Le miroitement de la complexité. Norman Mailer et le New Journalism américain

Par Élise Boisvert Dufresne — Le roman en question

Remettre le roman en question peut sembler bien peu de chose… Les genres, ces cases sans âme et sans réalité où l’on range à la hâte les écrits les plus divers pour pallier l’agaçante insaisissabilité de la littérature, les genres valent-ils la peine qu’on les pleure ? D’où vient que l’idée de la mort du roman, moins encore, que sa simple fragilité devienne pour nous source d’inquiétude ?

Si la mort du roman et de la littérature sont si souvent proclamées, ce n’est peut-être pas parce qu’ils sont les prochains à passer à la trappe par sélection naturelle des formes artistiques. Ce sentiment de fin imminente, ici appliqué à la littérature, anime il me semble presque toutes les sphères de notre vie sociale : il provient de cet air du temps légèrement apocalyptique où, tant dans la vie pratique quotidienne que dans le monde culturel et intellectuel, les habitudes et les croyances sont constamment mises à mal. Dans ce contexte, ce que la mise en question du genre romanesque peut signifier, c’est encore la vacillation de tout un pan de nos certitudes, littéraires cette fois : Qu’est-ce que la fiction ? Quel est son signe reconnaissable, celui qui la distingue du réel ? Qu’est-ce que la littérature ? Ou encore, plus près de ce qui préoccupe les auteurs dont nous discuterons dans cet essai : qu’est-ce qui distingue, d’une part, l’histoire vécue et son reportage, et d’autre part, l’histoire fantasmée et son récit ?

Quittant le terrain vaste et très exploré des grandes révolutions de la pensée moderne et postmoderne, j’aimerais écrire ici quelques lignes plus circonscrites à propos d’une des « attaques » à l’intégrité du genre romanesque (qui d’ailleurs semble ne s’être jamais mieux porté que depuis que se multiplient les mutineries) : le New Journalism américain des années 1960-1970, et plus particulièrement la forme du « nonfiction novel ».

Dans un essai publié dans la revue New York en 1972, l’auteur américain Tom Wolfe rapportait un écho du fracas occasionné dans le monde de la littérature américaine par l’arrivée du style « bâtard » qu’est le New Journalism, cette alliance du documentaire et du littéraire popularisée, entre autres, par Truman Capote, Hunter S. Thompson, Gay Talese, Lillian Ross, Jimmy Breslin, Gail Sheehy, Norman Mailer et Wolfe lui-même. On a proposé plusieurs définitions différentes pour ce style d’écriture qui émerge dans les années 1960 aux États-Unis (plus spécifiquement autour de New York), dont certaines sont mêmes franchement opposées : il demeure malgré tout l’idée générale que le New Journalism américain souhaite rompre avec un journalisme centré sur une restitution objective des faits (les fameux who-what-where-when) pour proposer des reportages alliant, d’une part, un travail de terrain minutieux et complet et, d’autre part, l’utilisation, pour la rédaction des articles, de techniques narratives empruntées au roman. Dans cette optique, le courant sera aussi parfois nommé « personal journalism », dans la mesure où le nouveau journaliste s’exprime par le biais d’un « je » qui dénonce, implicitement ou explicitement, l’hypocrisie du style neutre et objectif employé par ses collègues et met en évidence la subjectivité inhérente à toute énonciation, le point de vue par lequel passe obligatoirement l’information. Le « nonfiction novel », formule antithétique et controversée, suppose quant à lui un procédé proche mais inverse : il s’agit pour des romanciers ou nouvellistes de quitter le terrain de la fiction pour donner un socle documentaire à leurs romans. L’autoproclamé inventeur du genre, l’américain Truman Capote, publie In Cold Blood en 1965. Le « roman » relate les circonstances d’un « fait divers », c’est-à-dire d’un quadruple meurtre ayant eu lieu dans une petite ville du Kansas quelques années auparavant. La rédaction dIn Cold Blood est soutenue par des années de recherche durant lesquelles Capote, pour mieux s’imprégner de l’esprit des lieux, quitte New York pour s’installer à Holcomb, Kansas, où il enregistre plusieurs entrevues avec des habitants impliqués dans l’affaire et rencontre même les assassins en prison. En résulte, selon les dires de Capote, « [s] ix thousand pages of notes and an accumulation of boxed and filed documents bulky enough to fill a small room1. » Ce travail colossal est transformé par la suite en un récit à la troisième personne, qui se lit « comme un roman ». De l’autre côté du spectre du New Journalism se trouvent des journalistes de métier comme Gay Talese ou Jimmy Breslin qui publient leurs articles surtout dans les journaux et magazines tels que The New York Herald Tribune, Esquire, Life, The Atlantic, Harper s, New York, etc.

