Altérations identitaires et dépossession de soi dans Dernier amour de Christian Gailly

Par Suzette Ali — Écritures de l’intime au masculin

Onzième roman de Christian Gailly, Dernier amour1 présente l’histoire d’un compositeur français nommé Paul Cédrat qui décide de s’isoler dans sa villa et d’attendre nonchalamment la fin de sa vie, après avoir reçu la nouvelle de sa mort prochaine. À ce sort douloureux que doit subir le personnage principal s’ajoute l’échec de sa création musicale. Paul Cédrat assiste, en effet, à l’emportement du public contre sa musique lente qui ne captive nullement les auditeurs. Cet événement de l’histoire rappelle le même drame vécu par l’auteur Christian Gailly, en 1964. L’écrivain, qui était musicien à ses débuts, se convertit alors à l’écriture afin d’y trouver un espace de contestation et de résistance contre la réalité qui écrase l’homme et le soumet à ses vicissitudes. La volonté de contrôler le réel se traduit, dans Dernier amour, en des transgressions d’ordre narratif, qui constituent le fondement de cette étude. Cette dernière est constituée de deux parties : dans la première, nous nous attarderons aux problèmes identitaires provoqués par un narrateur hétérodiégétique. Quant à la deuxième partie, elle portera sur les troubles de la perception du réel et le rapport que le narrateur et le personnage principal établissent avec ce dernier et avec eux-mêmes.

Fusion et confusion des « je » dans Dernier amour 

La situation narrative dans Dernier amour pose certains problèmes. Le narrateur y raconte l’histoire de Paul Cédrat qui rentre en France après avoir participé à un concert de musique à Zurich et avoir été hué par le public à cause de sa composition musicale lente et ennuyeuse. Mais l’on remarque que le narrateur, hétérodiégétique au début du récit, devient progressivement le personnage principal. Le texte commence, en effet, avec un point de vue objectif représenté par le pronom indéfini « on » : « On va pouvoir commencer2 », dit le narrateur. Le « on » désigne un sujet non identifié. Cette indétermination se confirme par la suite, puisque le narrateur, anonyme et hétérodiégétique, est à l’extérieur de l’histoire qu’il raconte. Cette situation d’anonymat dans laquelle se trouve ce dernier aux premières pages du roman change au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture de l’histoire. Le narrateur s’infiltre, en effet, dans le récit pour devenir un personnage situé au même niveau que les personnages qu’il a créés. Cette insertion dans le texte se déroule progressivement. Grâce tout d’abord à des interventions d’ordre idéologique (remarques, constatations) : « C’est possible, ça ? Comment aurait-elle pu l’être ? C’est toute la question ? » (DA, p. 15), le narrateur signale sa présence comme instance productrice du récit. Puis cette présence timide sera suivie d’une introduction progressive du narrateur en tant que personnage à l’intérieur de l’histoire. Le « nous » lui permet d’intégrer le monde fictif des personnages et de marquer sa première introduction dans le récit sous une forme personnelle : « Concluons à l’erreur de programmation et passons aux explications […] » (DA, p. 15), dit-il pour raconter le concert désastreux. Le pluriel du « nous » englobe le narrateur, les spectateurs (qui sont des personnages de l’histoire assistant au concert de Paul Cédrat) et le narrataire. Cependant, à ce moment, le narrateur n’est pas encore vraiment impliqué dans l’histoire qu’il raconte, puisqu’il joue plutôt le rôle de témoin qui rapporte une histoire à laquelle il ne participe pas. Malgré tout, désormais présent dans la diégèse, le narrateur multiplie ses adresses aux spectateurs et au narrataire : « Ça aide seulement à protester quand quelque chose ne vous plaît pas » (DA, p. 15). En se mettant ainsi face à ces derniers, le narrateur semble se détacher d’eux. La situation narrative change donc encore une fois et le « je » du narrateur, séparé du « nous », apparaît quelques pages plus loin afin de parachever son insertion en tant qu’individu dans l’histoire qu’il raconte : « Sous les yeux de Paul, l’auteur du drame, de Paul Cédrat qui était là, dans la salle, je le rappelle » (DA, p. 17). Le narrateur devient dès lors une instance non seulement personnelle mais individuelle qui agit comme un narrateur homodiégétique.

