Charles-Augustin

Par Émilie Turmel — Écritures de l’intime au masculin

Affubler cet essai du prénom de celui qui se faisait appeler Sainte-Beuve, même par sa mère et dès son enfance, peut paraître facétieux ; écrire sur le rapport de ce dernier à l’intimité semble, du coup, tout aussi ironique. Et pourtant, « [i]ntimisme est un des mots qui définissent le mieux Sainte-Beuve », affirme André Billy, dans l’introduction de sa biographie1. S’il n’est pas l’inventeur de la poésie intime, puisque Auguste Brizeux, André Chénier, Marceline Desbordes-Valmore, Émile Deschamps, Charles Nodier et madame Amable Tastu l’ont précédé en France, et que l’influence anglaise des Lakistes2 sur son œuvre est indéniable, il a néanmoins été le premier critique à s’intéresser de près à cette sensibilité toute moderne, annonciatrice de Charles Baudelaire. De fait, il revendique la paternité du terme « roman intime3 » , dont il intitule un des rares articles où il ne peint pas un portrait, mais où il décortique un genre littéraire comme tel. « [C]’est la première fois peut-être qu’il était question de ce genre et de ce mot roman intime, dont on a tant abusé depuis4 », note-t-il par rapport à ce titre d’article, réédité parmi ses Portraits de femmes. Or Sainte-Beuve ne fait pas qu’étudier ce genre : il l’adopte et l’admire. Qu’entend-il théoriquement par roman intime, comment participe-t-il concrètement à l’élaboration de ce genre et d’où lui vient ce goût et cette sensibilité ? : ce sont les questions auxquelles il faut tenter de répondre.

Définir l’intime

Entre 1844 et 1846, Sainte-Beuve publie six volumes chez Pierre-Paul Didier dans lesquels il rassemble ses Portraits contemporains, ses Portraits littéraires et ses Portraits de femmes. Ce dernier recueil est composé de treize études sur des femmes, d’une étude sur François de La Rochefoucauld, de deux nouvelles ainsi que d’un poème. Les articles y sont classés selon une organisation particulière qui n’est basée ni sur la chronologie de leur publication originelle, ni sur l’ordre historique des femmes dont ils brossent le portrait. Dans son article « Tirésias, ou Sainte-Beuve, la critique et le féminin dans les Portraits de femmes » (2002), Pierre Laforgue5 étudie la composition du recueil. Il réfute l’interprétation de Gérald Antoine selon laquelle Sainte-Beuve aurait opéré en suivant une poétique du recyclage6 occasionnant de nombreuses « bizarreries » dans ses choix d’assemblage. Laforgue fait remarquer que les Portraits de femmes regroupent dix-sept textes. Ce n’est pas un hasard si le neuvième texte, foyer du recueil, est le seul portrait d’homme, soit celui de La Rochefoucauld. Ce n’est pas non plus un hasard si le portrait de madame Marie de Rabutin-Chantal, dite Marquise de Sévigné, se retrouve au début du recueil, et Sainte-Beuve explique lui-même la valeur inaugurale de cette étude dans l’« Avertissement » qui la précède. Si cet article agit à titre de préface, le second article peut légitimement être considéré comme une introduction. Or ce second article, daté de 1832, illustre la notion de « roman intime ». Et ce qu’on y retrouve n’est pas un des portraits traditionnels auxquels s’adonne Sainte-Beuve, mais le portrait d’un personnage de fiction, mademoiselle Justine de Liron, héroïne éponyme d’un roman d’Étienne Delécluze. C’est sous le signe de ce brouillage entre fiction et réalité que s’ouvre tout le recueil, dont la signification globale est intrinsèquement liée au genre que Sainte-Beuve introduit brièvement et qui nous intéresse ici.

Les romans intimes, selon lui, « […] sont des livres qui ne ressemblent pas à des livres, et qui quelquefois même n’en sont pas ; ce sont de simples et discrètes destinées7 » que l’on rencontre sous diverses formes. En effet, Sainte-Beuve déclare que l’écrin dans lequel l’auteur place ces « productions nées du cœur8 » importe peu, tant qu’il n’en étouffe pas le fond, c’est-à-dire tant qu’il n’altère pas le naturel et la pureté du sentiment amoureux éprouvé. « Le mieux […] est de s’en tenir étroitement au vrai, et de viser au roman le moins possible, omettant quelquefois avec goût, mais se faisant scrupule de rien ajouter9 », conclut-il quant à la forme et au contenu. Bref, le genre que Sainte-Beuve décrit ici pour la première fois se trouve quelque part entre l’Histoire et l’histoire. Il s’agit en quelque sorte d’une « histoire altérée, mais que sous le déguisement des apparences une vérité profonde anime10 ».

L’intimisme beuvien découle certainement de l’individualisme prôné par le romantisme, mais il en rejette les excès et, ce faisant, il se rapproche d’une certaine conception du réalisme11 naissant. Illustrer l’intimité, ce n’est pas magnifier le génie d’un héros ni montrer, réunies en son cœur, les plus nobles et les plus profondes aspirations. Il ne s’agit pas de bâtir des décors en sélectionnant minutieusement ce que le monde a de plus spectaculaire à offrir. Il ne s’agit pas non plus d’élever une voix plus grande que nature pour ensuite la confronter aux absolus du chaos ou du cosmos. Le roman intime s’intéresse plutôt aux choses quotidiennes et aux gens moyens, il s’occupe de dépeindre humblement les détails domestiques et familiers, la monotonie banale de l’existence personnelle et la simplicité de la réalité ; « il [s’adresse] aux sujets ordinaires, à ceux où la beauté tout intérieure qu’ils peuvent présenter est comme offusquée par les apparences, a besoin d’être dégagée par l’artiste, afin d’être perçue par le lecteur12. ». C’est aussi l’utopie de la retraite, le goût des intérieurs et des refuges, du sentiment de sécurité qu’ils procurent ; le désir d’une paix qui s’installerait enfin en soi, l’éloge d’une spiritualité solitaire. Le vrai n’est donc pas dans l’exagération, la force ou l’éclat, mais dans la modération et la justesse, dans la contenance et la sobriété, dans la délicatesse. Le roman intime est un genre de couverture qui laisse filtrer les demi-teintes, qui découvre subtilement les aveux. On remarque d’ailleurs la préférence de Sainte-Beuve pour les correspondances secrètes, les cahiers personnels, les journaux, les mémoires, les confidences, les confessions et les témoignages posthumes.