L’origine du mouvement (si tant est que le changement ait besoin d’une cause) est trouble, et laisse place à plusieurs interprétations. Certains critiques proposent qu’une sorte de malaise, qu’une stagnation dans la littérature romanesque américaine ait laissé place à plus d’attention aux innovations des journalistes et aurait contribué à faire pencher nombre de romanciers du côté de l’écriture non fictionnelle. D’autres considèrent que l’état chaotique et mouvant de la société américaine des années 1960 soit à l’origine de ce style qui met en évidence l’aspect irréel et fantasmatique sous laquelle se présente la « réalité » contemporaine, qu’on ne peut déjà plus prendre au sérieux sans ses guillemets. Quoi qu’il en soit, le mouvement est contesté et mis à mal tant par des journalistes « sérieux » que par leurs homologues romanciers. Le côté « 2 en 1 » de la formule agace, et c’est sans doute pourquoi Tom Wolfe décide, en 1972, d’écrire un article-manifeste proposant une définition du genre et en établissant les frontières.

Ce n’est pas, pour Tom Wolfe, qu’un style nouveau qui est arrivé à la littérature à cette époque, mais une restructuration fondamentale de ses valeurs. Évoquant les « temps anciens » où les salles de rédaction des revues et quotidiens étaient perçues par les journalistes qui les fréquentaient comme de simples « motels où l’on descend pour la nuit le long de la route qui mène au triomphe final2 » (apothéose mieux connue sous le nom de « roman »), Wolfe rappelle l’antagonisme fondamental qui semblait alors distinguer la pratique du journalisme de celle de l’écriture littéraire et surtout, surtout, romanesque.

It is hard to explain what an American dream the idea of writing a novel was in the 1940s, the 1950s, and right into the early 1960s. The Novel was no mere literary form. It was a psychological phenomenon. It was a cortical fever. It belonged in the glossary to A General Introduction to Psychoanalysis, somewhere between Narcissism and Obsessional Neuroses3.

C’est dans ce contexte de sacralisation du roman, de sa domination écrasante dans l’imaginaire littéraire collectif que vient pointer, à l’horizon, le New Journalism. Ce style, qui permet à l’écrivain de produire des textes non fictionnels tirés de recherches sur le terrain, brûlants d’actualité, tout en leur donnant la forme et l’attrait des nouvelles ou des romans, devait régénérer la littérature en faisant coïncider l’efficacité démontrée de ses techniques narratologiques, qui permettent d’explorer avec plus d’aisance et de nuance l’intériorité des personnages, avec la dignité accordée à l’événement factuel, à la Vérité de l’historien et du journaliste.

