Montaigne, Jabès, Pessoa : Egophanies de la littérature ou les inscriptions de l’intime

Par Hervé Bonnet — Écritures de l’intime au masculin

Qui voudrait démontrer qu’écrire signifie toujours s’écrire aurait à répondre à ces deux objections, comme à ces deux évidences : premièrement, on n’écrit jamais que pour l’autre et qu’à l’autre. L’autre est toujours le destinataire de l’écriture sans lequel celle-ci non seulement n’aurait point de sens, mais de plus n’aurait pas lieu d’être ; deuxièmement, n’est-il pas évident que la littérature constitue le voyage par excellence au cours duquel il est permis de nous mettre en congé de nous-mêmes ? Et ce n’est pas seulement le lecteur qui, parcourant les lignes du livre, est invité à voyager et à mettre à distance son soi, comme pour se reposer de lui, mais c’est aussi et d’abord l’auteur qui s’émancipe de lui-même en inventant d’autres mondes, d’autres « moi » à travers lesquels il lui est donné de s’oublier ou de présenter, à l’occasion de l’invention, un moi travaillé par la fantasmatique de l’écriture. Le genre romanesque, fictionnel, témoigne clairement de cela. Pourtant ces deux objections portent en elles leurs résolutions. En effet, concernant le premier point, à savoir le fait que l’autre est toujours le destinataire de l’écriture, s’il est indubitable qu’on n’écrit jamais qu’à l’autre et que l’écriture nécessite la « présence » de l’autre, fût-ce même sous la modalité de l’absence – puisque je dois, pour écrire, me rapporter à lui imaginairement –, il faut, pour que « je » puisse produire quelque chose de tel que l’écriture, que « je » sois déjà à moi-même, en moi-même, cet autre dans la mesure où, précisément, « je » l’imagine. Ce travail de l’altérité au cœur de la mêmeté du moi, c’est-à-dire de son identité propre, et par conséquent la hantise de l’altérité au sein de soi rend possible et institue l’écriture. Concernant le second point, à savoir l’éloignement de soi qu’autorise l’écriture, l’émancipation de soi ne peut être opérée que par et pour soi, cela signifiant clairement que toutes les inventions d’histoires, de mondes et de personnages ne sont jamais que des masques que le moi de l’auteur revêt. Dès lors, puisque nous savons qu’écrire revient toujours, en dernière instance, à s’écrire, nous allons interroger ceux qui ont affronté cette « condition », assumant par là le statut de l’écrivain dans ce qui le conditionne, bref ceux qui ont fait ouvertement profession de s’écrire, non par narcissisme, mais afin de saisir ce qui se passe au cœur même de l’écriture, c’est-à-dire, ce qui est en jeu dans toute littérature, à savoir l’inscription du moi. Que se passe-t-il lorsque l’auteur donne ouvertement à lire et à voir son moi ? Sous quelle modalité cette remontée du moi à fleur de texte est-elle possible ? Qu’est ce qui motive et appelle cette présentation de soi ? Cette « egophanie » peut-elle se faire « en vérité » sans fard et sans masque, voire sans risque ? Pour répondre à ces questions toutes ordonnées à l’inscription du moi dans la littérature, ou plus exactement à la littérature comme egophanie du moi, nous convoquerons trois figures essentielles et emblématiques de cette révélation de soi que requiert toute écriture dès lors qu’elle décide de laisser entendre, derrière la paroi des vocables, le murmure de sa source et le timbre de sa voix : Montaigne, Jabès et Pessoa.

