le contraire de ce que nous vivons.
Cela me fait penser à Hélène Cixous, qui a créé une chaire de Différence sexuelle. Sincèrement, elle est probablement l’un des écrivains femmes les plus proches des hommes. Elle a eu des amitiés masculines très profondes, notamment avec Derrida. C’est la personne la moins « féminine » parmi les écrivains que je connais, si l’on attache à la féminité des caractéristiques réductrices bien entendu — tout en prétendant insister sur leur sensibilité, leur affectivité, etc. ! Mais je mentirais en disant que le fait qu’un auteur soit une femme ne compte pas pour moi. J’ai des préjugés, disons, favorables à leur égard. Maintenant, est-ce que l’écriture d’une Marie-Claire Blais par exemple est une écriture féminine ? Marie-Claire Blais a une capacité d’empathie, de compréhension universelle des êtres… Je pense, en réalité, que les femmes ont moins de blocages que les hommes. Eux ont, en revanche, des blocages d’ordre sexuel : ils ont très souvent des limites dans leur sensibilité, dans leur capacité d’osmose avec des personnalités éloignées d’eux.
A. R. : C’est-à-dire ?
R. de. C. : J’ai déjà beaucoup choqué les gens en disant ça, mais je pense que l’hétérosexualité masculine exclusive vient d’un blocage, d’une incapacité à percevoir une certaine réalité. Je suis ferme là-dessus. De nombreux lecteurs ont reproché à Proust d’avoir une sensibilité homosexuelle qui ne lui permettait pas de comprendre l’universel. Il y a un texte affligeant de Sartre, à ce propos, dans la note d’intention du premier numéro des Temps modernes Je crois que c’est le contraire qui s’est passé avec Proust : le fait que Proust soit homosexuel lui a permis de comprendre très facilement les sujets dits « universels ». Tout comme Balzac. Balzac est l’écrivain qui aura le mieux compris toutes les sexualités parce qu’il est évident qu’il avait une sensibilité bisexuelle. C’est aussi le cas de Flaubert et de son écriture en partie féminine, capable de comprendre la multiplicité des désirs. Je ne dis pas que Balzac ou Flaubert étaient bisexuels dans leur vie « réelle ». Cependant, je pense qu’ils avaient quelque chose qui leur permettait d’aller vers cette sensibilité. Tout comme Tony Duvert au XXe siècle. Avec Stendhal en revanche, dont la sensibilité est profondément hétérosexuelle, je sens quelque chose qui m’empêche de m’identifier jusqu’au bout dans la lecture, quelle que soit l’admiration que je peux avoir pour lui. Mais il vaut mieux ne pas trop aller sur ce terrain-là, du lien entre l’identité ou l’orientation sexuelle et la création littéraire, car on risque inévitablement de sombrer dans la caricature, dans le simplisme. Ne généralisons pas.
A.R. : On dit des romans de Duvert qu’ils reflètent plus ou moins sa vie, vous le pensez ?
R. de C. : Quand il est mort, on a retrouvé son corps décomposé dans sa maison. Il a fini sa vie avec sa mère, lui qui a écrit des horreurs sur les mères. C’est troublant… Les pédophiles que j’ai connus – ils sont rares, rassurez-vous – étaient des êtres très chastes. Ils avaient une espèce de nostalgie de l’enfance, une haine de l’éducation, mais ils ne voulaient pas vivre la sexualité avec les enfants, car ils avaient l’impression qu’il s’agissait d’un abus de pouvoir. Tony Duvert, c’était ça. Un monde complètement fantasmatique où il vivait son utopie. Tout dans ses livres, rien dans sa vie. Enfin, je l’espère !
A. R. : En tant qu’éditeur, comment peut-on lire, faire des commentaires, réécrire les récits de soi des autres ?
R. de C. : Je n’interviens pas directement sur les livres que je publie. En général, quand j’aime un livre, je ne multiplie pas les conseils pour réorienter l’auteur et pour le pousser à retravailler sauf si cela répond à une demande de sa part. J’essaie plutôt de comprendre ce que l’écrivain veut dire et de guider ses pensées. C’est le rôle d’un éditeur : aider l’écrivain à retrouver son chemin dans l’hésitation.
A. R : Que pensez-vous de la place des récits de soi dans la littérature contemporaine ?
R. de C. : Je crois que toute cette littérature existait déjà, mais qu’elle était mise en scène différemment dans l’édition et dans l’univers médiatique. La chose nouvelle, surtout, c’est le besoin de représentation de l’auteur sur la scène publique. Il faut que celui-ci apparaisse, se mette en scène, défende son livre. C’est le cas d’Annie Ernaux et de Christine Angot, qui ne font pas la même chose, bien entendu, mais qui se mettent en scène tout en faisant attention à ce que cela ne sonne pas faux. Hector Bianciotti disait qu’il n’écrirait jamais son autobiographie, car il avait déjà réussi à écrire sa vie par ses romans. Mais il n’a pas tenu parole et il a publié une trilogie autobiographique admirable. Il précisa alors qu’il avait pu écrire cette autobiographie grâce à la maîtrise romanesque qu’il avait acquise auparavant. C’était avouer que toute écriture de soi est aussi une mise en scène, un travail de fiction.
A. R. : Quel conseil donneriez-vous à un jeune écrivain qui voudrait écrire sur lui ?
R. de. C. : De ne jamais écarter ce qu’il a de plus singulier. Plus que tout, je crois que c’est en parlant de la chose la plus particulière, la plus intime, que l’écrivain atteint l’universel. C’est ce qui est arrivé avec Édouard Louis, un jeune auteur que je viens de publier. Dans En finir avec Eddy Bellegueule [2014], il raconte son enfance difficile, le rejet dont il a été victime, la honte qu’il a éprouvée (honte de sa pauvreté, honte de son homosexualité). Comment ce garçon a-t-il pu raconter son enfance et son adolescence avec une telle force littéraire ? Lui et Annie Ernaux, entre autres, ont la capacité de partager magistralement une expérience très singulière. C’est ce qui explique le succès d’Ernaux, d’ailleurs. C’est ça qu’il faut chercher. C’est le pouvoir de l’art : mettre en scène ce qui est innommable, ce qui est le plus difficile à dire ailleurs que dans un livre ou, plus généralement, dans une œuvre de création.
Notice biographique
René de Ceccatty est né le 1er janvier 1952 à Tunis. Il est l’auteur d’une trentaine de romans (L’Extrémité du monde, L’Or et la poussière, L’Accompagnement, Aimer, Une fin, L’Hôte invisible, Raphaël et Raphaël), essais (Laure et Justine, Noir souci, Un renoncement, Mes Argentins de Paris) et biographies (Pasolini, Violette Leduc, Callas, Moravia, Sibilla Aleramo), chez Gallimard, au Seuil, chez Flammarion et dans d’autres maisons. Editeur au Seuil, il est aussi traducteur d’italien et de japonais en collaboration avec Ryôji Nakamura avec qui il a notamment traduit Mishima, Tanizaki, Abé, Ôé, Ôgai, Sôseki. Il écrit également pour le théâtre (La Dame aux camélias, Le mot amour) et le cinéma (Violette).