La littérature francophone du Machrek : idéologie et idéal. Entretien avec Katia Haddad

Par Suzette Ali, Marie-Laurence Trépanier et Amélie Michel — Littératures francophones et ironie

Marguerite Katia Haddad, spécialiste des littératures francophones du Machrek, est titulaire de la Chaire Senghor de la Francophonie de l’Université Saint-Joseph, à Beyrouth. En 2005, elle a donné une série de conférences en Alberta et au Nouveau-Brunswick sur la littérature francophone du monde arabe et sur l’identité libanaise. Elle a publié Anatomie de la francophonie libanaise1 (en collaboration avec Sélim Abou et Choghig Kasparian, 1996); La francophonie aujourd’hui et demain : en hommage à Léopold Sédar Senghor2 (actes de colloque, 2007); La littérature francophone du Machrek : anthologie critique3 (2008).

Dans cette entrevue, menée par écrit, madame Haddad revient sur son anthologie consacrée à la littérature du Machrek. Ses réponses ouvrent au contexte d’émergence et aux problématiques liées à cette littérature encore peu étudiée dans le domaine francophone.

Chameaux En 2007 est paru le manifeste « Pour une littérature-monde en français », signé par plusieurs écrivains francophones. Pour commencer notre entrevue, nous aimerions avoir votre opinion sur le concept de littérature-monde et son apport à la littérature d’expression française. Ensuite, quel est l’état, en ce début du XXIe siècle, de la Francophonie ?

Katia Haddad Ce concept de « littérature-monde » me semble être du même ordre que la Francophonie présentée comme le nouveau « soft power » de la France ! Il me semble sous-tendre l’idée d’une expansion de la littérature hexagonale, un peu comme le logo de la chaîne télévisée France 24. Or l’état actuel de la littérature de langue française tend à montrer d’une part une littérature hexagonale en sommeil, peu inventive, ou repliée sur elle-même à quelques exceptions près, et, d’autre part, une littérature de langue française non hexagonale véritablement inventive, d’une très grande vitalité, remettant même en cause certaines certitudes, par exemple la catégorisation typiquement française des genres littéraires (théâtre, roman, nouvelle, autobiographie, etc.).

Ce qui d’ailleurs me semble caractériser notre littérature de langue française aujourd’hui est le mélange des genres : les romans de Wajdi Mouawad sont aussi du théâtre, les romans d’espionnage de Percy Kemp comportent de longs passages théâtraux et vont bien au-delà du simple roman d’espionnage pour aborder l’interrogation sur la pertinence des moyens dont nous disposons pour percevoir le monde qui nous entoure. Quant aux sagas familiales d’un Robert Solé ou d’un Charif Majdalani, qui sont des sortes de synecdoques de l’Histoire de leurs pays respectifs, elles constituent en même temps des plaidoyers pour l’Égypte ou le Liban par exemple.

Mais, surtout, nos littératures de langue française comportent de véritables enjeux, parfois existentiels pour nos pays, où tout reste à faire. Pour nos écrivains, écrire c’est espérer agir sur la réalité, la modifier, la faire avancer, et non se couper du monde pour se réfugier dans un univers fictif et rassurant. C’est sans doute cela aussi qui donne à cette littérature une si grande vitalité.

CH. Comme la plupart des littératures francophones ayant parfois été qualifiées de « périphériques », la littérature francophone libanaise du début du XXe siècle a d’abord calqué les modèles français (symbolistes, parnassiens, orientalistes…) pour ensuite acquérir une autonomie et une originalité thématiques et formelles. Quelle était la réception par les critiques et les lecteurs de ces premières pratiques littéraires ?

K.H. Comme partout, c’est la distance, spatiale ou temporelle, qui permet de poser un regard critique. C’est pourquoi, au moment de leur parution, non seulement ces premières œuvres n’ont pas suscité de critiques, mais elles ont même été reçues avec fierté par le public local, qui, il faut le dire, était relativement réduit. Et je dois reconnaître que, personnellement, au moment où j’ai entamé mes études universitaires dans les années 70, j’avais de cette littérature l’idée d’une littérature d’imitation, d’une littérature sans intérêt. C’est la découverte de l’œuvre de Georges Schehadé, grâce au professeur Michel Corvin, qui m’a poussée à m’y intéresser, et à découvrir ce qu’elle est réellement.