C’est sur ce point précisément que l’entreprise de théorisation de Wolfe semble la plus fragile : est-il possible d’employer les « techniques » du roman (construction par scène, monologues intérieurs, symbolisme, narration omnisciente, changements de focalisation) en dehors du régime fictionnel qui caractérise le genre ? Comment peut-on prétendre à la fois viser une « vérité » générale et travailler à partir, par exemple, de la « reconstitution » de flux de pensée appartenant à des personnes réelles ? Peut-on prétendre à l’exactitude en reconstituant, scène par scène, suspense en prime, un événement auquel on ne peut avoir accès que par des sources secondes, des témoignages, des chiffres, des documents ? Si l’un des objectifs de ce qu’on a appelé le « personal journalism » était de mettre en lumière la nécessaire partialité du journaliste, le nouveau- journaliste wolfien, par son emploi débridé de la narration omnisciente, par ses changements de focalisation, sa reconstruction temporelle, sape toutes les avancées d’un nouveau journalisme assumant sa subjectivité et dénonçant la soi-disant objectivité factuelle des médias4 : armé de ses techniques littéraires, il pénètre les consciences humaines, change de peau à loisir, souhaite témoigner de l’événement « de l’intérieur » et oublie la nécessité d’un point d’ancrage fixe pour le regard. Heureusement, le programme de Wolfe est loin d’englober toutes les manifestations de ce qu’on a rassemblé plus tard sous la tutelle du New Journalism. Le roman non fictionnel que Norman Mailer publie en 1968, The Armies of the Night, rompt par exemple tant avec le New Journalism défini par Wolfe qu’avec le genre romanesque inauguré par Capote, pour proposer une vision à la fois toute personnelle et, il me semble, très représentative de son époque, tant du monde « postmoderne » que du rôle que le roman peut avoir, encore, à y jouer. Avec The Armies of the Night5 récipiendaire à la fois du prix Pulitzer et du National Book Award, Mailer se positionne dans le droit fil du New Journalism, sous la double juridiction du journalisme et de la littérature romanesque. Cette volonté de faire reconnaître son travail à la fois pour sa valeur documentaire et pour sa valeur esthétique, Mailer l’arbore déjà clairement dans le sous-titre de l’œuvre, qui propose l’opposition suivante : « History as a Novel, The Novel as History ». Le prétexte de l’œuvre est le récit de la participation du romancier Norman Mailer à la Marche sur le Pentagone du 21 octobre 1967, organisée par le National Mobilization Comitee to End the War in Vietnam, et rassemblant entre 20 000 et 200 000 manifestants (le tout dépendant des journaux que vous préférez) jusqu’aux marches du Pentagone, devant des milliers de soldats armés.

La première partie de ce roman-reportage présente l’histoire du personnage de « Mailer », participant à la grande Marche sur le Pentagone qui se montre d’abord d’un scepticisme assez snob, et qui pourtant finit par se faire arrêter volontairement pour désobéissance civile par les « MPs » de Johnson, pour passer une nuit mémorable dans une obscure prison de Virginie. Son histoire, depuis son appartement à Brooklyn jusque dans la prison d’Occoquan, en Virginie, nous est racontée par « Mailer-narrateur », qui présente les tribulations de « Mailer » en mêlant sarcasme et tendresse à l’égard de son protagoniste. Cette partie de l’ouvrage est donc présentée comme un roman : le personnage pose un regard singulier sur ce qui l’entoure, qui est relayé par le narrateur sans que celui-ci confirme ou infirme cette vision toute subjective. Sous ce masque romanesque, cette partie ne relate que ce qui a été effectivement vécu par Mailer : il s’agit d’une vision participative et partielle de l’événement, « [l]’histoire en tant que roman », si l’on suit la logique mailerienne. Dans la deuxième partie, la tendance s’inverse : l’auteur Mailer prend la parole, cette fois sans la médiation de son double narrateur, pour présenter un travail documentaire bien ficelé, où l’attention se porte sur la comparaison des diverses sources d’information entre elles, la recherche de contradiction ou de parallèles permettant de dresser un portrait global et surplombant de la manifestation. C’est dans cette partie que Mailer se rapproche le plus d’un journalisme « wolfien » : l’auteur n’hésite pas à brosser des portraits psychologiques « de l’intérieur », à retranscrire des « sous-conversations » entre les participants, à évoquer la teneur du non-dit qui transparaît de leurs échanges, à filer des métaphores. Quittant le terrain sûr (ou l’enfermement, c’est selon) de sa propre subjectivité, de son égotisme invétéré, il s’essaie à pénétrer les consciences « autres ». C’est ce que Mailer nomme « [l]e roman en tant qu’histoire ».