Si Sainte-Beuve concentre ses fouilles à l’intérieur de la nature humaine, s’il sonde l’âme et pénètre les sentiments des auteurs dont il brosse le portrait, c’est d’abord pour trouver l’origine de leur génie artistique. Or, « [avec] Sainte-Beuve », affirme André Billy, « on est remonté pour la première fois à la vraie source de l’inspiration ; on est allé, au-delà du talent et du caractère […], jusqu’au drame secret d’où jaillit toute œuvre littéraire13 ». Plus encore, on a réalisé que ce drame, c’est à la littérature elle-même de le révéler à l’homme qu’elle aura élu, seul homme digne du nom d’écrivain.

En tant que critique, Sainte-Beuve observe donc ces natures se révéler à elles-mêmes, et par leur transposition en portraits, travail de réécriture et de recréation, il se révèle à lui-même. Cette découverte de soi, à la limite entre fiction et réalité, permet au critique de poser un regard lucide sur son approche littéraire : il réalise que les frontières entre le portrait et la nouvelle, entre le critique et l’écrivain, se fondent et se confondent. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de trouver, parmi les textes qui clôturent le recueil, une nouvelle intitulée Madame de Pontivy, qui raconte, à peine travestie, son aventure amoureuse avec Adèle Hugo. C’est comme si le passage par la fiction permettait d’accéder à une meilleure compréhension de sa vie, comme si l’ordonnancement des événements et des sentiments à travers la narration lui permettait de se recentrer sur sa propre vérité, d’objectiver son moi. Ce sont les premiers balbutiements de l’autofiction. Et Sainte-Beuve ne se contente pas d’en dégager une poétique, il met la théorie en pratique.

Écrire, intimement

Sainte-Beuve participe activement à l’élaboration de la littérature intime, qu’il s’agisse de poésie, de fiction narrative ou encore de critique. Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme14, publié pour la première fois en1829, le recueil des Consolations15, publié en 1830, et le roman Volupté16, en 1834, sont trois œuvres beuviennes qui correspondent à la poétique intimiste que Sainte-Beuve décrit dans l’article que nous venons d’aborder. Pour ce qui est de la critique littéraire, toutes ses Causeries et ses Portraits constituent une quête de l’intime.

D’abord, la Vie de Joseph Delorme, la biographie rapportée par Sainte-Beuve, n’est nulle autre que le récit de sa propre vie à peine masquée par des changements de date et de lieu, à peine modifiée dans les faits (sauf pour la phtisie et le décès prématuré qu’il inflige à son double). « Mais surtout », insiste Gustave Michaut17, « l’histoire morale de Joseph Delorme est [l’]histoire morale » de Sainte-Beuve. Or ce type de texte est dans l’air du temps ; mémoires, confessions et autobiographies sont à la mode. Mais la prose et la poésie beuviennes s’en distinguent par l’accent. Aucune amplification, aucun embellissement des circonstances ; en bon « Werther jacobin et carabin », selon le mot de Guizot18 – quoique « girondin » eut été plus juste selon Michaut19 – Sainte-Beuve, à travers Delorme, revendique le droit du pauvre à la mélancolie, il réclame la démocratisation de la tristesse poétique. Il dépeint surtout des scènes de la vie privée, des scènes bourgeoises et tout ce qu’elles ont de commun et de gris, car il veut rendre aux poètes mineurs et aux écrivains de second rang, aux auteurs négligés, la liberté d’expression qui leur revient. C’est pourquoi, dans d’autres articles, il brosse plusieurs portraits de femmes, qu’il considère plutôt comme des écrivantes que comme des écrivains, sans pour autant en diminuer le mérite. « C’est au romantisme qu’il doit de pouvoir le faire, puisque le romantisme a rendu la liberté, permis la familiarité simple et nue à l’inspiration poétique ; et, pourtant, c’est déjà une infidélité à certain romantisme que de le faire si exclusivement », note Michaut20. Ce degré d’intimité avec le commun sera d’ailleurs considéré comme trop élevé par plusieurs lecteurs. Le livre fait scandale : le style de Joseph Delorme est jugé comme étant étrange et de mauvais ton. La duchesse de Broglie va même jusqu’à le qualifier d’immoral21. Heureusement, contrairement aux romantiques, Sainte-Beuve a la politesse et la pudeur, la prudence peut-être, de ne pas étaler son ulcère. Sa plainte est contrainte, sa souffrance est contenue par le masque delormien. Grâce à cette transposition, les maux beuviens n’atteignent pas le domaine public et demeurent résolument dans la sphère privée. Il préserve son intimité.

Une partie de l’âcreté et du pessimisme contenus dans Joseph Delorme passe dans les Consolations ; Sainte-Beuve ne guérira jamais du mal du siècle. Toutefois, ce recueil de poésie témoigne d’un adoucissement, probablement dû à son regain d’intérêt pour le christianisme. Il s’était retourné vers la religion en partie pour plaire à Adèle Hugo, dont il était amoureux. Mais la paix et le calme que lui inspirait la foi s’avéraient plus précieux encore pour surmonter les brouilles que cette aventure avait occasionnées entre lui et le célèbre couple. Ainsi, dans les Consolations, on dénote encore le goût de Sainte-Beuve pour les familiarités et l’intimité, mais cela se traduit désormais par une poésie toute morale. « Les Consolations plairont toujours aux esprits qui goûtent le recueillement et les accents confidentiels. C’est un de ces petits livres qu’on aime à lire dans un petit coin : in angelo cum libello », ajoute André Bellessort22. Plus encore que dans Joseph Delorme, Sainte-Beuve cherche à imiter, dans ses Consolations, la modération vertueuse d’un William Wordsworth ou d’un George Crabbe en contraste avec la ferveur idéaliste d’un James Thomson ou d’un Oliver Goldsmith23. Il vise le juste milieu auquel aspirent les Lakistes.

Au travers de ces épanchements, de ces confessions et de ces résurrections du passé – et malgré leur parenté avec le christianisme – s’insinue un sensualisme ingénieux. Sainte-Beuve ne fait pas qu’évoquer des émotions personnelles, il montre comment ces dernières s’ancrent dans la concrétude de l’intimité, dans la proximité des sens. Une note, une musique, un parfum ; des détails insignifiants prennent forme et vie dans le souvenir de l’amant convalescent. L’intime possède donc son environnement propre, celui de l’échange, de la conversation, de la causerie, celui qui fut marqué à jamais du sceau d’une rencontre, d’un entretien à huis clos. Il pense aux après-midi où il allait rendre visite à madame Hugo, aux promenades où ils s’échangeaient des confidences, et parfois plus que de simples mots :

[…]
Vers trois heures, souvent, j’aime à vous aller voir ;
Et là vous trouvant seule, ô mère et chaste épouse !
Et vos enfants au loin épars sur la pelouse,
Et votre époux absent et sorti pour rêver,
J’entre pourtant ; et Vous, belle et sans vous lever,
Me dites de m’asseoir ; nous causons ; je commence
À vous ouvrir mon cœur, ma nuit, mon vide immense,
Ma jeunesse déjà dévorée à moitié,
Et vous me répondez par des mots d’amitié24