Il faut souligner par ailleurs que cette première littérature, à l’exception notoire des œuvres de Checri Ganem, était sous-tendue par une idéologie latente, qui ressurgira de manière explicite pendant la guerre civile de 1975 – 1990, dont elle sera d’ailleurs l’un des leviers, celle de la « phénicianité », qui prétend que seuls les chrétiens libanais sont les descendants du peuple originel, le peuple phénicien. Ce dont il faut se souvenir, à cet égard, est que, historiquement, et bien avant le Grand Liban proclamé en 1920 et placé sous mandat français, la France était considérée comme la protectrice des maronites (catholiques d’Orient) ; elle a d’ailleurs, au regard du droit international, été la garante en 1860 de l’application du régime de la Moutassarrifiya (régime de semi-autonomie, unique en son genre sous l’Empire ottoman) concédé par les Ottomans à la montagne libanaise, en même temps que la Grande-Bretagne qui, elle, était considérée comme la protectrice de la communauté druze, et, plus largement, des communautés musulmanes. De sorte que, en simplifiant un peu, la langue française constituait, dans l’imaginaire collectif, la seconde langue des chrétiens du Liban, quand l’anglais était celle des musulmans.

Ainsi, même à ses débuts, même en étant une littérature d’imitation, cette littérature comportait des enjeux locaux que les tenants du « pittoresque » et de la « couleur locale » n’ont pas perçus, et ne pouvaient pas percevoir, parce que leur prisme était ethnocentrique, c’est-à-dire, en l’occurrence, hexagonal.

CH. Comme vous le dites en introduction de La littérature francophone du Machrek, la littérature libanaise francophone s’est « trouvée en butte à la fureur des idéologues de l’arabisation ou du nationalisme arabe, la suspicion pesant sur elle du simple fait qu’elle était en français » (p. 22). Mis à l’écart par les partisans d’un nationalisme étroit, dans quelles conditions se retrouvaient les écrivains francophones libanais, sur les plans institutionnel ou littéraire ?

K.H. Je voudrais d’abord rappeler que le Liban est le seul pays de notre région à avoir échappé à l’application de l’idéologie de l’arabisation dans les programmes scolaires par exemple, parce que la Constitution libanaise garantissait (et continue de le faire) la liberté pour les communautés religieuses de fonder leurs écoles et d’y enseigner le programme qu’elles souhaitent. Et, aujourd’hui encore, cet enseignement privé, donc communautaire, libre et plurilingue, continue à regrouper près de 70% des scolarisés. C’est pourquoi, en plus des raisons que j’évoquais plus haut, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, cette première littérature francophone constituait, d’une certaine façon, la preuve d’une plus grande proximité avec le monde occidental chrétien qu’avec le monde arabe. Et cette « imitation » qui la caractérisait pouvait être perçue comme un signe d’égalité entre les écrivains libanais et leurs collègues français, d’où le sentiment de fierté que j’évoquais plus haut. Mais cela signifie implicitement que les véritables destinataires de certains de ces premiers écrivains francophones étaient les lecteurs français, d’où d’ailleurs la dérive vers cette littérature « pittoresque » et « couleur locale ».

CH. Dans l’avant-propos de La littérature francophone du Machrek, vous expliquez que la littérature francophone égyptienne émet une critique sociale plus vigoureuse que la littérature libanaise. Comment cette critique de la société se traduit-elle dans ces deux littératures ? Quelle place occupe l’ironie au sein de cette critique ?

K.H. La critique sociale est commune à la littérature en langue française dans la région du Machrek, parce que, comme son lectorat était relativement réduit, surtout en comparaison de celui du Maghreb par exemple, elle a été considérée par les autorités locales comme peu dangereuse, et a, par conséquent, échappé à la censure. C’est grâce à cela qu’elle a été véritablement pionnière, tant sur le plan sociopolitique que sur le plan purement littéraire par rapport à la littérature « officielle » en langue arabe. Il n’est pas inutile de rappeler, à cet égard, que le genre romanesque n’existe pas dans la littérature traditionnelle de langue arabe, et que le genre poétique est soumis à des lois formelles séculaires auxquelles il était, jusqu’au début du XXe siècle, impossible de déroger. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’affirmation de Naguib Mahfouz, récompensé par le prix Nobel de littérature pour son œuvre romanesque en arabe en 1988, qu’il n’aurait jamais écrit de romans s’il n’avait pas lu ceux de Balzac, ou encore l’œuvre du poète syrien de langue arabe Adonis (susceptible lui aussi de voir son œuvre couronnée par le Nobel), confiant que c’est en lisant les poèmes de Georges Schehadé traduits en arabe qu’il a découvert la modernité en poésie.

