Dire je, et être un autre. La poésie aura multiplié les variations autour de ce double quelque peu maléfique, ou du moins incertain que permet l’écriture.
Dire je, et être soi. Un défi s’impose : que dire, en réalité ?
Dire je, et être les autres. Un enfer.
Dire je, et ne plus rien dire après. Du performatif dans deux lettres. Une existence recréée en un mot. Agir dans le je.
Mais à qui écrire je ? Qui est je ?
C’est l’intime qui se donne en spectacle. Sur un écran ou sur une feuille, du bout des doigts ou du plus profond de la gorge, il sort sur la pointe des pieds. S’éparpille parmi les autres, rejaillit sur tout un chacun. À travers ce je de l’intime, c’est toute une représentation de lui, d’elle, de ces deux-là, de cette bande d’amis, souvenons-nous de sa mémoire, priez pour elle. Je s’absorbe dans le reste, et le reste se confond en je.
En avoir peur et en avoir envie. Le craindre et l’espérer. L’aimer et le haïr. C’est ce je qui circule dans la peau, agite l’épiderme de l’écrivain. Je voudrait sortir, mais je voudrait se retenir. Ce sont les affres d’un pronom qui change tout.
Dans cette hyperégotisation, héritage (post) moderne d’une tradition d’écrire le monde à travers soi ; dans cet éclatement du groupe, dans le moi qui se redit mille et une fois, qui explore les conventions, les sexes, les classes, les conflits, les crises ; quand tout n’est qu’intime et informatique, et quand les récits prolifèrent d’un côté de la planète à l’autre, Chameaux fait le pari d’explorer les écritures de soi via ce qui ne constitue plus aujourd’hui qu’une exposition permanente, presque perverse, de l’intime : Internet. Alors que le numérique recrée jusqu’aux formats les plus personnels de nos expériences singulières – la lettre, le livre, le journal intime – la revue souhaite questionner le je, qui plus est masculin, dans ce qu’il a de plus universel, dans l’interdisciplinarité que concède l’écriture.
Jamais le féminin et le masculin n’auront été autant questionnés que ces dernières années. Les théories féministes, les études sur les genres, et toutes les disciplines touchées par ce qu’il faut bien appeler des révolutions systémiques, ont levé les voiles qui entravaient trop souvent l’expression d’un être social singulier. En particulier, les disciplines littéraires et artistiques ont servi de terreau remarquable à l’expérimentation et à la déconstruction, en passant par la revendication et la déclaration. Mais il serait exagéré de ne pas voir, avant Betty Friedan, avant Simone de Beauvoir, avant Virginia Woolf et son Orlando, des traces d’un questionnement sur la différence sexuelle. La conscience de genre et ses discours, on le sait, ont marqué les espaces sociaux depuis des siècles, voire le début d’une humanité – et ceci n’est pas un truisme. Dire je s’est toujours teinté d’une différence qui trouve sa base dans le langage, dans ce que Monique Wittig appelait « la marque du genre ».
Selon un topos encore trop présent, les femmes n’écrivent que sur elles. Distinction mythique entre paradigmes étouffants, l’homme/universel et la femme/particulier. Elle fait son histoire, il écrit l’Histoire. Cette équation presque ridicule mérite néanmoins d’être retournée. Qu’advient-il, lorsqu’on spécifie la marque du masculin et qu’on l’extrait d’un discours universel ? Que change le genre au récit de soi lorsque ce dernier est fait par un homme ?
En vérité, peu de choses. Écriture de l’intime au féminin n’est que le reflet, parfois différent, d’écriture de l’intime au masculin. Les couleurs changent, les formes sont plus grandes ou plus petites ; mais ce sont les mêmes manques, la même volonté d’expression, cette même convulsion qui agite l’écrivain. La figure de l’être aimé, homme ou femme, revient sans cesse. L’inquiétude, aussi, se fait sentir, qu’il s’agisse de Montaigne ou de Lars von Trier. Du Danemark à l’Ontario, des salons du xixe siècle au monde de l’art montréalais du xxie siècle, la fragmentation de soi est récurrente, elle apporte son lot de consolations et de craintes, de fulgurances et de doutes.
Avec ce numéro sombre qui pourtant dresse les balises d’une conception, on l’espère, plus rayonnante de l’égo-criture, Chameaux propose un parcours parmi des créations canoniques et contemporaines, comptant des détours par le cinéma et la photographie.