Il y pensera aussi en rédigeant Volupté. Officiellement, il s’agit de son premier roman. Cependant, Sainte-Beuve avait déjà entamé Arthur, qu’il écrivait en collaboration avec son ami Ulric Guttinguer. L’intrigue de cette œuvre inachevée reposait en majeure partie sur la vie amoureuse de Guttinguer, mais Sainte-Beuve y avait aussi placé une partie de lui-même. On peut donc voir, dans ce premier jet, une ébauche préparatoire au livre de Volupté. Ce récit s’apparente bien davantage que la Vie de Joseph Delorme à la vie de Sainte-Beuve. Il n’est pas surprenant d’apprendre que de nombreux biographes ont imprudemment effectué une transposition littérale du contenu du roman à la biographie du critique. Amaury, le personnage principal, est l’avatar de Sainte-Beuve. Ce dernier l’a d’ailleurs confirmé à maintes reprises dans des passages de ses articles ou de ses cahiers intimes. Il va jusqu’à statuer que « presque tous les romanciers se sont mis eux-mêmes dans leurs romans25 ». Leur tempérament, leur caractère, leur esprit, leurs habitudes, tout est comparable chez Amaury et Charles-Augustin.

Or Amaury a ce goût littéraire tout à fait beuvien pour les intimités : les entretiens à mi-voix, les grâces discrètes, les âmes effacées, presque qu’incomplètes. Cette préférence pour les petits détails familiers, les intérieurs bourgeois, n’est nulle autre qu’un des symptômes de la volupté elle-même ; Amaury et Sainte-Beuve recherchent ces plaisirs sensuels qui se prennent à l’abri des regards, en privé. Ils les recherchent puis, honteux, s’accusent de leurs penchants.

Sainte-Beuve prétend avoir écrit Volupté non pas par vantardise, comme aurait pu le faire un écrivain purement romantique, mais en vue d’une purification de son cœur, d’une purgation de ses mœurs et de ceux de ses lecteurs. Il a certainement ce souvenir d’une conversation avec Paul-François Dubois lors de laquelle il avait tenté de convaincre son ancien professeur de lui offrir un poste de journaliste au Globe. Il lui avait confié tous les tourments de son âme, la mélancolie de ses jeunes années, les tensions qui habitaient alors son esprit, déchiré entre la raison et la foi. Ce jeune homme souffrait et Dubois lui avait offert le poste afin que la production d’articles agisse sur lui comme un dérivatif, espérant que cela aurait un effet similaire à celui que l’écriture de Werther avait eu sur Johann Wolfgang von Goethe26. Quant à Volupté, il s’agissait d’une sorte d’auto-prescription grâce à laquelle Sainte-Beuve espérait agir sur ses propres pulsions. Il souhaitait également donner un exemple à suivre. Dans l’adresse au lecteur qui précède le roman, l’auteur, à peine dissimulé derrière le masque du messager, écrit :

Le dépositaire, l’éditeur, et, s’il est permis de le dire, le rapsode à quelques égards, mais le rapsode toujours fidèle et respectueux de ces pages, a été retenu, avant des les livrer au public, par des circonstances autres encore que des soins de forme et d’arrangement. Au nombre des questions de conscience qu’il s’est longuement posées, il faut mettre celle-ci : une telle pensée décrite, détaillée à bonne fin, mais toute confidentielle, une sorte de confession générale sur un point si chatouilleux de l’âme, et dans laquelle le grave et tendre personnage s’accuse lui-même de si souvent dévier de la sévérité du but, n’ira-t-elle pas contre les intentions du chrétien, en sortant ainsi inconsidérément du sein malade où il l’avait déposée, et qu’il voulait par là guérir ? Cette guérison délicate d’un tel vice par son semblable doit-elle se tenter autrement que dans l’ombre et pour un cas tout à fait déterminé et d’exception ? Voilà ce que je me suis demandé longtemps. Puis, quand j’ai reporté les yeux sur les temps où nous vivons, sur cette confusion de systèmes, de désirs, de sentiments éperdus, de confessions et de nudités de toutes sortes, j’ai fini par croire que la publication d’un livre vrai aurait peine à être un mal de plus, et qu’il en pourrait même sortir çà et là quelque bien pour quelques-uns27.

Le roman qui suit ces pages liminaires est une longue confidence rédigée au large de New York, sous forme de journal intime. Amaury y confesse, avec l’accent dix-huitièmiste qu’emprunte Sainte-Beuve pour la circonstance, ses amours malheureuses, puis sa conversion au christianisme. Regrettablement, si la confession peut avoir un effet purgatif sur l’âme, ce ne sera pas le cas ici. Sainte-Beuve écrit un roman beaucoup trop contradictoire et la volupté l’emporte sur son désir de rédemption. Il relit ses propres confessions, et, au lieu de se départir de ce côté malsain de sa personne, il s’y attache comme à une extension de son être. Il se contemple dans la volupté et en vient à aimer son mal. De surcroît, l’autoportrait qu’il brosse n’est pas tout à fait juste : Sainte-Beuve commet une infidélité lorsqu’il écrit le dénouement de son roman, car la conversion d’Amaury est un mensonge. Lui, Sainte-Beuve, malgré sa lucidité face au comportement à adopter, ne choisira jamais cette voie. En effet, au moment où il rédige Volupté, l’auteur est sous l’influence du Saint-Simonisme, puis de Félicité Robert de Lamennais, écrivain et prêtre précurseur de la démocratie chrétienne et du catholicisme libéral. Il cherche avidement une voie par laquelle atteindre la foi, la vraie. Cependant, comme pour tous les systèmes littéraires, politiques ou religieux qu’il approfondira, Sainte-Beuve finit par comprendre les limites et les défauts du christianisme. Il dira rétrospectivement : « Je suis allé là [chez les Saint-Simoniens] comme on va partout quand on est jeune, à tout spectacle qui intéresse, et voilà tout. Je suis comme celui qui disait : “J’ai pu m’approcher du lard, mais je ne me suis pas pris à la ratière28.” » Il ne se considère donc pas comme un disciple, mais comme un observateur ayant un rapport extérieur avec les mécanismes humains qu’il étudie. Et le critique se complait dans cette tricherie, il « fait semblant de rougir en face des exigences sociales ou religieuses pour les mieux contourner29 ». C’est d’ailleurs cette mascarade, cette distinction entre la vie d’Amaury et l’existence véritable de Sainte-Beuve, qui révèle à ce dernier ce qu’il cache au plus profond de son inconscient. Volupté est à la fois la projection et le prolongement de l’âme de Sainte-Beuve, de son esprit et de sa morale. Hors de lui, le romancier peut dès lors apprécier son reflet, son image ; il se comprend, se dévoile, se révèle à lui-même et aux autres. Bref, les faits narrés dans Volupté ne sont pas tous véridiques. Quelque peu trafiqués, ils permettent néanmoins de révéler le sentiment vrai, le désir réel, le fantasme de l’auteur. Dans ces découvertes se cache le critère de vérité auquel Sainte-Beuve s’attache lorsqu’il tente d’expliquer la valeur et les qualités essentielles d’une œuvre intime. C’est cette vérité plus profonde qu’il semble viser, ce fameux drame secret qui se joue dans le cœur de l’écrivain lui-même et d’où jaillit toute son œuvre, comme nous l’avons déjà remarqué avec Billy. Son autoportrait est donc, comble de l’ironie, beaucoup plus près de ce « moi profond » que de ce « moi social » que Proust y oppose. La révélation personnelle qui s’amorce grâce à l’inadéquation entre le dénouement de Volupté et l’évolution de la pensée de Sainte-Beuve sera d’ailleurs officialisée par le biais d’un portrait que le critique publiera six ans plus tard. Ce portrait, c’est celui de La Rochefoucauld, pièce centrale des Portraits de femmes. Dans une note en bas de page ajoutée en 1869, le critique reconnaît la période de transformation dont il est ici question :