Il est sans doute révélateur qu’à l’aube de l’époque moderne1 Montaigne trouve en lui-même, ou plutôt, soit lui-même la matière2 de son œuvre. Révélateur encore que cette œuvre s’intitule « Essais ». Au seuil du livre, ce titre apparaît comme un avertissement, avant même l’avertissement « au lecteur » proprement dit. Il s’agit en effet de signaler dès l’abord aux lecteurs, et de rappeler à l’auteur (le premier d’entre eux), que l’exposition de soi ne peut être que « tentée ». L’exposition totale du soi, partant, la révélation de l’essence du soi nécessiterait la saisie de son être propre et donc d’abord de l’être même. Chose impossible à l’humaine nature : « Nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion3. » Par conséquent, le franchissement du seuil du livre ne prévaut pas sur le franchissement du soi au sens où il suffirait de tourner les pages pour feuilleter l’essence du moi. Il s’agit bien d’un autoportrait, puisque Montaigne déclare lui-même « se peindre4 », mais d’un autoportrait littéral utilisant les couleurs sans couleur des vocables de la langue. Cette peinture particulière, scripturale, ne donne pas lieu à la perception d’un visage et des traits singuliers de ce dernier par le truchement de rapports figuratifs ordonnés au concept de représentation analogique, c’est-à-dire à l’exigence picturale de ressemblance (lorsqu’il s’agit, bien sûr, d’un portrait), mais présente ce qu’aucun peintre ne saurait révéler, à savoir la réflexion du sujet lui-même, soit l’auto-contemplation en acte de l’ipséité de l’auteur, comme s’il nous était donné de voir Montaigne se voir et ce d’un voir introspectif, autrement dit d’un voir qui nous donnerait à voir l’intimité psychologique de Montaigne5. Mais ce miroir qu’est la littérature ne nous permet de voir Montaigne se voir qu’en nous comprenant dans l’espace de sa réflexion de telle manière que nous nous voyons voir Montaigne se voir. Car ce livre ne pourrait pas nous parler, nous con-cerner, si précisément nous n’étions pris dans le cerne de son discours, c’est à dire si nous n’étions étrangement et intimement regardés et auscultés par l’autoscopie et l’autognosie montaignienne. Qu’est-ce à dire ? Ce parasitage d’un moi (le mien) au moment où un autre moi (celui de l’auteur) veut apparaître est il inéluctable ? Ne faut-il pas voir là la défaite de l’entreprise qui consiste à divulguer purement et simplement son ipséité ? Non pas. Mais cela permet, dans un premier temps, de légitimer le titre même de l’œuvre « Essais » et de comprendre qu’une autobiographie, une exposition de soi, ne doit pas être conçue à la manière de la métaphore plotinienne décrivant un dépouillement et un dénudement progressif à l’approche du temple de l’Un, mais semble au contraire requérir la retenue des autres, au sens, si l’on pouvait user de cette acception du terme, d’une « rétention » des autres, comme si le moi ne pouvait espérer se voir qu’en convoquant et en invoquant le regard des autres. On comprend bien en effet que le regard des autres, c’est-à-dire le regard vivant qu’ils ont eu sur « moi » a dû être assez déterminant pour « me » constituer, tant il est vrai que le regard de l’autre constitue le miroir par excellence, même si ce miroir est tout autant et tout aussi nécessairement informant que déformant. Mais qu’en est il de ceux qui, appartenant à l’Histoire, n’ont pu « me » connaître et n’ont eu cure de « moi » ? Montaigne en effet convoque bien plus les morts que les vivants, entendons ses contemporains. Comment les Caton, Sénèque et Lucrèce ont-ils pu être aussi déterminants et même plus encore que les proches de Montaigne ? Pourquoi, au moment où il s’agit ouvertement de se peindre, regarder et convoquer le regard de ceux qui n’ont jamais pu nous prendre dans l’orbe de leurs regards ? Pourquoi la connaissance de soi devrait-elle faire appel à l’expérience des autres ? C’est qu’il ne suffit pas de dire « moi » pour se présenter singulièrement et s’assurer de son identité. Accéder à soi est une entreprise ardue qui réclame une attention soutenue : « C’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit… » écrit Montaigne et, plus loin : « Il n’est description pareille en difficulté à la description de soi-même6… » À l’accusation d’égocentrisme et de vanité qui est communément portée à l’encontre d’une telle entreprise, Montaigne répond en distinguant deux attitudes, dont l’une seulement tombe légitimement sous le coup de l’accusation susdite :

De s’amuser à soi il leur semble que c’est se plaire, en soi ; de se hanter et pratiquer que c’est se trop chérir. Il peut être. Mais cet excès naît seulement en ceux qui ne se tâtent que superficiellement ; qui se voient après leurs affaires, qui appellent rêveries et oisiveté s’entretenir de soi, et s’étoffer et bâtir, faire des châteaux en Espagne : s’estimant chose tierce et étrangère à eux-mêmes7.