Ce « je » homodiégétique est à ce stade de l’histoire différent d’un personnage. S’il semble en contact avec Paul Cédrat, leur rapport en semble un de domination : « Elle se retourne et pose sur lui des yeux pleins de sang. Sans autre expression que ce sang. Qui n’exprime rien, d’ailleurs, ou tout, ça dépend. Paul y voit la peur. Peut-être celle que je lui inspire » (DA, p. 25). Cette domination va en s’intensifiant, mais elle s’accompagne d’une confusion entre les deux sujets : « Il le prit. L’air se laissa prendre par lui. Comme s’il n’était là que pour lui. Un air tiède, agréable à respirer. Pour moi seul. Jamais personne ne pense que les autres respirent le même air » (DA, p. 21). Le narrateur parle de Paul Cédrat comme s’il était lui-même ce personnage. D’ailleurs, plusieurs ressemblances entre eux apparaissent : « Elle le réveilla en douceur avec une mélodie que moi j’adore » (DA, p. 94) et « Quiconque n’a pas connu cette expérience ne peut comprendre ce que c’est que de devoir supporter ça » (DA, p. 17). Les hésitations du personnage rappellent aussi les hésitations du narrateur : « Voilà de quoi j’avais besoin. Non pas vraiment besoin. J’en avais envie. Une envie que je n’avais pas eue depuis longtemps. Un plaisir oublié. Rouler sur une belle route à perte de vue jusqu’à l’horizon vers la mer » (DA, p. 49). Cette confusion est renforcée par l’insertion du narrateur dans les pensées de son personnage : « Si je ne meurs pas, pensa-t-il, j’en achèterai une comme ça. Avec quel argent ? Je ne sais pas. On verra. C’est ça » (DA, p. 36). Dans cette citation, le « je » semble double, et l’expression « Je ne sais pas » peut renvoyer autant à Paul Cédrat qu’au narrateur3. Cette confusion des pensées amène une confusion des voix : « Mais peut-être allez-vous rejoindre quelqu’un, dit-il. Je préférerais ça. Entre nous. Je me sentirais plus tranquille » (DA, p. 25). Le « je » dans cet énoncé peut représenter le narrateur en même temps que le personnage. Parfois, dans d’autres énoncés, on ne sait même pas qui des deux est en train de parler : « Il faisait très beau. Tant mieux. Le soleil brillait. Formidable » (DA, p. 35). Bref, nombreuses sont les marques qui montrent la confusion entre Paul Cédrat et le narrateur.

Cette confusion de voix et de pensées a pour effet d’entraîner une plus grande domination du narrateur sur son personnage. Elle évoluera, dans le roman, au point de ne plus permettre de distinguer les deux sujets : « Et puis allez. Je m’assois. Je me laisse m’asseoir sur le lit. Je m’aperçois que je n’attendais que ça. Que depuis des heures je luttais pour ça. Moi j’oubliais mais mon corps pas », déclare le narrateur (DA, p. 26). Plus loin ce dernier ajoute : « Mari ou pas elle est à moi. Maintenant elle est à moi. N’exagère pas. Laisse-moi dire. Il se demanda si en partant elle s’était retournée sur la villa. Donc sur moi. Elle aura été à moi » (DA, p. 81-82). Narrateur et personnage fusionnent ainsi ensemble, tout en semblant parfois se disputer la place. Les pronoms « il » et « je » vont se succéder dans la suite du récit, rendant difficile la différenciation des instances et de leur statut : « Et tout ça sent bon la résine. Les bonbons pour la gorge. Le bon temps où j’avais seulement la gorge irritée. Il trébucha sur une racine rasante. Le chemin en est infesté » (DA, p. 55). Dès lors, quand la forme plurielle du « nous » réapparaît, c’est pour représenter cette fois-ci le narrateur uni à son personnage : « Je n’en doute pas, pensa Paul. Moi aussi je suis gentil. Mais je ne suis pas sûr qu’il apprécie. Moi non plus d’ailleurs. […] Mais enfin ne nous plaignons pas. C’est comme ça » (DA, p. 103). Le « nous » accentue l’unification des deux « je » et rend encore plus difficile la distinction du « je » du narrateur de celui du personnage. Le pronom « tu » qui marque la familiarité qui peut exister entre deux personnes devient aussi fréquent dans le roman : « Tu es mal installé sur ce siège en vis-à-vis dans le couloir près de la fenêtre » (DA, p. 45). Mais cette familiarité se développe graduellement en une présence écrasante du narrateur : « Éteins-moi tout le reste » (DA, p. 26) et « Allez, va te laver » (DA, p. 30). Tous ces impératifs montrent la domination de ce dernier sur son personnage. Le narrateur ne cherche plus à contrôler de loin son personnage comme il le faisait au début du récit, mais se situe à l’intérieur de ce dernier afin de mieux le diriger. Ajoutons à ces emplois des pronoms personnels certaines confusions entre la voix du narrateur et la voix des autres personnages, telle cette méprise entre le narrateur et Lucie, la femme de Cédrat : « Sans parler du train fou qui peut surgir à tout moment. Mais non ça n’existe pas. C’est moi qui suis. C’est ça. Je suis fatiguée » (DA, p. 118-119). Dans cette citation, le mot « fatiguée » indique le féminin et permet de reconnaître la voix de Lucie.