Cet article sur La Rochefoucauld […] indique une date et un temps décisif dans ma vie intellectuelle. Ma première jeunesse, du moment que j’avais commencé à réfléchir, avait été toute philosophique, et d’une philosophie positive en accord avec les études physiologiques et médicales auxquelles je me destinais. Mais une grave affection morale, un grand trouble de sensibilité était intervenu vers 1829, et avait produit une vraie déviation dans l’ordre de mes idées. Mon recueil de poésies, lesConsolations, et d’autres écrits qui suivirent, notamment Volupté, et les premiers volumes de Port-Royal, témoignaient assez de cette disposition inquiète et émue qui admettait une part notable de mysticisme. L’Étude sur La Rochefoucauld annonce la guérison et marque la fin de cette crise, le retour à des idées plus saines dans lesquelles les années et la réflexion n’ont fait que m’affermir30.

En d’autres termes, Sainte-Beuve comprend désormais que sa nature est celle d’un critique, et plus précisément celle d’un moraliste ou d’un intimiste. La poésie, la religion, il renonce à en être ; il s’en imprègne sans s’y impliquer. En bon caméléon, il se fond au décor pour se préserver.

Par le biais de cette quête personnelle, en se questionnant lui-même, il tombe sur les autres ; et en cherchant les autres, il se retrouve. Entre l’autobiographie et la biographie, on constate ainsi une sorte de perméabilité, comme un mouvement osmotique. De fait, la peinture d’un autoportrait, geste des plus intimes, ne passe pas que par la création de doubles, de pseudonymes et d’avatars. La figure de Sainte-Beuve dépasse largement celles de Joseph Delorme et d’Amaury. En réalité, les poèmes et les romans beuviens, comme sa critique, ne contiennent pas un seul portrait, mais bien une série de portraits, toute une galerie. Et sous chacune de ces toiles, se trouve l’une des multiples facettes de leur auteur. Certains critiques ont même vu, dans l’intérêt de Sainte-Beuve pour les écrivains mineurs, une excuse ou une façon de rester au premier plan d’un portrait qui brillerait plus par le style de son exécution que par le choix de son sujet.

Mais n’allons pas si loin. Il nous semble que l’égocentrisme beuvien ait pu prendre d’autres formes. Sainte-Beuve cherchait réellement à connaître les auteurs qu’il étudiait, il voulait les surprendre dans leur intimité, les voir réfléchir et agir. Il procédait d’ailleurs selon une méthode bien particulière :

On s’enferme quinze jours avec les écrits d’un mort célèbre, poète ou philosophe ; on l’étudie, on le retourne, on l’interroge à loisir, on le fait poser devant soi […] ; chaque trait s’ajoute à son tour et prend place de lui-même dans cette physionomie qu’on essaie de reproduire. Au type vague, abstrait, général, qu’une première vue avait embrassée, se mêle et s’incorpore par degrés une réalité individuelle précise, de plus en plus accentuée et vivement scintillante ; on sent naître, on voit venir la ressemblance : et le jour, le moment où l’on a saisi le tic familier, le sourire révélateur, la gerçure indéfinissable, la ride intime et douloureuse qui se cache en vain sous les cheveux déjà – à ce moment l’analyse disparaît dans la création, le portrait parle, on a trouvé l’homme31.

Lorsqu’il cherche ainsi à déceler le détail qui lui permettra de pénétrer le secret de la personnalité de l’écrivain qu’il ausculte, c’est comme si, tout à coup, il n’était plus chez lui, ou même pire, il n’était plus lui. Sainte-Beuve fait preuve d’une grande capacité d’intropathie ; il veut pouvoir juger de l’intérieur, juger l’homme selon les circonstances (et l’œuvre en est une), afin de lui rendre sa juste place dans le champ de la littérature. Or la curiosité de Sainte-Beuve pour la vie des écrivains est nourrie par son désir de filiation. En effet, si le critique s’ingénie à reconstituer la biographie des poètes et des écrivains auxquels il s’intéresse, il se préoccupe également de l’héritage intellectuel que ces artistes reçoivent ainsi que de celui qu’ils lèguent. En reliant les portraits entre eux (et la composition des recueils permet de constater certaines associations faites par Sainte-Beuve), le critique construit une généalogie littéraire, il travaille à élaborer les fameuses « familles d’esprits » dont il a tardivement élaboré la théorie. Le terme « famille » est révélateur. Il ne s’agit pas d’une classe, d’une catégorie ou d’un groupe, mais d’un noyau beaucoup plus serré, plus intime. Connaître un écrivain ; apprendre, sentir, voir ce qu’il sait, ce qu’il sent, ce qu’il voit ; faire de lui son contemporain, son intime ; et enfin pouvoir dialoguer, discuter, causer avec lui : voilà ce que Sainte-Beuve tentera de faire toute sa vie. Pour Sainte-Beuve, la parenté entre deux poètes tient de l’ordre de l’intimité, ce qu’ils ont en commun les rapproche plus encore que le sang ne pourrait lier deux êtres. En reconstituant des lignages artistiques, il assouvit non seulement son besoin de comprendre l’histoire de la littérature française, et donc de légitimer sa fonction de critique, mais il acquiert la possibilité de s’y situer, de renouer avec ses prédécesseurs, et donc d’affirmer sa posture de poète.