Se connaître implique un double mouvement : d’une part, prendre la mesure de ce que nous sommes en appréciant nos limites et nos bornes conformément à l’antique adage de l’inscription delphique « connais-toi toi-même », et d’autre part, apprendre qui nous sommes. Ce chemin allant de nous à nous-mêmes devrait être le plus court. Il est en vérité le plus long, le plus incertain et le moins couru : « Car c’est en folie qui meurt en moi, qui n’a point de suite. Nous n’avons nouvelles que de deux ou trois anciens qui aient battu ce chemin8. » Ainsi, on comprend pourquoi la connaissance de soi peut être élevée au rang de valeur suprême et convoitée à l’instar du Souverain bien : « la plus grande chose du monde, c’est de savoir être à soi9. » Être à soi, s’appartenir, est donc si peu évident et si peu naturel que cela requiert un « savoir ». La plupart du temps, le motif des actions que nous croyons propre et personnel est en réalité ordonné à autrui, de source étrangère et commune. Il est si difficile d’être à soi et d’apprendre à faire le départ entre nous et la société, fût-elle celle de nos proches, que nous devons impérativement, si toutefois nous voulons faire l’expérience et l’épreuve de notre commerce le plus intime, nous réserver un lieu propre : « Il se faut réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude10. » Ce n’est pas un hasard si le vocabulaire « mercantile » est ici requis. C’est qu’il s’agit précisément du commerce avec soi-même qui, à l’instar du laboratoire d’une économie restreinte, communique avec cette oikonomia11 générale dont Montaigne dresse le portrait au chapitre intitulé « De trois commerces ». Cette arrière-boutique, relevant d’une économie toute singulière, n’a de sens qu’au sein de la « boutique » et de son économie générale et n’existe qu’à s’arracher et à se démarquer de la boutique proprement dite. Si nous nous permettons d’insister sur la métaphore commerciale de Montaigne qui, à l’évidence, emploie cette détermination spatiale d’arrière-boutique afin de faciliter la représentation et la compréhension de notre solitude et du rapport que nous entretenons de nous à nous-mêmes, c’est que nous y voyons plus qu’une métaphore ou plutôt plus qu’une simple figure rhétorique. En effet, il y a littéralement et étymologiquement métaphore, non pas tant parce qu’il y a passage d’un sens propre à un sens figuré mais plutôt parce qu’il y a changement de lieu, au sens où l’arrière-boutique renvoie en vérité à un lieu existant qui est la matrice même de l’élaboration concrète des Essais : la bibliothèque de Montaigne. Celle-ci est décrite à la fin du chapitre « De trois commerces » et ce n’est point un hasard si nous y retrouvons le vocabulaire employé dans le chapitre « De la solitude » :

C’est là mon siège. J’essaie à m’en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. Partout ailleurs je n’ai qu’une autorité verbale : en essence, confuse. Misérable à mon gré, qui n’a chez soi où être à soi, où se faire particulièrement la cour, où se cacher12 !