La structure même de l’œuvre exprime donc déjà la critique du journalisme et du discours historique à laquelle souhaite se livrer l’auteur. Mailer y démontre sa volonté de rompre avec l’illusion d’objectivité que propage le discours journalistique, illusion qu’il juge nuisible et dangereuse dans un contexte politique où la démocratie est mise à mal par la manipulation de l’information. Mais ce qui semble le plus important pour Mailer, dans le cadre d’Armies, c’est de mettre en évidence, par-delà cette critique du discours du journalisme et de l’Histoire, la représentation d’un rapport à la connaissance à partir duquel l’autorité d’une soi-disant objectivité n’est plus crédible, mais au contraire perçue comme suspecte et partiale. C’est là que le roman, dans la conception bien particulière de Mailer, remplace avantageusement le discours historique et se fait porteur, dans sa forme, d’une éthique particulière. C’est en cela aussi que Norman Mailer peut être rattaché au mouvement de fond qui anime la vie culturelle occidentale à partir de 1950 et qu’on a appelé (avec un succès mitigé) le postmodernisme.

Caractérisé par un scepticisme généralisé à l’égard de ce que Jean- François Lyotard appelle les « métarécits », le postmodernisme propose une esthétique de l’aplanissement des frontières, des limites, des catégories : une esthétique du brouillage des oppositions traditionnelles entre signe et référent, vrai et faux, simulacre et réalité, soi et autre. Les « métarécits » évoqués par Lyotard peuvent être compris comme un ensemble de croyances faisant consensus dans une société et déterminant pour elle le sens de la vérité, de la beauté, de la vie humaine ou de l’identité. Ils constituent un bagage de référence à l’aune duquel peuvent être justifiées les idées, les actions, les œuvres, et ont souvent été portés par le genre romanesque, contre lequel se sont, d’une certaine manière, retournés les artistes postmodernes. Dans cette perspective, le New Journalism (du moins sous la plume d’un Mailer) vient à point nommé déstabiliser non seulement les frontières de la fiction, mais la croyance en la simple crédibilité d’une réalité stable et unique pour tous : « Le New Journalism s’érige contre le mythe d’un nous et représente, au contraire, l’espace des points de vue, comme le lieu d’une pluralité résistant à l’unification6. » En effet, en cherchant à réduire la variété des perspectives à un point de vue extérieur et suprahistorique, le discours historique traditionnel se fait représentant d’une idéologie antidialogique, qui peut même être envisagée comme oppressive.

L’oppression, du point de vue de Mailer, est plus que réelle : elle est omniprésente, sous-jacente à toute écriture, à tout rapport social. Par moments, elle prend sous sa plume l’apparence d’un élément structurant de la société américaine. Le pouvoir qui la génère s’enracine dans la vie quotidienne des Américains par les divers moyens que sont, entre autres, le journalisme traditionnel, la télévision, la société de consommation. Ce pouvoir, ou plutôt ces dispositifs de pouvoir, pour reprendre l’expression de Michel Foucault, procèdent par simplification, omission et répétition, là où au contraire, selon Mailer, « le monde nous éblouit de détails » (AN-125), et peut pour cette raison n’être représenté que par une écriture misant sur la nuance et l’ambiguïté, telle que s’est développée l’écriture romanesque. Dans The Armies of the Night, l’auteur exprime une pensée profondément subjectiviste qui, pour lui, est encore la meilleure approximation de l’Histoire, celle qui permet au mieux de représenter la multiplicité des points de vue qui forment la réalité mouvante d’une société.