Ainsi, dans ce roman de Gailly, le narrateur se désigne par plusieurs pronoms personnels : « on », « je », « tu » et « nous », ce qui conduit à l’altération de son identité et de son statut. On ne sait plus qui est ce « je » qui parle dans le texte, puisque les voix auxquelles il se substitue sont irréconciliables, ayant chacun une identité différente de l’autre. L’appropriation par le « je » du narrateur de plusieurs identités empêche de concevoir ce dernier dans son unité. En effet, le jeu des pronoms établit des rapports différents et fluctuants entre le narrateur et ses personnages, notamment avec Paul Cédrat : « je » du narrateur / « il » du personnage indique la distinction entre les deux alors que « je » du narrateur / « je » du personnage indique la confusion entre les deux ; « je » du narrateur / « tu » du personnage indique l’interpellation alors que le « nous » signale une fusion entre le narrateur et ses personnages ou narrataires. Le « je » n’est plus une entité homogène, ce qui accentue les invraisemblances pragmatiques du roman. Si les confusions entre personnage et narrateur sont possibles dans les narrations homodiégétiques où ces deux fonctions peuvent se retrouver endossées par une seule et même entité, il est rare de trouver une confusion identitaire entre le personnage et le narrateur dans les narrations hétérodiégétiques. En effet, le narrateur hétérodiégétique se caractérise par son absence de l’histoire qu’il raconte, même s’il y fait des intrusions comme narrateur. Comme le note Monique Gerwers, « [l]es interventions du narrateur supposent un pacte tacite entre narrateur et lecteur où le premier assume la responsabilité de créer un monde réel dont l’autre feint d’ignorer le caractère fictif. Or, la nature des commentaires du narrateur dans les romans de Gailly empêche cette mystification littéraire. Gailly refuse d’inventer un monde romanesque soi-disant réaliste4 ». La présence du « je » dans Dernier amour pose ainsi problème. Il ne s’agit pas dans ce roman d’une narration homodiégétique régulière, car le narrateur ne retourne pas vers son passé pour le relater à un narrataire, même si l’irruption de cet incident fâcheux dans la vie de Paul Cédrat évoque un événement survenu dans la vie de l’auteur5. Pas de souvenirs donc concernant le narrateur, mais une narration simultanée de ce que ce dernier voit. Le temps de l’action et le temps de la narration sont parallèles et l’on assiste avec le narrateur à l’échec et à l’agonie de Paul Cédrat.