L’arrière-boutique de Montaigne n’est donc pas un lieu vide de tout objet et vierge de tout projet : c’est une bibliothèque. Voilà pourquoi, dans le chapitre « De la solitude », après nous avoir invités à la retraite vis-à-vis du monde et de nos proches, Montaigne peut citer ce vers de Tibulle destiné à éloigner le spectre de l’ennui que la solitude semble traîner derrière elle comme un boulet : « in solis sis tibi turba locis »13. En effet, nous comprenons maintenant pourquoi et comment l’on peut, et même plus précisément l’on doit, dans la solitude, être à soi-même et pour soi-même une foule. C’est que l’arrière-boutique, temple de la solitude, est la mémoire de Montaigne qui n’est rien d’autre en dernière instance que la dématérialisation ou la sublimation spéculative de la bibliothèque, rien d’autre que la virtualisation ou condensation virtuelle de cette dernière. Voilà pourquoi le moi montaignien ne peut s’annoncer qu’en faisant résonner tous les spectres de sa mémoire et particulièrement ces « notes fondamentales » que sont les grands auteurs de la tradition gréco-latine, les « directeurs de conscience ». À l’époque moderne, Montaigne nous enseigne, en déclinant son moi au cours de cette odyssée littéraire que constituent les Essais, que la nature du moi, son essence, est spectrale. Une telle découverte invalide ou rend inadéquate l’appréhension du moi sur le mode de la subjectivité (au sens du cogito cartésien) ou de l’objectivité (au sens de la conception empiriste). Montaigne pense le moi sur le mode le plus originaire qui soit puisqu’il le fait advenir à l’horizon de la mort, c’est-à-dire de la propre impossibilité du moi. Pour cette raison, parce qu’il se tient face à la mort et qu’il ne s’envisage qu’à partir de l’inenvisageable du néant, le moi montaignien est à la fois en-deçà et au-delà de la pensée moderne qui, elle, ne comprend la moïté du moi qu’à l’aune de la subjectivité et de l’intersubjectivité. C’est parce que le moi est spectral qu’il est possible de « se hanter et pratiquer14 », autrement dit qu’il est possible de se fréquenter. Non seulement se connaître implique que nous nous hantions nous-mêmes, mais de plus que nous analysions ceux qui nous hantent. Lieu de tous les possibles et d’explorations infinies, la littérature, l’écriture en général, est le médium au sein duquel l’ouverture et l’ouvraison du moi peuvent advenir, bref l’espace où le moi trouve sa manifestation privilégiée, soit ce que nous appelons, par économie, l’egophanie.Cette «egophanie », loin d’être le résultat d’une introspection à l’instar d’une épiphanie, implique au contraire l’éclosion du moi, son externalisation par le biais du médium scriptural. Le recours privilégié à l’écriture pour cette exploration de la nature du moi indique que seule la littérature est à même de mettre le sujet, en l’occurrence l’écrivain, en prise avec son être intime et son ipséité. Cependant, ainsi que l’exemple montaignien nous le donne à voir et à penser, le moi n’est en rien une réalité monologique. Le moi n’est pas un centre mais un cercle ou, plutôt, un périmètre aux contours indéterminés. Pour tenter de circonscrire et de relever la typographie du territoire de l’ipse ou de l’aire de l’ego, il faut laisser résonner les voix et donner tout son champ aux chants des spectres qui habitent et trament le moi. C’est cette méthode, littéralement cette voie, ce chemin, qu’ont décidé de suivre, chacun à leurs manières et dans leur contexte respectif, les deux poètes écrivains contemporains Edmond Jabès et Fernando Pessoa. Ainsi, dans Le livre des questions, Jabès accueille les voix multiples des rabbins imaginaires. Multitude qui ne signifie pas éclatement et dispersion signant par là la perte de soi, la perte du moi dans l’anonymat du nombre, mais au contraire traduit le déploiement même d’un moi qui décide, littéralement, de s’expliquer, c’est-à-dire, d’une part, de se déployer pour s’apparaître objectivement et se comprendre et, d’autre part, de confronter sa parole avec celles, consonantes ou dissonantes, qui constituent l’horizon de son ipséité. Si le moi a besoin du nombre et de la pluralité, c’est qu’il est un chiffre, une énigme. C’est pourquoi le statut de l’écrivain, en tant qu’il tâche de se prendre pour sujet et matière de son œuvre, demeure paradoxal et nécessairement ambigu : « Tu es celui qui écrit et qui est écrit15 », peut-on lire au seuil du Livre des questions. Idée qui, dès l’abord, nous fait pressentir que l’exhibition de l’identité de l’écrivain, l’épiphanie de son moi ne pourra être que tentée, qu’elle n’aura donc que la forme d’un essai, à l’instar de l’entreprise