Vivre l’intimité

Mais d’où lui viennent ce goût et cette sensibilité qui font incliner ses œuvres critiques et ses œuvres de fiction vers cette pente intimiste qui lui semble si naturelle ? Nous proposons une approche légèrement psychanalytique, mais aussi tout à fait beuvienne, qui consiste à interroger l’enfance de Sainte-Beuve… ou plutôt celle de Charles-Augustin, car est-il mot plus intime qu’un prénom ? Un surnom, peut-être. Et nous verrons ce que Sainte-Beuve retient de cette épithète de « matou », infligée par ses camarades de classe. Pour lors, cependant, attardons-nous à ces deux héritages que raccorde le trait d’union et dont Sainte-Beuve fut baptisé : celui de son père, Charles-François Sainte-Beuve, et celui de sa mère, Augustine Coilliot. Charles-Augustin est un fils posthume. Déjà avancé en âge, Charles-François avait épousé Augustine le 21 mars 1804, puis avait succombé à une esquinancie32 le 4 octobre de la même année, environ deux mois avant la naissance de son fils, le 23 décembre. « [Abreuvé] et baigné de tristesse dans les eaux mêmes de l’amnios33 », l’enfant est élevé, rue des Vieillards, par deux pauvres veuves endeuillées : sa mère, qui était dans la quarantaine, et sa tante Marie-Thérèse, la sœur aînée de son défunt père, qui avait perdu son mari à quarante-quatre ans et qui en avait alors cinquante-quatre. André Bellessort commente : « [Madame] Sainte-Beuve ne riait guère et ne jouait pas. Sa belle-sœur, plus causeuse, aimait à raconter à l’enfant la vie de son père et leurs souvenirs communs, et l’enfant écoutait gravement. Il était né vieillot, craintif, […] presque vieux garçon et même un peu vieille fille34. » De même, Billy constate chez le jeune Sainte-Beuve un genre de « précocité maladive » et de « maturité inquiète35». Dans sa correspondance, le critique explique que le fait d’avoir été élevé dans ce milieu presque exclusivement féminin lui donna « le goût des commérages, des petites inquisitions, des confidences36 ». L’influence de sa mère et de sa tante, plus intéressées par les détails de la vie privée que ceux de la vie publique ou de la politique, est sans doute l’une des racines de la sensibilité et de l’intimisme beuviens.

Mais son goût littéraire de l’intimité se nourrit plutôt à la source de « l’exemple paternel, vanté par [sa] mère et [sa] tante37 », comme l’estime Billy. Charles-François était un amateur de littérature ; les livres de sa bibliothèque sont remplis de notes marginales. « [Nourri] des bonnes lettres comme on l’était dans les collèges de l’ancien temps, il trouvait facilement au bout de sa plume des vers de Voltaire, de Lucrèce, d’Horace et surtout de Virgile38 », raconte Gustave Michaut. Fervent lecteur, il faisait la collection des journaux de son époque et s’était probablement même adonné à l’écriture poétique. Certains disent que Charles-Augustin a hérité de la calligraphie de son père ; ou peut-être s’est-il simplement évertué à la copier par admiration. Le plus important, c’est que Sainte-Beuve est bel et bien l’héritier de la bibliothèque paternelle. La seule expérience de proximité que Sainte-Beuve ait pu vivre avec son père passe par cet l’intermédiaire. Lire toutes les œuvres qu’elle contenait représentait le seul moyen, mises à part les causeries avec sa tante, de rencontrer cet homme qu’il n’avait jamais vu et qu’il souhaitait ardemment connaître. Et ces livres étaient si copieusement annotés que Sainte-Beuve put probablement se représenter l’esprit de son défunt père. Dans « Ma biographie39 », fragment retrouvé dans les papiers de Sainte-Beuve après sa mort et publié par Jules Troubat dans les Nouveaux Lundis40, le critique mentionne très rapidement l’existence et le décès prématuré de son père. Cependant, une note en bas de page nous apprend qu’il se réserve d’y revenir à la toute fin du récit : « La courte notice que je suis en mesure et que je crois de mon devoir de lui consacrer, dans un petit paragraphe à part, tiendrait ici, en note, trop de place41. » Ce « petit paragraphe » compte en réalité pour un cinquième du texte reproduit et montre l’influence et l’importance capitales que ce père inconnu a eues sur Sainte-Beuve. Il faut lire le morceau en entier pour comprendre le degré d’intimité d’une telle filiation. Le lecteur nous excusera donc de citer un peu longuement ce que Sainte-Beuve a dicté à son secrétaire :

J’ai là, rassemblées autour de moi, en ce moment, les reliques de M. de Sainte-Beuve père. Ce sont, pour la plupart, des livres couverts de remarques et annotations manuscrites, comme ceux qui composaient la bibliothèque de son fils, aujourd’hui dispersée : on dirait que le père a transmis au fils, en mourant, tous ses goûts avec sa manière d’étudier, la plume ou le crayon à la main. […] En déchiffrant aujourd’hui cette écriture effacée du père, jetée à la hâte sur le premier chiffon venu, sur la garde d’une brochure dépareillée […] je ne puis m’empêcher de me rappeler l’illustre écrivain le matin à sa toilette, griffonnant avec un crayon sur le coin d’un journal quelconque un fait, une idée, une phrase qui lui venait toute faite, et dont son esprit avait intérieurement désigné la place où il fallait l’introduire dans l’article en cours de composition. […] Les livres qu’il avait gardés de son père sont sur tous les sujets. M. de Sainte-Beuve père n’était étranger à rien de ce qui se publiait et faisait quelque bruit de son temps. Je retrouve certains ouvrages, aujourd’hui bien démodés, mais qui autrefois eurent la vogue, et sur lesquels il écrivait ses impressions. Il les exprimait le plus souvent par des rapprochements littéraires et poétiques, des citations empruntées à de grands poètes des époques les plus brillantes de la Littérature. Un vers de Lucrèce, un vers de Voltaire lui venait toujours à propos. Mais Horace et Virgile étaient ses poètes de prédilection. Chaque marge, chaque feuillet de son Virgile est plein de ses commentaires, où se révèle toute sa sensibilité d’âme et de goût ; et le poète des Pensées d’août, […] a relu un jour les notes d’un père qu’il n’avait point connu et […] s’est servi, après lui, du même exemplaire pour apprendre Virgile42

Sainte-Beuve a même écrit un poème où il « a pu [se] peindre en y peignant tout entier son père43 » et où l’on retrouve les vers suivants : « Il m’a laissé du moins son âme et son esprit, / Et son goût tout entier à chaque marge écrit44. » Même en politique, le critique se plait à reconnaître dans son opinion celle de son père, qu’il associait à l’esprit girondin45. Mais cette opinion, il n’a pu la retrouver que par les livres et les témoignages de ceux qui l’avaient connu, ces voies mêmes qu’il emprunte pour tracer ses portraits. Bref, c’est possiblement par la littérature qu’il tente de combler le manque existentiel qu’est l’absence d’une figure paternelle dans sa vie. Nous ne pouvons nous empêcher d’émettre l’hypothèse suivante : c’est à cette blessure, à ce drame secret que s’alimente toute l’œuvre beuvienne. Sa condition d’orphelin n’explique pas toute la production critique et poétique de Sainte-Beuve, mais elle en pointe l’origine, le besoin viscéral, la nécessité. Cette conviction profonde selon laquelle l’homme se trouve dans l’œuvre et que cette œuvre doit justement le révéler, conviction à laquelle Sainte-Beuve s’attachera de plus en plus au cours de sa vie – vie consacrée à retracer le vrai, l’intimement vrai, dans la littérature –, trouve possiblement sa clé dans cette circonstance qui marque l’enfance de Charles-Augustin.