S’il y a confusion identitaire entre le narrateur et le personnage de Paul Cédrat, ce narrateur n’existe ni dans l’espace ni dans le temps, alors que normalement le narrateur homodiégétique existe spatio-temporellement. Dans Dernier amour, même uni au personnage, on ne le voit participer à aucune des actions de ce dernier. Il ne fait que narrer et mieux contrôler son personnage comme ses fonctions narratives l’exigent. Ce phénomène correspond à ce que Genette appelle la métalepse. Comme l’explique ce théoricien, le narrateur est métaleptique lorsqu’il se manifeste dans l’univers qu’il a créé en brouillant les niveaux du récit : le niveau extradiégétique réservé aux instances de la narration et le niveau diégétique dans lequel existent les personnages. La métalepse est aussi le signe de la présence de l’auteur dont elle convoque la figure : « L’enchevêtrement des rôles », explique Michèle Bokobza Kahan, « opère un renversement entre réalité et imaginaire qui produit une identification entre l’auteur et son personnage de fiction. La fictionnalisation de l’auteur renforce en retour l’illusion romanesque, et le mouvement cyclique de va-et-vient qui s’ensuit indique le contact permanent et dynamique entre l’auteur et la fiction6 ». La présence dominante du narrateur, sous forme hétérodiégétique ou sous forme homodiégétique, convoque dans le roman étudié la figure de l’auteur comme seule instance en charge du récit. Pour Chiara Rolla, il s’agirait là d’une « ultime caractéristique de la prose de Gailly », « la présence physique et souvent encombrante du je(écrivain/narrateur), qui est toujours là, sorte de démiurge et de deus ex machina qui joue avec ses personnages mais aussi avec son lecteur à partir des toutes premières lignes. De là vient le rapport entre Gailly et son lecteur, aussi bien que le pacte narratif entre auteur et lecteur7 ». Ajoutons que le narrataire qui représente le lecteur est aussi très présent dans ce roman de Gailly. Le « je » l’interpelle souvent : « Regardez-les. Moi quand je les vois comme ça marcher tous les deux côte à côte en se tenant le bras. Difficile de ne pas penser qu’ils formaient ce qui s’appelle un beau couple » (DA, p. 97-98), au point où l’on verra progressivement un dialogue s’établir entre eux : « Et de fait ça ne leur a pas plu. Pourquoi ? Parce que trop lent, trop long, funèbre pour ne pas dire sinistre et répétitif jusqu’à l’obsession » (DA, p. 15). La discussion avec le narrataire simule la présence de l’auteur qui tient à attirer l’attention de son lecteur sur certains faits et détails importants. Alors que la distance entre le narrateur hétérodiégétique et l’histoire qu’il raconte, au début du roman de Gailly, reflète la distance qui existe entre l’auteur et l’univers qu’il crée, l’insertion du narrateur dans l’univers de son histoire et sa fusion avec le personnage principal devient le signe de l’omniprésence de l’auteur et de son implication dans l’histoire qu’il invente, figuration de plus en plus affirmée dans certains romans contemporains.

La difficulté des théories littéraires à se réunir autour d’une définition homogène et claire du concept de narrateur, de ses statuts (homodiégétique et hétérodiégétique) et de ses fonctions se traduit dans les romans contemporains par des situations narratives invraisemblables. Alors que certains théoriciens favorisent l’idée de présence de l’auteur comme seul responsable de l’univers créé dans les romans et que les types narratifs en question ne sont que des techniques que ce dernier choisit d’employer à des fins artistiques, d’autres refusent son existence et le déclarent mort pour ramener toute la charge de raconter et de composer l’univers de l’histoire au narrateur. Le roman de Gailly revient sur cette dualité des points de vue pour démontrer que le narrateur ne peut constituer tout seul l’instance en charge du récit. Il nous faut admettre la présence d’une instance qui lui est supérieure et qui est à l’origine de l’histoire racontée. Les diverses interventions que fait le narrateur dans son récit viennent mettre cela en lumière.

Troubles de perception du réel et dépossession de soi

Après avoir étudié les problèmes de narration, il s’agit dans cette partie de notre analyse de s’attarder au rapport du « je » au réel. En effet, on remarque qu’à travers les diverses formes de déstabilisation de la vraisemblance pragmatique dans le roman, il y a une mise en relief de la relation du narrateur, et de manière plus générale de l’écrivain, à son réel. Le « je » formule une réflexion sur le réel contemporain qu’il perçoit. Il cherche à transmettre son anxiété devant les bouleversements de ce dernier. Mais c’est surtout l’auto-contemplation qui est visée à travers cette contemplation du réel.