montaignienne. La « passivité » de l’écrivain a la forme d’une Passion, au sens christique du terme, où le poète, alors même qu’il agit, subit la puissance voilante et dévoilante de l’écriture : « écrire, c’est avoir la passion de l’origine16 ». Avoir « la passion de l’origine », c’est être passionné par elle, être activement à sa recherche, mais aussi subir sa domination et notre ordination à elle. Éprouvant la dialectique du maître et de l’esclave, la conscience de l’écrivain ne peut que se partitionner et donner lieu non pas à une figure bipolaire, à l’image d’un « janus bifrons », mais à une pluralité de voix dans la mesure où l’écriture altère sans cesse le poète en le passionnant de questions : « écrire c’est entreprendre un voyage au terme duquel on ne sera plus le même au bas de la page parcourue17 » ; et le « dés-altère » en même temps puisqu’il y a dans la question « l’éclat de la réponse18 ». Pour autant il ne faut pas prendre cette partition de la conscience comme une division dont le moi souffrirait. C’est au contraire cette déconstruction de la conscience qui rend possible l’egophanie de l’écrivain au sens où la conscience ne présente qu’un moi neutre et monolithique qu’il convient de soumettre à la question, c’est-à-dire à l’écriture, afin que le soi authentique soit traduit dans sa complexité structurelle et sa polymorphie, bref qu’il soit saisi dans la plénitude de son acception singulière. Voilà pourquoi Jabès écrit : « Seule l’écriture maintient le regard de l’écrivain à la surface19. » C’est alors seulement que nous pouvons voir remonter à « fleur de texte » le visage du poète porté par le flot des voix de sa communauté cultuelle et culturelle à laquelle il emprunte voies et vocables. Tout se passe comme si le destin de la littérature, de l’écriture en général et celui de l’identité du poète étaient entremêlés et inextricablement liés. Il n’y a pas d’écriture sans moi, mais il n’y a pas de moi sans écriture : « Enfant, lorsque j’écrivis, pour la première fois, mon nom, j’eus conscience de commencer un livre20. » En d’autres termes, l’expérience du poète est telle que, pour lui, si la littérature commence par l’écriture de son nom, celui-ci précisément n’apparaît comme tel et dans sa dimension propre que lorsqu’il est scripturalement consacré. On pourrait alors se demander pourquoi ce « premier écrit », ce nom propre, ne continue pas à se dire proprement suivant son chemin propre. Mais ce serait oublier la puissance altérante de l’écriture ; puissance que Jabès ne sous-estime jamais puisqu’il va jusqu’à écrire « Mais je ne suis pas cet homme ; car cet homme écrit, et l’écrivain n’est personne21 ». Que l’écrivain ne soit personne n’invalide pas la parution ou l’apocalypse du moi mais au contraire avalise le processus egophanique. En effet, en latin « persona » signifie masque, et l’on sait depuis Nietzsche que tout esprit profond a besoin d’un masque et qu’un masque se forme autour de tout esprit profond ; aussi, la monstration de l’essence du moi nécessite donc que celui-ci se présente comme « personne », c’est-à-dire aussi comme personne ne peut se présenter.Cela, personne, précisément, ne l’a mieux réalisé et explicitement envisagé que Pessoa dont le nom, faut-il le rappeler, signifie « personne » en portugais. Aucun pseudonyme n’aurait mieux convenu à Pessôa (car tel était l’orthographe de son nom sur son acte de naissance) que Pessoa et pourtant, comme pour surenchérir, il choisît celui de Bernardo Soares comme auteur de son chef d’œuvre Le livre de l’intranquillité. Bernardo Soares, tous commentateurs l’accordent22, est, de tous les personnages fictifs et les hétéronymes de Pessoa, celui qui est le plus près de sa personnalité « réelle » ou, plus exactement, « officielle » Sans doute parce qu’à travers lui il a su dire sa détresse fondamentale, sa profonde difficulté à être, son « intranquillité ». « Intranquillité » traduit peut-être faiblement ce qui est vécu par l’auteur et l’on pourrait s’aider, pour toucher plus justement ce que ce livre tente de dire, du concept anglais, plus précisément lockéen, d’ « uneasiness », soit de « malaise ». Ce malaise n’est pas celui banal d’un homme qui, ayant du vague à l’âme, a du mal à vivre et se supporte mal, mais plus profondément celui d’un homme qui sait et qui mesure, plus que la difficulté, toute l’impossibilité à être soi et à se dire : « il est si difficile de décrire ce que l’on éprouve, lorsqu’on sent qu’on existe réellement et que notre âme est une entité réelle, si difficile que je ne sais avec quels mots humains je pourrais le définir ». Et plus loin dans le même fragment, Pessoa ajoute :