Très jeune, il est donc déjà nostalgique : il regarde vers le passé pour y retrouver les parties manquantes de son identité. Impressionné par les récits de guerre46 et les événements historiques, Charles-Augustin se passionne pour les mémoires. Ces documents lui fournissent un accès privilégié (parce que subjectif) à des faits réels, ce qui comble à la fois son goût pour la vérité et son désir de connaître la vie personnelle et même secrète des grands hommes. À l’institution Blériot, qu’il fréquente de 1812 à 1818, l’un de ses professeurs, un latiniste de la vieille école qui lui avait enseigné Virgile et Cicéron, Édouard-Luglien Clouet, aurait refusé de lui lire le quatrième chant de l’Énéide, qui contient les amours de Didon, et ce par pudeur47. Cette restriction aurait aiguillonné la curiosité du jeune Sainte-Beuve qui, face aux réponses évasives de son maître par rapport à ces « privautés », se serait résigné à attendre de comprendre par lui-même ces passages troublants de sensualité. Charles-Augustin s’attache à ces mondes qui lui sont interdits, il possède déjà cette tendance à vouloir lever le voile de l’hermétisme, à désirer être initié aux mystères humains. Mélancolique et curieux, il se délecte de tout ce qui ressemble à une confidence ou à une confession. Chez Blériot, le préadolescent se lie d’amitié avec Eustache Barbe, de deux ans son aîné, « futur auteur d’une Histoire de la Philosophie, futur commentateur de Fénélon, futur prêtre, futur professeur à la pension Haffreingue48 ». Il entretiendra une importante correspondance avec lui, surtout sur le thème de la foi. Le christianisme aura toujours une emprise sur ses réflexions et la religion est longtemps au cœur de ses préoccupations, même s’il ne se sent pas toujours la force de croire. Barbe est l’un des seuls amis du jeune Sainte-Beuve. Charles-Augustin, un peu revêche et sauvage, que ses camarades de classe surnomment « le matou » en raison de sa physionomie et de son caractère, a une grosse tête ronde percée par de tout petits yeux et des sautes d’humeur inattendues49. Sainte-Beuve n’est pas beau. Et, comble du malheur, il a toujours été amoureux, ou presque. À Boulogne, il a d’abord été attiré par ses cousines, Camille Coilliot50 et Robertine-Virginie Bonnières51, puis à Paris, par Nathalie Oudot, la sœur d’un de ses condisciples du lycée Charlemagne. Mais ces relations sont toutes à sens unique et restent imaginaires, car Sainte-Beuve, raillé par ses camarades et conscient de sa laideur, est introverti. Ces échecs amoureux le frustrent à tel point qu’il souhaite détruire l’excès de sensibilité qui l’habite. Il témoigne d’ailleurs de la souffrance que cette acuité lui inflige : « Dès mon enfance, je pénétrais les choses avec une sensibilité telle que c’était comme une lame fine qui m’entrait à tout instant dans le cœur52. » De ces pensées, écrites vers l’âge de quinze ou seize ans, aux lectures qui l’ont gravement influencé, il n’y a qu’un pas. À la même époque, en effet, au printemps 1820 plus exactement, Sainte-Beuve lit René de François-René de Chateaubriand, roman qui s’avère, pour lui, une véritable révélation. Le 25 mars, il note, dans ses cahiers intimes :

J’ai lu René et j’ai frémi. Je ne sais si tout le monde a reconnu dans ce personnage quelques-uns de ses traits ; pour moi, je m’y suis reconnu tout entier ; et ce souvenir, lorsque j’y pense, seul à la clarté de la lune, ou dans les ombres de la nuit, me jette dans une mélancolie profonde, à laquelle je ne tarderais pas à succomber si elle était continuelle, et si quelque importun ne venait fort à propos m’arracher à ces sombres et funestes délices que je savoure53.

Il sent la largeur et la profondeur de son âme, l’ennui aussi de ne pouvoir la combler ; il sent l’abîme qui se dérobe à sa compréhension et qui n’est nulle autre que l’âme d’autrui. Il voudrait résoudre l’énigme du cœur des femmes, en révéler l’essence.Il n’est pas nécessaire de poursuivre la biographie de Sainte-Beuve jusqu’à l’âge adulte pour comprendre les mécanismes internes qui régissent son besoin de tomber en intimité. Il est orphelin de père, et sa mère est peu affectueuse. Elle et sa tante sont deux commères qui lui donnent bien vite le goût de la causerie. L’absence de figure paternelle l’oblige à en retracer un portrait « littéraire », qu’il construit à partir d’une collection de marginalia. Pratiquant, il n’est cependant pas un fervent dévot ; il reste sceptique malgré son désir de croire en Dieu. Cependant, il sent le pouvoir de la confession, le degré de proximité qu’il engendre entre deux confidents. Il a d’ailleurs besoin de confesser cette curiosité voluptueuse que son professeur a réprimée. Il sent que la sensualité et la féminité cachent des plaisirs qui lui sont interdits à cause de sa laideur, mais aussi pour des raisons de pudeur et de bienséance. Il est un peu comme Éros, fils de Poros et de Pénia : intelligent, il sent que tout lui manque, que tout se dérobe à lui.

Au final, ces considérations permettent d’envisager les causes de son goût pour les choses intimes, l’intuition première qui lui permet de croire que la clé du mystère de la vie humaine se trouve dans la sphère la plus intérieure et la plus privée, que la vérité se trouve avant tout dans la sensation et dans l’émotion la plus personnelle, dans le sentiment le plus secret. Et ce secret, c’est à travers la confidence et la confession que Sainte-Beuve croit pouvoir le découvrir, à travers la causerie, dans un dialogue amical avec l’écrivain ou avec ses œuvres. On l’a beaucoup attaqué sur cette prétention qu’il avait de pouvoir pénétrer les âmes jusqu’à en extraire quelque substrat objectif, quelque véritable leitmotiv. Et de fait, qui peut dire s’il a jamais atteint une quelconque certitude en pratiquant l’art de la critique littéraire ? Toutefois, même s’il n’avait jamais atteint son but, même s’il n’avait jamais frôlé l’essence de la psyché des artistes dont il a brossé le portrait, il faudrait au moins reconnaître que sa tentative ne fut pas vaine. En effet, en tentant de se rapprocher d’autrui, en essayant d’expliquer les mécanismes enfouis de la création littéraire, c’est de lui-même dont il s’est surtout rapproché, c’est son propre désir de proximité et d’intimité qu’il a laissé parler. Et il a montré que le geste d’écriture relevait de cette même nécessité de communion que ne partagent pas nécessairement les génies… Il a montré qu’écrire est avant tout un geste intime.