Le monde dans lequel se développe l’histoire de Paul Cédrat est un monde réaliste qui reflète l’état mental et psychique de ce personnage. Ce dernier est solitaire et est saisi par l’angoisse de sa mort prochaine. Cette vie de solitude que doit supporter le compositeur correspond au réel dans lequel le narrateur l’insère. En effet, le cadre spatio-temporel de l’histoire est réduit. La durée des événements s’étend à peine sur quelques jours et la brièveté des descriptions des paysages ou des endroits visités par Cédrat ne permet pas une représentation complète du monde fictionnel : « Large chemin. Sorte d’allée. Une voiture peut s’y engager. Sol jaune et brun. Terre et sable » (DA, p. 31). L’emploi des phrases simples et courtes dans ce fragment met l’accent sur la simplicité du cadre spatial. Le texte abonde aussi en détails insignifiants. Ceux-ci ont pour fonction de rendre plus anodin le réel qui entoure le personnage : « Au bout de la ligne droite. La dernière. Après la station-service. Tiens, c’est plus Shell. Maintenant c’est Total » (DA, p. 51). D’autre part, le récit enchaîne des événements et des situations ordinaires. Aucune transformation de l’état initial du personnage principal en un autre état d’amélioration ou de dégradation ne s’est produite. Même la rencontre avec les femmes8 qui attirent son attention n’aboutit pas à la modification de la situation du personnage. Cette absence d’actions intéressantes dans la vie du compositeur est marquée par la multiplicité des phrases nominales : « Pas longtemps. Pas l’habitude. Vite essoufflée. Un point de côté. Manque d’entraînement. Rien d’étonnant » (DA, p. 101). Dans ces phrases, l’absence complète des verbes d’action indique le manque d’actions dans la vie de Paul Cédrat. La réalité assez triviale du personnage principal renforce chez lui son sentiment de détresse : « Il se sentit encore plus seul. Dans un vide vraiment vide » (DA, p. 30). Afin d’échapper à ce réel étouffant, le personnage plonge dans ses fantasmes représentés, dans le texte, par les possibles narratifs. Ceux-ci garantissent la distraction du compositeur et pallient le manque d’enthousiasme face au monde. De plus, l’expérience du monde est illimitée, toujours ouverte aux imprévus, jamais complète, et ce caractère vertigineux du monde sollicite la multiplication des histoires afin de le circonscrire et de le représenter. Les possibles narratifs incarnent la plupart du temps les pensées de Paul Cédrat : « Trop pleuré, pensa Paul. Ou trop bu. Ou alors trop droguée » (DA, p. 24), en même temps que ses fantasmes : « J’aurais dû lui dire de rouler droit devant lui. Jusqu’à ce que je vous dise de vous arrêter. Ou bien jusqu’à ce que je n’aie plus d’argent pour vous payer. Ou bien jusqu’à ce que nous tombions en panne d’essence » (DA, p. 41). Cependant, leur profusion dans le roman de Gailly trouble la perception du réel et le monde devient incertain. En effet, les possibles narratifs détournent le lecteur de l’histoire principale et ralentissent la progression des événements. Ces possibles narratifs ne s’emparent pas seulement du personnage principal, mais se saisissent aussi du narrateur. Ils lui permettent de présenter la variété des possibilités d’être et de vivre dans le monde : « Ensuite tu pourras t’allonger où tu voudras. Sur la terrasse. Pourquoi pas. Ou dans ta chambre. Ou dans le salon sur le sofa. Ou sur le divan sous la baie. Tu as le choix » (DA, p. 55). Les possibles narratifs soulignent l’impossibilité de reproduire une seule facette du monde réel. Le monde est rempli d’histoires et le narrateur est désorienté devant ce « milliard de possibilités » (DA, p. 42) de raconter le réel.

L’imagination joue aussi un rôle important dans la représentation du réel. Le monde n’est pas seulement perçu par les objets concrets qui le constituent, mais aussi par les spéculations et les inventions imaginaires qu’on en produit. Cependant, ces inventions irréelles aboutissent, dans le roman de Gailly, à l’altération du réel. Le fait de renier plusieurs fois l’existence de certaines scènes rapportées dans le récit : « Il n’en était pas là » (DA, p. 48) et « Paul n’a pas dit tout ça. Juste l’intention » (DA, p. 52) met l’accent sur ce jeu entre réel et irréel dans le roman. L’emploi fréquent du modalisateur « peut-être » aide, à son tour, à rendre douteux le réel reproduit. Le doute d’ailleurs s’étend à l’existence même du personnage qui devient incertaine : « […] il redresse le rétroviseur et cherche dans le miroir une partie encore visible de lui-même » (DA, p. 113). Pour une personne qui agonise, le besoin de s’assurer de l’existence du monde et de sa propre existence devient important. Ce besoin reflète donc les angoisses du narrateur et de son personnage. La mort prochaine de ce dernier l’étouffe et le monde qui l’entoure semble se réduire et collaborer à cet étouffement : « Paul dégringolait avec lenteur la pente de la plage. Il descendait vers l’eau. Du fait du sable instable, du vent violent, de sa faiblesse irréversible, sa démarche était maladroite, malhabile, hésitante, indécise, imprécise » (DA, p. 64). Sa maladie le rend impuissant en face d’un monde dominant : « Ce que j’appelle son état. Sa maladie. Avait déjà failli l’empêcher d’assister aux répétitions » (DA, p. 18). Elle le rend inactif : « Un vertige violent interrompit le mouvement de son entrée dans le taxi » (DA, p. 36) ou « Je ne bouge plus d’ici. […] Dans l’engourdissement de tous ses membres. Une sorte d’ankylose dès qu’il se trouvait assis » (DA, p. 40). Puis elle transforme son histoire en une histoire figée. En l’absence d’actions, le personnage ne peut réagir contre la domination du réel et l’échec de sa musique renforce son sentiment de défaite. La mauvaise réaction du public aboutit à son retrait :