S’ignorer soi-même c’est vivre. Se connaître mal soi-même, c’est penser. Mais se connaître d’un seul coup, comme en cet instant lustral, c’est avoir soudain la notion de la monade intime, de la parole magique de l’âme. Mais une clarté subite brûle tout, consume tout. Elle nous laisse nus, et de notre être même23.

Lorsque Pessoa se pense vraiment, alors il lui apparaît qu’il n’est personne, juste un néant d’être, et qu’en dehors de son existence anonyme il est tout et tous sauf lui-même : « Et je vois que tout ce que j’ai fait, pensé ou été, n’est qu’une sorte de leurre et de folie… Jusqu’au plus intime de ce que j’ai pensé, je n’ai pas été moi24. » Il faut cependant noter que « l’instant lustral » dont nous parle Pessoa, où il lui est possible de voir luire pour un bref instant son moi qui s’anéantit aussitôt dans la nuit indifférenciée de l’anonymat, ne peut être donné que par l’écriture et la littérature : « Je suis, en grande partie, la prose même que j’écris. Je me déroule en périodes et en paragraphes, je me sème de ponctuations… À force de me penser, je suis devenu mes propres pensées, mais je ne suis plus moi25. » Mais si Pessoa est véritablement personne, n’est il pas lui-même au plus près de lui-même lorsque, précisément, il n’est « plus moi » ? :

Je me suis rendu compte, en un éclair intime, que je ne suis personne, absolument personne… Et moi, ce qui est réellement moi, je suis le centre de tout cela, un centre qui n’existe pas, si ce n’est par une géométrie de l’abîme ; je suis le puits sans parois, mais avec la viscosité des parois, le centre de tout avec du rien autour26.

C’est bien cette « géométrie de l’abîme » que nous avons identifiée dans la prose montaignienne et la poétique jabèsienne et relevée sous l’expression de « périmètre aux contours indéterminés ». Pessoa est personne, et c’est pourquoi il tâche de devenir quelqu’un en mettant au jour, en produisant poétiquement (mais il s’agit là d’un pléonasme) ce moi dont l’acte d’écrire rend possible et impossible l’apparition. C’est pour la même raison que l’écriture, la littérature en général, constituent à la fois le cadre de possibilité et la marque d’impossibilité de l’egophanie. En effet, cela tient à la sororité essentielle du concept d’écriture et de la structure de l’ego. Le moi, nous l’avons vu, n’est pas un centre ni un point localisable et identifiable. Le moi n’est pas même une instance psychologique déterminée, mais bien plutôt ce qui donne lieu et sens à toute instance psychologique. Si le moi n’est concevable qu’à l’aune d’une « géométrie de l’abîme », c’est qu’il est de l’abîme, et qu’il est le fruit de la déhiscence ontologique qui fait de nous des êtres conscients précisément parce que nous ne sommes pas installés dans la présence mais évoluons toujours entre les rives de l’absence et de la présence sans tenir fermement jamais ni l’une ni l’autre, ni de l’une ni de l’autre. Or, l’écriture est structurellement et essentiellement traversée par l’absence alors même qu’elle est motivée par la présence puisqu’elle est le don, le cadeau, le présent, en somme, de l’auteur au lecteur. Écrire, comme l’a si bien analysé Derrida, implique de blesser l’identité du destinataire étant donné que ce que nous formulons est, de fait et en droit, lisible par tout un chacun27 et qu’il ne saurait y avoir de lecteur déterminé et fondamentalement privilégié quant à la réception de l’écrit, quelque soit sa nature. Il faut ajouter à cela que l’écriture ne peut pas manquer de blesser l’identité du destinateur et ce, pour la même raison, si l’on en croit Pessoa :