Il importe ici de clarifier contre quelle représentation du pouvoir Mailer prend parti dans son ouvrage. En quoi le Time, la publicité, le système d’éducation américain, par exemple, peuvent-ils être considérés comme des « dispositifs de pouvoir » au sens foucaldien ? Si la foule des manifestants participant à la Marche sur le Pentagone concentre sa révolte sur la figure présidentielle de Lyndon B. Johnson, ce type d’antagonisme, pour Mailer, n’est que superficiel. Les ramifications du pouvoir tel qu’il semble le concevoir dépassent de loin l’autorité du Président, qui n’en est qu’une figure symbolique. C’est en effet au discours de la presse que s’en prend d’abord Mailer. Plaçant sa crédibilité en opposition avec celle du journaliste traditionnel, Mailer-narrateur met en place dès la première partie deux attitudes par rapport à l’écriture de l’Histoire. Celle du journaliste, au caractère partisan et au ton autoritaire, est présentée comme un contre-modèle, alors que celle du narrateur, mettant l’accent sur sa subjectivité et sur l’aspect « participatif » de sa démarche, se veut désaffiliée idéologiquement. Pour Mailer, l’apport de la fiction à notre représentation de nous-mêmes et de l’Histoire est un élément essentiel à l’authenticité de ces représentations, puisque l’Histoire est avant tout « intérieure » : elle ne peut être restituée que grâce à la reconstruction subjective de différents points de vue par l’imagination. Le discours journalistique, neutre et objectif en théorie, ne peut alors être conçu que comme l’inverse de ce qu’il souhaite être. Le diagnostic prononcé est même bien pire : la presse, ne se contentant pas d’être partielle, est profondément partiale. Elle ne réussit qu’à propager un portrait tronqué des événements, à même de conforter les citoyens américains dans leurs croyances, leurs préjugés. Dans le contexte de l’implication américaine au Vietnam, le discours journalistique se fait transmetteur d’une vision manichéenne et simpliste du monde politique qui permet à l’une des guerres les plus impopulaires de l’histoire des États-Unis de se maintenir.

À la source des méfaits opérés sur la mentalité américaine par les médias se trouve l’illusion du savoir que la forme de leur discours tend à provoquer. Mailer montre, par exemple, comment la presse contribue, par la transmission d’images caricaturales, à alimenter la peur et la haine découlant d’une incompréhension de l’Antre – hippie, Noir ou communiste. Le narrateur imagine avec un humour noir la mentalité excessivement paranoïaque des soldats postés à l’intérieur du Pentagone, attendant anxieusement l’entrée des manifestants :

Confined inside, suffering the tension of endless hours waiting for unseen anarchists, bomb-throwers, Communists, poison gassers, poison in the water, nymphomaniacs, drug addicts, insane Negroes, and common city folks to inundate them under their human wave in these drear corridors, one can only guess – unless there are films – at the unmitigated fury which the few demonstrators were clubbed and kicked, arrested and carried off 7. (AN-252)

La violence est ici exacerbée par la réduction de la différence à des stéréotypes, d’autant plus angoissants qu’ils donnent à l’autre le visage de la folie et de l’agressivité. C’est par ce procédé de réduction de l’individualité de chaque manifestant à une caractéristique de son groupe jugée négative, la consommation de drogue des hippies par exemple, que l’on s’assure de bloquer la communication des idées et de l’information en faisant perdre toute crédibilité à l’interlocuteur du White Anglo-Saxon Protestant américain. C’est ainsi, pour le narrateur, que l’Amérique s’enfonce dans ce qu’il nomme sa « schizophrénie », sa profonde division interne. La presse participe à cette construction par le contenu de son discours, mais surtout, il n’est pas inutile de le rappeler, par sa forme. En effet, c’est surtout en tant que ce discours se présente comme représentant un savoir objectif qu’il peut devenir l’instrument d’une propagande.