Notice biographique

Émilie Turmel est diplômée du certificat sur les œuvres marquantes de la culture occidentale et du baccalauréat intégré en littérature et philosophie de l’Université Laval. Elle termine une maîtrise en études littéraires et compte entreprendre un doctorat en recherche-création au sein de la même institution. Elle anime actuellement les rencontres du Cercle des auteurs de la relève de Québec, programme de la mesure Première Ovation, et vient de remplir son contrat de chargée de projet pour la Maison de la littérature. Émilie Turmel achève la composition de son premier recueil de poésie. Quelques-uns de ses textes se retrouvent dans des revues telles que L’Écrit primal, …LapsusLe Crachoir de FlaubertLieu communPensées canadiennesLogosphère et Études françaises.

Bibliographie

  • SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin, Correspondance de C.-A. Sainte-Beuve (1822-1865), tome I, Paris, Calmann Lévy, 1877.
  • ——. Vie, poésie et pensées de Joseph Delorme, nouvelle édition très augmentée, Paris, Michel Lévy Frères, 1863 [1829].
  • ——. Les Consolations [1830], les Pensées d’août, notes et sonnet – Un dernier rêve, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Michel Lévy Frères, 1863.
  • ——. Volupté, Paris, Eugène Renduel, 1834.
  • ——. Causeries du Lundi, troisième édition, Paris, Garnier Frères, n. d. [1851-1862], 15 tomes.
  • ——. Nouveaux Lundis, deuxième édition revue, Paris, Michel Lévy Frères, 1864-1870, 13 tomes.
  • ——. Portraits de femmes, nouvelle édition, revue et corrigée, Paris, Garnier Frères, 1886.
  • ALLEM, Maurice, Portrait de Sainte-Beuve, Paris, Albin Michel, 1954.
  • BELLESSORT, André, Sainte-Beuve et le xixe siècle, cours professé à la Société des conférences, Paris, Perrin, 1927.
  • BILLY, André, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, Paris, Flammarion, 1952, 2 volumes.
  • BONNEROT, Louis, « Lakistes poètes », dans Encyclopédie Universalis, [en ligne]. www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/poetes-lakistes/ [Page consultée le 4 juin 2014].
  • BRUNEL, Pierre, La Critique littéraire, Paris, Presses Universitaires de France (Que sais-je ?), 2001.
  • LAFORGUE, Pierre, « Tirésias, ou Sainte-Beuve, la critique et le féminin dans les Portraits de femmes », dans Romantisme, n°115 (2002), p. 25-39.
  • LEROY, Maxime, La pensée de Sainte-Beuve, Paris, Gallimard NRF, 1940.
  • MICHAUT, Gustave, Sainte-Beuve avant les « Lundis » : essai sur la formation de son esprit et de sa méthode critique, Fribourg, Librairie de l’Université, et Paris, Librairie A. Fontemoing, 1903.
  • REGARD, Maurice, Sainte-Beuve, Paris, Hatier, 1959.