Cette liberté de la littérature en langue française dans la région du Machrek s’est bien sûr manifestée par la virulence de la critique sociale. Peut-être que l’œuvre la plus éloquente à cet égard est le roman Hefnaoui le magnifique de Out el Kouloub, écrivaine égyptienne qui tenait au Caire un salon littéraire où furent reçus de grands poètes surréalistes français (Jules Supervielle par exemple). Le roman, paru aux éditions Gallimard en 1961, porte un titre ironique en soi, puisque le Hefnaoui en question, maître d’un de ces harems qui ont tant fait fantasmé l’Occident sur le pouvoir de l’homme oriental, s’avère être tout sauf magnifique, et qu’il se transforme, au fil du roman, en véritable marionnette entre les mains de ses femmes, qui finissent par faire de lui ce qu’elles veulent. Les romans d’Albert Cossery (tels Mendiants et orgueilleux, Julliard, 1955, ou La violence et la dérision, chez le même éditeur en 1964) constituent aussi une description critique de la société égyptienne de la première moitié du XXe siècle. Mais, étrangement, c’est la poésie qui comporte alors la critique sociale la plus virulente, par exemple les exceptionnelles œuvres du poète Georges Henein, dénonçant l’écrasement de l’individu par le groupe social auquel il appartient, ou la voix féminine tout à fait unique qu’est celle de Joyce Mansour, celle d’une femme libre, maîtresse de son corps et de ses décisions, antithèse absolue du stéréotype plaqué sur la femme orientale.

À la même époque, au Liban, ce sont surtout les romans de Farjallah Hayek, s’inscrivant accessoirement dans la philosophie de l’absurde, en particulier L’Envers de Caïn (Stock, 1955), qui constituent le point de départ de la critique sociale dans la littérature libanaise de langue française.

CH. Une œuvre comme Incendies de Wajdi Mouawad, où le frère et le père inconnus s’avèrent constituer une seule et même personne, montre que l’ironie peut occuper une fonction tragique plutôt qu’humoristique. Que pensez-vous d’un tel usage de l’ironie dans les littératures francophones, et plus spécifiquement dans des textes abordant les thèmes de la guerre, du colonialisme, ou de toute autre expérience traumatique ?

K.H. En effet, l’ironie, et l’humour en général, constituent une arme dans notre région : c’est, avec la volonté de comprendre, notre seule revanche sur des situations qui nous sont imposées, et face auxquelles nous sommes donc impuissants. Mais elles sont donc aussi révélatrices de cette impuissance à changer la réalité. Pourtant, c’est en partie grâce à cela que les Libanais ont pu tenir le coup pendant les quinze années de guerre civile. Le nombre d’histoires drôles qui ont circulé à cette époque contre tous les hommes politiques, je dis bien tous, est tout à fait étonnant. Elles méritent d’ailleurs d’être rassemblées et publiées. Mais, ainsi que vous le voyez, il s’agit de résilience plutôt que de véritable action. Il est évident que le théâtre d’un Wajdi Mouawad a, pour le public libanais, une fonction cathartique ; c’est en cela d’ailleurs que Mouawad renouvelle le théâtre de langue française, le replaçant dans une double lignée, celle du théâtre antique grec, avec lequel le théâtre français de la deuxième moitié du XXe siècle avait rompu, mais aussi celle du théâtre shakespearien. C’est donc bien d’une fonction tragique qu’il s’agit, mais au sens étymologique du mot « tragique », c’est-à-dire théâtral. Chez nous, le théâtre apparaît comme essentiel au fonctionnement et à l’évolution de la société, bien loin de sa fonction de divertissement dans d’autres sociétés.

En outre, la représentation théâtrale a cette particularité d’être une expérience collective, au contraire de la lecture romanesque par exemple, qui est par essence solitaire. Et, grâce à la dimension shakespearienne du théâtre, les limites entre l’espace scénique et celui de la salle deviennent très floues, rendant possible par conséquent une sorte de fusion entre les deux espaces, mais aussi entre la culpabilité et l’innocence quand les événements évoqués sont ceux de la guerre civile.

CH. Georges Schehadé est un écrivain francophone libanais engagé, mais qui « refuse de se laisser enfermer dans la dénonciation au premier degré » (La littérature francophone du Machrek, p. 68). C’est donc à un autre degré que l’auteur se fait critique, à travers une écriture qu’un Philippe Hamon qualifierait d’oblique. Mais à quelles fins Schehadé utilise-t-il ce type d’écriture ? Autrement dit, quelles normes (libanaises ? françaises ?) cherche-il à contester ?