Par opposition à cette écriture simpliste et idéologisée, Mailer propose ce qui pourrait s’apparenter au « signe sain » décrit par Roland Barthes, un signe à même de se signaler dans la communication comme élément artificiel, arbitraire : un signe qui dévoile son imposture. Pour Barthes, « le signe réaliste, ou représentationnel, est tout à fait malsain. Il efface son propre statut de signe, et forge l’illusion que nous pressentons la réalité sans son intervention8. » Dans cette perspective, le discours journalistique tel qu’il se présente le plus souvent dans les États-Unis des années 60 pourrait être perçu comme prenant part à cette idéologie du « réalisme », pour laquelle le langage se présente comme le reflet transparent du réel, alors qu’il fait plutôt partie d’une réalité sociale à la fois construite et constamment nouvelle. Il me semble possible de reconnaître quelque chose de ce « signe sain » dans Armies, plus particulièrement dans la construction d’une narration complexe. En dédoublant son personnage entre les entités du Mailer-narrateur et du Mailer-témoin, l’auteur choisit de mettre à distance le point de vue du « participant » aux événements, c’est-à-dire son propre point de vue. Mailer-narrateur prend également soin de discréditer la fiabilité des perceptions du personnage de Mailer-témoin, en insistant sur son égotisme, sa forte consommation d’alcool, ses indispositions physiques (mal de bloc et envies pressantes dominant toute velléité de professionnalisme chez « La Bête », tel qu’elle se nomme elle-même), sa tendance à la rêverie fantasmatique, son hypersensibilité au regard de l’autre, ses brusques et incontrôlables moments de peur. Par là, « la démarche de Mailer ressemble à un travail de sape : tout ancrage du regard est mis en doute, défié, relativisé9 ». Le décentrement de la narration permet ainsi à Mailer d’éviter de se cantonner dans une seule perspective tout en affirmant la subjectivité inhérente à tout récit historique. « Étranger à toute ubiquité triomphante10 », et se distinguant de certaines prétentions un peu naïves du New Journalism « orthodoxe », Mailer-narrateur cherche avant tout à mettre en évidence la rencontre conflictuelle des differentes forces construisant l’Histoire, sans être dupe de l’illusion d’avoir un quelconque accès à un point de vue supra-historique et neutre.

Pour Mailer, c’est donc l’art du roman qui semble le plus à même de défendre la nuance, l’ambiguïté, le dialogisme qui font si cruellement défaut au langage de l’Amérique. C’est en appliquant la richesse de la langue romanesque à l’Histoire que la pensée retrouve ses moyens de résistance face à la simplification et à l’uniformisation. Dans The Armies of the Night, l’uniformisation est très fortement associée à la fois au système capitaliste et au totalitarisme. De l’autre côté du spectre du langage, aux antipodes de la langue romanesque règne le langage d’entreprise, celui qui s’exprime dans l’architecture du Pentagone et qui incarne le pouvoir immense de la normalisation, l’image si bien captée au cinéma par Orson Welles dans son adaptation cinématographique du Procès. « High church of the corporation, the Pentagon spoke exclusively of mass man and his civilization ; every aspect of the building was anonymous, monotonous, massive, interchangeable11. » (AN-228) C’est même son esthétique qui donne au Pentagone toute sa valeur en tant que château-fort de lAmérique : l’édifice est inattaquable car incompréhensible : trop vaste, trop uniforme, il semble ne pas contenir de centre vers lequel diriger l’attaque. De la même manière, toutes les figures de l’institution enracinées dans la vie des Américains – l’école, l’hôpital, la prison – sont autant de points d’enracinement de la norme morale, ce que Mailer illustre encore par l’observation de leur architecture : « One could not tell the new colleges from the new prisons from the new hospitals from the new factories from the new airports. Separate institutions were being replaced by one institution12. » (AN-176)