Notes de bas de page

  1. André Billy, Sainte-Beuve, sa vie et son temps, vol. i, Paris, Flammarion, 1952, p. 8.
  2. Ce mouvement fait référence à un groupe de poètes ayant résidé dans la région des Lacs (The Lake District) située au nord-ouest de l’Angleterre, d’où l’appellation « The Lake Poets » ou « The Lake School », qui donne en français le terme « Lakiste ». Apparu pour le première fois en 1817 sous la plume de Francis Jeffrey, critique et fondateur de l’Edinburgh Review, cette dénomination s’applique plus particulièrement à Robert Southey, Samuel Taylor Coleridge et William Wordsworth, artistes ayant un goût développé pour les humbles et dont la poésie novatrice opère un retour vers la nature et les scènes modestes, le tout sous forme de ballade populaire. Voir Louis Bonnerot, « Lakistes poètes », dans Encyclopédie Universalis, [en ligne]. www.universalis-edu.com.acces.bibl.ulaval.ca/encyclopedie/poetes-lakistes/ [Site consulté le 4 juin 2014].
  3. Charles-Augustin Sainte Beuve, Portraits de femmes, nouvelle édition, revue et corrigée, Paris, Garnier Frères, 1886 [1832], p. 22-41.
  4. Ibid., p. 22.
  5. Pierre Laforgue, « Tirésias, ou Sainte-Beuve, la critique et le féminin dans les Portraits de femmes », dans Romantisme, n° 115 (2002), p. 25-39.
  6. Au xixe siècle, les frontières entre littérature et journalisme se confondent, car plusieurs écrivains se tournent vers l’univers médiatique afin de subsister. Les revues et les journaux assurent une certaine stabilité financière que l’édition de romans ou de recueils n’égale qu’en de rares occasions. Ainsi, nombreux sont les romanciers, les poètes, les dramaturges, les essayistes ou les critiques qui publient d’abord leurs œuvres sous forme d’articles, de feuilletons ou de chroniques, pour ensuite rééditer ces fragments dans un volume. Seconde manière de tirer profit de sa plume, ce système de recyclage est également l’occasion de structurer une œuvre pouvant sembler éparse à un public non averti.
  7. Charles-Augustin Sainte-Beuve, op. cit., p. 22.
  8. Ibid., p. 23.
  9. Ibid., p. 23-24.
  10. Ibid., p. 23.
  11. Il faut cependant marquer cette affirmation d’un bémol, car Sainte-Beuve a en horreur l’école réaliste et surtout Balzac. Sainte-Beuve est attaché au vrai et à la représentation de la réalité tant et aussi longtemps que cela ne va pas à l’encontre du bon goût classique, c’est-à-dire de la bienséance. Pour Sainte-Beuve, certaines choses ne se disent pas ; la délicatesse, la discrétion, le tact, la pudeur et les convenances nous enseignent à les taire. C’est pour cela, entre autres raisons, qu’il jette un voile translucide sur ses pièces d’autofiction.
  12. Gustave Michaut, Sainte-Beuve avant les « Lundis » : essai sur la formation de son esprit et de sa méthode critique, Fribourg, Librairie de l’Université, et Paris, Librairie A. Fontemoing, 1903. p. 177.
  13. André Billy, op. cit., vol. i, p. 8.
  14. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Vie, poésie et pensées de Joseph Delorme, nouvelle édition très augmentée, Paris, Michel Lévy Frères, 1863 [1829].
  15. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Les Consolations [1830], les Pensées d’août, notes et sonnet – Un dernier rêve, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Michel Lévy Frères, 1863.
  16. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Volupté, Paris, Eugène Renduel, 1834.
  17. Gustave Michaut, op. cit., p. 171.
  18. Gustave Michaut, op. cit., p. 172.
  19. Idem.
  20. Ibid., p. 207.
  21. Ibid., p. 183.
  22. André Bellessort, Sainte-Beuve et le xixe siècle, cours professé à la Société des conférences, Paris, Perrin, 1927.p. 89.
  23. Ibid., p. 90.
  24. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Les Consolations […], op. cit., p. 15-16.
  25. Gustave Michaut, op.cit., p. 280. L’auteur cite les Lundis, vol. v, no 278.
  26. Dubois a fait le récit de leur entrevue. Ce témoignage se trouve aujourd’hui dans le Fonds Paul-François Dubois des Archives nationales, à Paris. Billy et Bellessort rapportent respectivement cet épisode : « Le débutant aurait une petite place au Globe, mais cette collaboration ne suffirait pas à le faire vivre, elle ne serait pour lui qu’une façon de soulager son âme avide de se répandre, et Dubois lui citait Goethe qui, une fois déchargé, dans son Werther, de ses rêveries douloureuses, ne ressentit plus son mal ; il l’avait communiqué à d’autres » (André Billy, op. cit., vol. i, p. 55-56) et « Il lui cita l’exemple de Goethe qui, une fois déchargé, dans son Werther, de ses rêveries douloureuses, ne ressentit plus le mal qu’il communiquait ainsi à tant d’autres » (André Bellessort, op. cit., p. 22-23).
  27. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Volupté, op. cit., p. 7-8.
  28. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, deuxième édition revue, Paris, Michel Lévy Frères, 1864-1870, tome xiii, p. 13.
  29. Maurice Regard, Sainte-Beuve, Paris, Hatier, 1959, p. 70.
  30. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Portraits de femmes, op. cit., p. 321.
  31. Pierre Brunel (La Critique littéraire, Paris, Presses Universitaires de France (Que sais-je ?), 2001, p. 50) cite ici les Portraits littéraires de Sainte-Beuve.
  32. Du grec kynankhê, « collier de chien », il s’agit du terme anciennement utilisé pour décrire une angine ou une inflammation de la gorge.
  33. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Correspondance de C.-A. Sainte-Beuve (1822-1865), tome i, Paris, Calmann-Lévy, 1877, p. 299.
  34. André Bellessort, op. cit., p. 6.
  35. André Billy, op. cit., p. 25.
  36. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Correspondance de C.-A. Sainte-Beuve (1822-1865),tome i, op. cit., p. 299.
  37. André Billy, op. cit., p. 25.
  38. Gustave Michaut, op. cit., p. 28.
  39. Il s’agit de l’un des deux seuls documents où Sainte-Beuve fait directement état de sa propre biographie. L’autre document est une lettre adressée à Alphonse Le Roy et datée du 28 juin 1868, dans laquelle il fournit des éléments de notice sommaires et énumère les grandes étapes de sa carrière littéraire (Maurice Allem, Portrait de Sainte-Beuve, Paris, Albin Michel, 1954, p. 23).
  40. Charles-Augustin Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, tome xiii, op. cit., p. 1-47.
  41. Ibid., p. 4.
  42. Ibid., p. 40-43.
  43. Ibid., p. 43.
  44. Id.
  45. Ibid., p. 45.
  46. Enfant solitaire et casanier, Sainte-Beuve rêve très tôt de gloire et d’aventure. Il faut dire que son grand-père maternel était un marin anglais, ce qui a pu intéresser l’enfant à la vie trépidante des corsaires. Mais ces désirs lui viennent également de sa ville natale, sa Boulogne impériale, et du fait que vers l’âge de sept ans il a assisté, vêtu en hussard, à la revue passée par Napoléon en compagnie du prince de Neuchâtel, le 21 septembre 1811. « Tous les matins, l’enfant la gravissait [la rue des Vieillards], passait sous la porte des Dunes et gagnait l’Institution Blériot qui occupait l’ancien hôtel des ducs d’Aumont. Mazarin y avait été reçu, et Louis XIV, et Jacques II, et Turenne. Tout près on apercevait, en bas, l’endroit d’où les barques de César avaient cinglé vers l’Angleterre. C’était comme si l’instruction, qu’il venait chercher, lui ouvrait les portes de l’Acropole et de magnifiques perspectives d’histoire », raconte Bellessort (op. cit., p. 8).
  47. À en croire la comparaison qu’André Billy présente entre ce professeur et le personnage de M. Ploa de Volupté (op. cit., v. i, p. 26.).
  48. André Billy, op. cit., v. i, p. 27.
  49. En 1814, Eugène de Bonnières exécute un portrait de son cousin, Charles-Augustin. Selon ce dessin, Sainte-Beuve, alors âgé de neuf ans, n’est pas des plus séduisants. André Billy en fait une description détaillée : « On a un portrait de lui à neuf ans, où son petit crâne, couvert d’une courte chevelure retombant en dents de scie sur un front bas, a exactement la forme d’un œuf. Les yeux bien fendus vous regardent de face, fixement, d’un air interrogateur et triste ; la bouche, toute petite, jolie, féminine, a la même expression amère que les yeux. Le col à la Danton se rabat sur des épaules un peu remontées ; de cette grosse petite tête dont la forme et la physionomie font penser à un chat, justifiant le surnom de Matou donné à Charles-Augustin par ses camarades – peut-être aussi à cause de son mauvais caractère, de ses griffes – se dégage une étrange impression […]. » (Ibid., v. i, p. 24-25.)
  50. C’est vraisemblablement cette mademoiselle C… qu’évoque la première poésie de Joseph Delorme, selon André Billy (Ibid., v. i, p. 40.) Tandis que selon Maurice Allem (op. cit., p. 33), c’est Nathalie Oudot qui aurait servi de muse à Sainte-Beuve pour l’écriture des stances de Premier Amour.
  51. Virginie avait dix ans de plus que son cousin, ce qui porte André Billy à croire qu’il s’agissait davantage d’admiration troublée que d’amour, contrairement à ce qu’en pense Maurice Regard.
  52. Sur cette lucidité précoce, cette clairvoyance émotive, il se compare à Balzac. Voir Charles-Augustin Sainte-Beuve, « M. De Balzac », texte daté du lundi 2 septembre 1850, dans Causeries du Lundi, troisième édition, tome ii, Paris, Garnier Frères, [n. d.], p. 444.
  53. Maurice Allem cite Sainte-Beuve (op. cit., p. 31-32).