K.H. Je voudrais d’abord rappeler l’impact de l’œuvre de Schehadé, poétique et théâtrale, sur la littérature de notre région : il est le premier écrivain surréaliste, et tous ses successeurs sont, d’une façon ou d’une autre, ses enfants spirituels.

C’est d’ailleurs cette introduction du surréalisme qui constitue la révolution schehadienne, révolution poétique bien sûr, mais aussi révolution sociale : en effet, dans nos sociétés orientales, la notion d’individu n’existe pas, ni d’ailleurs le concept de vie privée ; quel que soit le cas de figure, l’individu s’inscrit d’abord dans un groupe, il est soumis au regard de ce groupe, que celui-ci soit familial, communautaire ou social. Or, précisément parce qu’elle n’est pas déchiffrable par des codes préétablis, parce que le lecteur se retrouve démuni face à la signification à donner à la poésie de Schehadé, chacun va essayer de construire un sens à cette poésie. De sorte que l’individu est seul face à elle, ce qui constitue une situation tout à fait inédite dans nos sociétés, où par exemple l’enseignement scolaire de la poésie de langue arabe se fait par la mémorisation d’un sens univoque, sens qu’il faut régurgiter aux examens officiels. L’œuvre schehadienne constitue donc un premier pas, un pas historique d’une certaine façon, dans le processus d’individuation.

L’autre grande révolution schehadienne est dans l’affirmation de l’universalité de la littérature, aux antipodes du rôle que la critique française avait jusqu’alors assigné à la littérature non hexagonale : celui du pittoresque et de la couleur locale. Sans doute les deux vers qui résument le mieux cette entreprise sont-ils : « Il y a des jardins qui n’ont plus de pays/ Et qui sont seuls avec l’eau » (dans Poésies II, Beyrouth, éditions Dar An-Nahar, [1948] 1998). On peut voir dans ces deux vers à la fois le refus de se laisser enfermer dans un espace géographique, et la solitude du lecteur face au sens à donner à cette poésie. Mais évidemment ces deux vers sont d’une très grande polysémie, chacun les interprétera à sa façon, selon son histoire, sa culture, son parcours personnel, et les universitaires français continuent à entendre dans la poésie schehadienne la « voix du Liban », ce qui est à mon avis un injustifiable contresens.

CH. Considérant que Schehadé a été lauréat du premier Grand Prix de la Francophonie décerné par l’Académie française, selon vous, peut-on établir un lien entre son recours à une forme oblique (soit à l’implicite, à l’humour, à l’ironie, etc.) et la consécration de cet auteur ? De façon générale, l’ironie littéraire pourrait-elle être un gage de reconnaissance au sein de l’institution littéraire ?

K.H. Le fait que la Francophonie institutionnelle ait décerné son premier Grand Prix à Georges Schehadé est tout à l’honneur de la Francophonie, celle que nous aimons, et qui refuse elle aussi de se laisser enfermer dans les ambitions politiques de l’un ou de l’autre de ses membres. C’est cette universalité qu’elle a voulu honorer, plutôt que des particularismes historiques ou géographiques.

CH. Dans son œuvre La Montagne inspirée, Charles Corm écrit : « Bacchus Dionysos que nous a pris la Grèce, / Comme elle en fit de tant de nos beaux dieux avec, / Tu n’as plus d’autre temple à ta vive allégresse / Que dans notre Balbeck. » D’après nos lectures de plusieurs œuvres libanaises dont la plus récente est Caravansérail de Charif Majdalani, nous remarquons que la culture païenne reste un thème dominant de la littérature libanaise. Comment expliquez-vous ce recours des écrivains libanais aux mythes et cultures antiques ? Traduit-il une certaine résistance à s’inscrire dans un héritage purement francophone ?