L’art consiste à faire éprouver aux autres ce que nous éprouvons, à les libérer d’eux-mêmes, en leur proposant notre personnalité comme libération particulière. Pour que je puisse, par conséquent, transmettre ce que je ressens à quelqu’un d’autre, il me faut traduire mes sentiments dans son langage à lui… Et comme ce quelqu’un d’autre, par hypothèse de l’art, n’est pas telle ou telle personne, mais tout le monde, c’est-à-dire cette personne qui appartient en commun à toutes les personnes, ce que je dois faire, en fin de compte, c’est convertir mes sentiments propres en un sentiment humain typique, même si, ce faisant, je pervertis la nature véritable de ce que j’ai éprouvé28.

On comprend alors pourquoi le moi, produit par la déhiscence ontologique constitutive de l’être de l’homme, trouve dans l’écriture et la littérature l’espace privilégié de sa manifestation en même temps que les bornes de son apparaître. De telle sorte que nous pouvons dire du moi ce que Derrida dit de la trace et plus fondamentalement de l’écriture, à savoir qu’elle, « il » en l’occurrence, n’arrive qu’à s’effacer29, c’est-à-dire ne parvient qu’à s’effacer et ne nous parvient qu’à la condition de s’effacer. Ce que l’écriture marque et tente d’inscrire, c’est la présentation du moi comme son effacement même. Ce que le moi écrit, marque et remarque n’est rien d’autre que la tentative de s’inscrire dans le seul élément qui puisse recevoir la singularité de son ipséité, à savoir l’écriture, et qui pourtant frappe d’interdit, au seuil même de la lettre, une présentation absolument déterminée et univoque. Voilà pourquoi nous avons parlé, au pluriel, d’ « egophanies » de la littérature, car la seule unité que l’on peut trouver à la littérature tient à ce qu’elle constitue pour le sujet, l’écrivain, le poète, le prisme par excellence à travers lequel il lui est donné de diffracter le spectre lumineux et coloré de son ipséité. Pour terminer notre propos, laissons la parole au poète et écoutons-le dire avec des accents nietzschéens ce qu’il en est pour lui de l’écriture : « Chaque parole prononcée nous trahit. Le seul moyen de communication tolérable est la parole écrite, parce que ce n’est pas une pierre d’un pont jeté entre des âmes, mais un rayon de lumière entre des astres30. »

Notice biographique

Passionné par la métaphysique et par l’histoire de la philosophie, Hervé Bonnet, diplômé du grade de Master en Philosophie et professeur de Philosophie en Lycée, interroge, par le biais de l’écriture, les questions essentielles qui travaillent l’existence humaine. Après avoir publié des articles philosophiques dans des revues spécialisées portant sur les grandes figures de la Tradition et après avoir participé à différents colloques internationaux (Hegel, Levinas…) il a récemment publié, aux éditions Sils-Maria dans la collection « cinq concepts », son premier livre sur Blaise Pascal. Son prochain ouvrage, aux mêmes éditions, portera sur Platon.