Si des actes anodins (recevoir un paquet destiné à la voisine dans Dring, 1991) enchaînent, comme chez Toussaint ou Oster, des situations dérisoires en cascade, les textes de Gailly sont habités d’une inquiétude plus sourde. Le thème musical ne domine […] que pour désigner un bonheur perdu, inaccessible ou désormais impraticable. Et donc pour manifester cet abandon auquel l’homme est condamné. Au point que dans le roman le plus récent, Dernier Amour (2005), le compositeur d’une musique contemporaine plutôt sombre n’orchestre plus, après l’échec public de sa création, que sa propre mort rendue certaine par la maladie9.

L’absence d’activité est accompagnée d’une absence de parole. Il n’y a presque aucune communication entre Paul Cédrat et les autres personnages du roman. On se trouve la plupart du temps dans les pensées personnelles de ce dernier et si conversations il y a, elles restent très brèves. L’absence de la parole signale la difficulté de ce personnage à extérioriser ses sentiments et sa peine. C’est justement le cas du « je » du narrateur qui se trouve dépersonnalisé dans le roman. Au lieu de nous transmettre son expérience à l’aide d’un « je », ce dernier recourt au « il » ou au « on » impersonnel pour révéler ses pensées intérieures. Les pronoms « il » et « je » permutent très souvent et le narrateur est remplacé par Paul Cédrat : « Puis tendit le bras pour éteindre la lampe. Qu’aussitôt il ralluma. Je ne vais pas pouvoir dormir. Je le sais. Dès que dans le noir. Un poids sur le cœur » (DA, p. 31). Ainsi, la parole de soi devient la parole de l’autre. L’objectivité du « je » révèle sa volonté d’être distant par rapport à un événement douloureux qui est sa mort prochaine ou celle de Paul Cédrat. Elle représente une expérience difficile d’une relation à soi qui est vécue comme une légère distance et un décentrement.

À la dépersonnalisation du « je » qui est éminente dans le texte s’ajoute la pluralité de son identité. Le « je » dans Dernier amour ne représente pas seulement le narrateur ou Paul Cédrat ; on remarque en effet que ce « je » renvoie à tous les personnages qui existent dans le roman et avec lesquels il est souvent confondu. Ainsi, nous nous retrouvons parfois dans les pensées des autres personnages sans qu’il n’y ait de transition entre les pensées du narrateur et les pensées de ces derniers, comme dans cette citation où nous comprenons après coup que le narrateur révèle les pensées de la nageuse Deborah Nardis : « Et puis sonner où ça ? Je ne vois pas. Je vais prendre l’escalier. Ça m’embête. Ça me gêne mais tant pis. Il faut que j’y aille. Se disait-elle en marchant dans le sable » (DA, p. 69). Le « je » du narrateur, dépossédé de lui-même, se trouve de plus en plus dispersé dans la multitude de voix dont se compose le monde. Cette dépersonnalisation et pluralisation de soi accentuent le sentiment de perte du sens de la réalité. Elles rendent aussi incapable le « je » de contrôler sa vie et le réel. On comprend dès lors la volonté du narrateur de garder le contact avec le réel. L’interaction avec le monde ne se réalise qu’à travers les sens. La mort pousse, en effet, Paul Cédrat à développer une sensibilité accrue à la matière. On remarque son attachement à l’air et à l’eau, deux symboles de la vie : « Mais alors l’air de la mer, du large. L’odeur, la tiédeur forte, fraîche. Quel plaisir de respirer un air comme ça. Qui vous rappelle quel plaisir c’est de respirer », dit-il (DA, p. 57-58). Ces deux éléments le revivifient : « On entendait, montant de la mer, cette rumeur bien vivante » (DA, p. 92). Puisque le rapport au monde ne passe qu’à travers les sens, les descriptions sensitives abondent dans le texte de Gailly : « Un vent libre et tiédi par un bon soleil d’août. Douce brise pleine d’odeurs glanées dans les hauteurs des pins. Pas uniquement. Au ras du sol aussi on récolte un tas de parfums. Mélange de plantes. Sauvages, aromatiques ou autres. Toutes sortes de fleurs » (DA, p. 102). Comme le notent Bruno Vercier et Dominique Viart, « […] derrière les sensations, c’est l’essence des choses que l’on cherche, et, peut-être, le sens même de la vie10 ». Le personnage cherche à développer un contact avec la matière en laquelle il sera réduit après sa mort. Ce contact lui permet de se comprendre. La contemplation du monde se transforme, en effet, en une auto-contemplation et le monde devient une figure spéculaire, un lieu où le « je » recherche et médite sur sa propre vie : « La brume s’épaississait. La plage en était entièrement recouverte. C’est une curieuse impression. Il aura aussi connu ça. On n’y voyait pas à dix mètres. Marcher dans ça, au travers de ça. L’impression de pousser l’invisible devant soi. Un invisible qui se referme derrière soi. Il avançait seul » (DA, p. 84). Ce n’est qu’en apprenant à connaître le monde que le narrateur s’approche de la connaissance de soi. Bref, la disparition prochaine du narrateur déclenche en lui toute une réflexion sur le réel et sur son existence.