K.H. Il me semble difficile de généraliser les raisons de ce recours à la mythologie païenne : chez Charles Corm, elle relève de cette « phénicianité » idéologique à laquelle je faisais allusion plus haut, ce qui ne me semble pas être le principal motif chez Majdalani. Mais au-delà des raisons qui expliqueraient ce recours au paganisme chez les uns ou les autres, il faudrait revenir au concept anthropologique de l’identité culturelle : toutes nos identités sont composites, constituées d’éléments divers. Malheureusement, l’Histoire de l’humanité montre que, chaque fois qu’on prépare une guerre, on va s’acharner à faire croire que l’identité est monolithique, et qu’une seule des composantes de cette identité (la nationalité, la communauté religieuse, la communauté linguistique, la race, l’ethnie, le sexe, l’Histoire, l’espace géographique, etc.) absorbe toutes les autres et suffit à nous définir. Le fait d’être francophone est une composante, parmi d’autres, de nos identités respectives, cette composante identitaire établit entre nous un terrain d’intercompréhension, mais elle n’efface pas les autres composantes de nos identités.

En réalité, toute la construction identitaire, ce « processus », comme le définit Sélim Abou (L’identité culturelle, éditions Anthropos, Paris, 1981), consiste à trouver le moyen d’articuler ces différentes composantes entre elles de manière harmonieuse, sans en occulter aucune, sans accorder à l’une plus d’importance qu’à d’autres, pour que ce composite ne se transforme pas en « hétéroclite ». C’est bien de cette construction qu’il s’agit, au-delà des exemples littéraires que vous mentionnez : comment articuler l’héritage historique avec les autres composantes de l’identité ? Et il me semble, à cet égard, que c’est un des enjeux de la littérature francophone aujourd’hui.

CH. Dans une perspective plus large, connaissez-vous des films, que ce soit au Machrek ou au Maghreb, qui se distinguent par un traitement ironique ? Voyez-vous des correspondances entre le cinéma et la littérature francophones en ce qui a trait à l’usage de l’ironie ?

K.H. L’ironie, et l’humour en général, sont des outils d’ordre culturel : ils reposent tous les deux sur une connivence implicite entre le destinateur et le destinataire, faute de quoi l’histoire drôle ne fera pas rire celui à qui elle est racontée. Or la culture, au sens anthropologique du terme, n’est pas le monopole de la littérature, elle sous-tend toutes les formes artistiques, y compris le cinéma. Ainsi, certains films du cinéaste libanais Ziad Doueiri, en particulier West Beirut (1998), ou ceux de Maroun Baghdadi (par exemple Les petites guerres, sorti en 1982, Hors la vie en 1991 ou La fille de l’air en 1992) y recourent, de manière très subtile. Quant au cinéma de Ghassan Salhab, il est de toute évidence vu avec des prismes fondamentalement différents, selon la culture du spectateur : ainsi, Le dernier homme (2006) peut être interprété comme une histoire de vampires par un cinéphile lambda, et, par un spectateur libanais, comme une allégorie des relations « passionnelles » (je t’aime, je te mords, pour que tu deviennes comme moi !) qu’entretiennent entre elles les communautés de ce pays.

CH. En conclusion, nous remarquons que, dans certaines régions marquées par une présence francophone, telles Madagascar, le Liban, la Syrie, etc., une littérature d’expression française a émergé, mais peine toujours à s’imposer dans le monde littéraire. Comment expliquez-vous cela ?

K.H. Il faut avant toute chose refuser de se laisser enfermer dans ce « pittoresque » que dénonce Schehadé. Le problème est que la légitimité, que seuls les universitaires peuvent donner à la littérature, continue à émaner de la France. Il est temps que les universitaires du monde francophone prennent les choses en main et instituent un pôle de légitimation en unissant leurs efforts et en juxtaposant leurs prismes respectifs pour aller vers plus d’universalité, cette universalité qui constitue bien sûr un des critères de la pérennité d’une œuvre littéraire.

Notes de bas de page

  1. Sélim Abou, Choghig Kasparian et Katia Haddad, Anatomie de la francophonie libanaise, Montréal, Éditions AUPELF-UREF, 1996.
  2. Katia Haddad [dir.], La francophonie aujourd’hui et demain : en hommage à Léopold Sédar Senghor, Beyrouth, Presses de l’Université Saint-Joseph, (Francophonie), 2007.
  3. Katia Haddad [dir.], La littérature francophone du Machrek : anthologie critique (2e édition), Beyrouth, Presses de l’Université Saint-Joseph, 2008.

Littératures francophones et ironie

Revue Chameaux — n° 8 — automne 2016

Dossier

  1. Présentation du dossier

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  4. L’efficacité rhétorico-pragmatique du discours ironique dans le « cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé Césaire

  5. La littérature francophone du Machrek : idéologie et idéal. Entretien avec Katia Haddad

  6. Les modalités et les valeurs de l’ironie littéraire. Entretien avec Philippe Hamon

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