Le dossier se compose de trois volets. Les premiers textes abordent le récit de soi dans ce qu’il ouvre comme possibles narratifs, techniques, poétiques et philosophiques. Hervé Bonnet analyse l’egophanie depuis Montaigne jusqu’à Pessoa, et illustre ainsi les renouveaux épistémologiques que conditionne le je dans la démarche réflexive. Dans un autre ordre d’idées, Émilie Turmel plonge dans l’œuvre beuvienne et explore les définitions du roman intime chez l’homme de lettres français du xixe siècle. Bonnet et Turmel nous permettent d’interroger l’écriture de l’intime sous un angle autoréflexif encore peu abordé. Adoptant un ton narratologique précis et complet, Suzette Ali examine l’identité narrative dans un roman de Christian Gailly par le biais des théories de poétique moderne et d’analyse de discours. Pour sa part, Geneviève Boivin aborde la poésie de Patrice Desbiens et met en avant le malaise identitaire, profondément lié aux questions linguistiques et nationales, dans son agencement poétique. Très différents dans les objets qu’ils abordent et dans l’appareil méthodologique emprunté, ces textes méritent d’être lus communément, parce qu’ils ouvrent des voies inexplorées sur ce que le récit de soi fait à la forme discursive même.
Avec le deuxième volet du dossier, plus « intime » que le premier sans doute, c’est l’émotion qui domine, dans toute l’incarnation qu’elle suppose. Sur les traces de Roland Barthes, Pierre-Luc Landry explore le corps à la découverte de sa partie la plus érotique. De Hervé Guibert à Mathieu Leroux, dans un été étouffant où le désir homosexuel évolue entre solitude et plaisir malsain, le je chez Landry s’interroge sur les corps masculins et leur pouvoir évocateur. Avec Nathaël Molaison, la lumière estivale s’estompe dans une salle de cinéma où l’horreur du film Antichrist pousse le spectateur à lui-même remettre en question ses aspirations les plus étranges. Cette lecture pourra se prolonger avec la découverte que propose Florence Le Blanc. Empruntant aux travaux sur l’intertextualité et sur le pouvoir performatif du discours, Le Blanc évoque le travail plastique et cinématographique de Donigan Cumming, une œuvre où le soi cohabite avec des figures tutélaires telles que Proust et Locke.
Enfin, le dossier s’achève par une entrevue avec René de Ceccatty, figure incontournable du paysage littéraire français depuis les années 1980. Homme aux multiples casquettes, romancier, dramaturge, traducteur, critique, éditeur, Ceccatty amène un regard critique et personnel sur les pratiques littéraires contemporaines. De ses propres débuts au « cycle de Hervé » (commencé par le fabuleux Aimer en 1995), de la France au Japon, l’écrivain confie ses doutes et ses motivations, les écueils et les réussites d’une œuvre plurielle et touchante. Il permet également de saisir, par les nombreuses positions qu’il occupe, la perception des écritures de l’intime dans la vie littéraire française des années 2000.
Le témoignage de Ceccatty s’achève sur un nom, celui d’Édouard Louis, jeune auteur du très remarqué En finir avec Eddy Bellegueule. Le roman de Louis illustre peut-être bien la violence et la noirceur, mais aussi les nombreux possibles et le talent littéraire d’une écriture tournée vers soi et vers les autres. En finir avec Eddy Bellegueule et les réactions qu’il a suscitées questionnent (à nouveau) le pouvoir de la littérature dans l’espace social. À l’image de ce roman qui s’inscrit dans une filiation de « l’intime social » (Annie Ernaux, Didier Éribon) – ce qui, en vérité, n’a jamais été qu’une seule et même chose –, ce septième numéro de Chameaux se place sous le signe de l’engagement en littérature. Puisque parler de soi revient à parler pour soi et pour les autres ; si dire, c’est agir ; et à l’ère du numérique, dans laquelle notre revue fait ses premiers pas ; les écritures de l’intime au masculin, prises comme actes de création, moments de réflexion et prises de position, aussi diverses et nombreuses soient-elles aujourd’hui, ont alors toute leur place dans le paysage littéraire et médiatique actuel.
Notice biographique
Adrien Rannaud est diplômé de l’Université Lumière Lyon 2, et actuellement doctorant en études littéraires à l’Université Laval. Sa thèse porte sur les romancières des années 1930 au Québec. Il s’intéresse entre autres aux pratiques littéraires des femmes, aux études sur le genre, à la sociologie de la littérature et à la culture médiatique québécoise et française. Assistant de recherche pour plusieurs projets interuniversitaires d’histoires littéraire et culturelle, il a publié des textes dans Voix et images, Studies in Canadian Literature, Québec français et Recherches sociographiques.