Bibliographie

  • DERRIDA, Jacques, Marges de la Philosophie, Paris, Les Editions de Minuit, 1997.
  • FATHY, Safaa, D’ailleurs, Derrida, Paris, Gloria Films, 2000, 91 min.
  • JABÈS, Edmond, Le livre des questions, Paris, Gallimard (L’imaginaire), 1998.
  • MONTAIGNE, Michel de, Les Essais, tomes i, ii et iii, Paris, Gallimard (Folio classique), 1995.
  • PESSOA, Fernando, Le livre de l’intranquillité, Paris, Christian Bourgois, 1999.

Notes de bas de page

  1. Par « époque moderne » nous désignons cette époque historique qui va de la chute de Constantinople en 1453, date qui marque la fin de l’Empire romain, jusqu’à la Révolution Française.
  2. « Je suis moi-même la matière de mon livre ». Michel de Montaigne, « Au lecteur », dans Essais i, Paris, Gallimard (Folio classique), 1995, p. 49.
  3. Michel de Montaigne, chapitre xii, dans Essais ii, Paris, Gallimard, (Folio Classique), 1995, p. 348.
  4. « Car c’est moi que je peins ». Ibid., p. 49.
  5. Cela, bien entendu, la peinture, représentant nécessairement un aspect, une image de l’être, une certaine forme temporellement déterminée, ne peut y prétendre. Laissons la parole à Montaigne : « J’ai des portraits de ma forme de vingt cinq et de trente-cinq ans ; je les compare avec celui d’asteure : combien de fois ce n’est plus moi ! ». Michel de Montaigne, chapitre xiii, dans Essais iii, Paris, Gallimard (Folio classique), 1995, p. 399.
  6. Michel de Montaigne, «  De l’exercitation », dans Essais ii, Paris, Gallimard (Folio classique), 1995, p. 68.
  7. Ibid., p. 71.
  8. Ibid., p. 68.
  9. Michel de Montaigne, « De la solitude », dans Essais i, op. cit., p. 341-354.
  10. Ibid., p. 345.
  11. « Oikonomia » doit être ici entendu au sens littéral et étymologique du terme, là où l’économie renvoie primitivement à la loi du propre, à la loi nocturne de la maisonnée par opposition aux lois diurnes de la cité.
  12. Michel de Montaigne, « De trois commerces », dans Essais iii, Paris, Gallimard (Folio classique), 1995, p. 60-73.
  13. « Dans la solitude sois une foule pour toi-même ». Tibulle, Elégie xiii du livre iv, cité par Michel de Montaigne, chap. xxxix, dans Essais i, op. cit., p. 346.
  14. Michel de Montaigne, «  De l’exercitation », dans Essais ii , op. cit., p. 71.
  15. Edmond Jabès, Le livre des questions, Paris, Gallimard (L’imaginaire), 1998, p. 13.
  16. Ibid., p. 360.
  17. Ibid., p. 190.
  18. Ibid., p. 380.
  19. Ibid., p. 59.
  20. Ibid., p. 27.
  21. Ibid., p. 32.
  22. Nous songeons, entre autres, à Robert Bréchon, Eduardo Prado Coelho ou encore Eduardo Lourenço.
  23. Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, Paris, Christian Bourgois, 1999, fg. 39, p. 69.
  24. Ibid., fg. 39, p. 68.
  25. Ibid., fg. 193, p. 211.
  26. Ibid., fg. 262, p. 273-274.
  27. On peut entendre cette « citation » dans le très beau film de Safaa Fathy intitulé D’ailleurs, Derrida (Paris, Gloria Films, 2000, 91 min.).
  28. Fernando Pessoa, op. cit., fg. 260, p. 270.
  29. Jacques Derrida, Marges de la Philosophie, Paris, Les Editions de Minuit, 1997, p. 23.
  30. Ibid., fg. 209, p. 226-227.

Écritures de l'intime au masculin

Revue Chameaux — n° 6 — automne 2014