Enfin, Christian Gailly présente dans Dernier amour un personnage tourmenté. En lui attribuant un nom, une profession, et d’autres caractéristiques réalistes, l’auteur crée l’illusion d’un monde réel, illusion qu’il détruira assez rapidement par l’intrusion du narrateur au sein de l’histoire qu’il raconte. Cette destruction du réalisme de l’histoire se présente tout d’abord sous forme de transgressions à la vraisemblance narrative, puis sous forme de troubles de la perception du réel. Cela permet au narrateur de traduire les problèmes de compréhension de soi et l’incapacité de s’exprimer dont il souffre.

Notice biographique

Suzette Ali est stagiaire postdoctorale en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Elle travaille sous la supervision de Robert Dion. Son projet de recherche actuel s’intitule « La confusion formelle et thématique entre l’écriture fictionnelle et l’écriture référentielle ». Suzette Ali a terminé ses études doctorales à l’Université Laval sous la direction d’Andrée Mercier. Avant de venir au Québec continuer ses études, elle était étudiante à l’Université Saint-Joseph à Beyrouth. Ses intérêts de recherche sont : la littérature française contemporaine, la littérature québécoise contemporaine et les littératures du monde arabe.

Bibliographie

  • GAILLY, Christian, Dernier amour, Paris, Minuit, 2004.
  • BRICO, Elisa et Christine JÉRUSALEM (dir), Christian Gailly, « l’écriture qui sauve », Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, (Lire au présent), 2007.
  • DANGY, Isabelle, « Soulager l’informe : l’opus 1 de Christian Gailly », dans Marie-Odile André et Johan Faerber (dir.), Premiers romans : 1945-2003, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2005, p. 111-120.
  • DANGY, Isabelle, « Minimalisme et musicalisme : le cas de Christian Gailly », Interval(le)s, vol. I, nº 1 (2004), [en ligne]. www.cipa.ulg.ac.be/intervalles1/contentsinter1.php [Site consulté le 3 mars 2012].
  • DELBOURG, Patrice, « Christian Gailly. Jazz à tous les étages », dans Le bateau livre : 99 portraits d’écrivains, Bordeaux, Castor Astral, 2000, p. 136-137.
  • GERWERS, Monique, « Christian Gailly ou la lutte avec la beauté », dans Michèle Ammouche-Kremers et Henk Hillenaar (dir.), Jeunes auteurs de Minuit, Amsterdam, Rodopi (CRIN, 27), 1994, p. 117-125.
  • LEBRUN, Jean-Claude et Claude Prévot, « Début : Christian Gailly », dans Nouveaux territoires romanesques, Paris, Messidor/Éditions sociales, 1990, p. 119-122.
  • TOBIASSEN, Elin Beate, « Notes entre les mots : L’œuvre première de Christian Gailly », dans La relation écriture-lecture. Cheminements contemporains : Éric Chevillard, Pierre Michon, Christian Gailly, Hélène Lenoir, Paris, L’Harmattan (Critiques littéraires), 2009, p. 101-140.
  • ADAM, Jean-Michel, Le texte descriptif : poétique historique et linguistique textuelle, Paris, Nathan (Nathan-Université), 1989.
  • BANFIELD, Ann, Phrases sans paroles : théorie du récit et du style indirect libre, Paris, Seuil, 1995 [1982].
  • BLANCKEMAN, Bruno, Aline MURA-BRUNEL et Marc DAMBRE (dir.), Le Roman français au tournant du xxiᵉ siècle, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2004.
  • BOKOBZA-KAHAN, Michèle, (2009), « Métalepse et image de soi de l’auteur dans le récit de fiction », dans Argumentation et Analyse du discours, nº 3, [en ligne]. aad.revues.org/671 [Site consulté le 10 janvier 2010].
  • BOOTH, Wayne C., « Distance et point de vue », dans Poétique du récit, Paris, Seuil, (Points ; 78 : Sciences humaines), 1977, p. 85-113.
  • BREMOND, Claude, « La logique des possibles narratifs », dans Communications : l’Analyse structurale du récit. Recherches sémiologiques, nº 8 (1966), p. 60-67.
  • BUTOR, Michel, « L’usage des pronoms personnels dans le roman », dans Mireille Calle-Gruber (dir.), Œuvres complètes de Michel Butor, Paris, Éditions de la Différence, 2006, p. 415-424.
  • CULLER, Jonathan, « Omniscience », dans Narrative, vol. xii, nº 1 (2004), p. 22-34.
  • DOUBROVSKY, Serge, Jacques Lucarme et Philippe Lejeune (dir.), Autofiction & Cie, Nanterre, Centre de recherches interdisciplinaires sur les textes modernes, Université de Paris X, 1993.
  • GENETTE, Gérard, Discours du récit, Paris, Seuil (Points Essais), 2007.
  • GLOWINSKI, Michal, « Sur le roman à la première personne », dans Poétique, nº 72 (1987), p. 497-507.
  • JOST, François, « Le Je à la recherche de son identité », dans Poétique, nº 24 (1975), p. 479-487.
  • KAYSER, Wolfgang, « Qui raconte le roman », dans Poétique du récit, Paris, Seuil (Points), 1977, p. 59-83.
  • RABATEL, Alain, « De l’influence de la fréquence itérative sur l’accroissement de la profondeur de la perspective : un retour critique sur l’omniscience narratoriale et sur la restriction de champ du personnage », dans Protée, nº 28 (2000), p. 93-104.
  • RABATEL, Alain, Une histoire de point de vue, Paris, Université de Metz, 1997.
  • VIART, Dominique et Bruno VERCIER, La littérature française au présent, Paris, Bordas, 2005.
  • VIART, Dominique, Le roman français au xxᵉ siècle, Paris, Hachette (Les Fondamentaux), 1999.

Notes de bas de page

  1. Christian Gailly, Dernier Amour, Paris, Minuit, 2004.
  2. Ibid., p. 11. Dans les prochaines citations, nous indiquerons les initiales du titre du roman, DA, et la page d’où est extraite la citation.
  3. Le narrateur a l’habitude de ce genre d’affirmation, comme dans la citation suivante : « Évite de te regarder. Le miroir est immense. La lumière au-dessus trop violente. Ça accentuait si méchamment les saillies de sa tête devenue ce paquet d’os » (DA, p. 31).
  4. Monique Gerwers, « Christian Gailly ou la lutte avec la beauté », dans Michèle Ammouche-Kremers et Henk Hillenaar (dir.), Jeunes auteurs de Minuit, Amsterdam, Rodopi (CRIN, 27), 1994, p. 121.
  5. Dans une entrevue avec Christophe Grossi publiée dans la revue Page en 2004, Gailly révèle avoir vécu un incident semblable en 1964 lors d’un festival de Jazz amateur. Il a attendu vingt ans avant de transposer cette expérience.
  6. Michèle Bokobza Kahan, « Métalepse et image de soi de l’auteur dans le récit de fiction », dans Argumentation et Analyse du discours, nº 3 (2009), [en ligne]. aad.revues.org/671 [Site consulté le 10 janvier 2010].
  7. Chiara Rolla, « On y va ? : commencer, recommencer, hésiter devant le seuil. Les incipit des romans de Christian Gailly. », dans Elisa Bricco et Christine Jérusalem (dir.), Christian Gailly, « l’écriture qui sauve », Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne (Lire au présent), 2007, p. 96.
  8. Paul Cédrat rencontre lors de son retour vers la France et vers sa villa deux femmes de manière répétitive. Ces deux femmes sont respectivement une inconnue dont les yeux sont injectés de sang et qu’il croise dans l’ascenseur de l’hôtel, et Deborah Nardis, une nageuse qu’il rencontre sur la plage.
  9. Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent, Paris, Bordas, 2005, p. 392-393.
  10. Ibid., p. 344.