À l’opposé, l’écriture romanesque appliquée à la transmission de l’Histoire se veut particulièrement propice à la préservation des différents états d’esprit qui peuvent coexister au cœur de l’événement. Elle permet la représentation des nuances, de la multiplicité des discours, de la complexité de la réalité et de l’être. Le narrateur accorde d’ailleurs une grande importance à la démonstration du caractère indécidable et multiple de sa propre personnalité. Définissant sa position politique par l’expression oxymorique « left conservative »[conservateur de gauche], s’attribuant successivement divers noms selon la fonction ou l’attitude qu’il adopte à un moment particulier ( The Participant / The Beast / The Historian / The Snob / The Novelist / The Existentialist / The Ruminant), Mailer met en évidence le miroitement des personnalités qui l’habitent, sans se laisser réduire à aucune d’entre elles. Non plus seulement sujet percevant et perçu, mais sujet percevant le sujet percevant, Mailer crée à travers la narration un palais de miroirs reflétant le plus de perspectives possibles de l’événement, sans toutefois prétendre les couvrir toutes. Cette indétermination du soi et de l’Histoire est l’un des atouts majeurs de l’écriture mailerienne : pour reprendre l’opposition proposée par Muhlmann, elle agit comme force de décentrement là où la simplification mensongère des médias opère comme force de rassemblement.

La résistance à l’uniformisation dans l’écriture devient ainsi le meilleur moyen de dépeindre avec justesse une réalité complexe et fragmentée. Pour Mailer, l’attention aux nuances et la préservation de l’ambiguïté des événements sont au cœur de sa définition du genre romanesque. « The novel […] is, when it isgood, thepersonification of a vision which will enable one to comprehend other visions better13. » (AN-219) Le roman, de par sa posture privilégiée au cœur d’une subjectivité, se retourne vers l’autre : son langage n’est pas assertif, mais introspectif, ce qui lui permet la reconnaissance de la présence de l’autre en lui. On peut mettre en parallèle cette esthétique avec le dialogisme bakhtinien ou encore avec le perspectivisme nietzschéen : toujours demeure l’importance, non pas d’une simplification, mais d’une mise en valeur de la complexité et de la multiplicité des points de vue.

C’est cette souplesse et cette finesse qui donnent au langage romanesque le pouvoir de témoigner au plus près du vécu. C’est par là qu’il peut suppléer à la nécessaire partialité de l’Histoire. Le « sens de l’histoire », selon l’expression de Michel Foucault, ne peut être appréhendé que par l’entremise d’une subjectivité qui, selon son expression, « se sait perspective, et ne refuse pas le système de sa propre injustice14. » Le projet de Mailer rappelle en quelque sorte l’idéal d’un Pierre Bourdieu, pour qui l’accès à une quelconque « vérité » historique ne peut faire l’économie d’une double historicisation : celle de l’événement et celle du regard porté sur l’événement. Il s’agit, nous dit Bourdieu, de « comprendre le comprendre », de prendre comme premier objet d’étude les mécanismes, les habitudes, les voix, les réflexes, les normes qui construisent l’observateur que nous sommes : c’est alors seulement qu’on accède à une connaissance, subjective et éclairée, de l’Histoire. Seul le roman, pour Mailer, permet la réussite de ce petit tour de force de la distanciation :

[t]he novel must replace history precisely that point where experience is suffi- ciently emotional, spiritual, psychical, moral, existential, or supernatural to expose the fact that the historian in pursuing the experience would be obliged to quit the clearly demarcated limits of historic inquiry15. (AN-255)

À l’opposé de cette figure idéalisée du roman se trouve le langage formaté, vidé de sa substance affective et morale, le langage des médias, des politiciens et de l’armée, celui d’un porte-parole du Pentagone interrogé sur sa réaction au déroulement de la manifestation : « The spokesman was speaking in totalitarianese, which is to say, technologese, which is to say any language which succeds in stripping itself of any moral content16. » (AN-284)

Non pas seulement discours sur l’action historique de révolte contre la guerre du Vietnam ayant eu lieu le 21 octobre 1967 à Washington, mais action concrète qui se mesure tant dans le contenu de l’œuvre que dans sa forme, The Armies of the Night nous semble donc une très valable mise en œuvre de la maxime controversée de Mailer : « Ones own literary work [is] the only answer to the war in Vietnam17. » (AN-9) Tout en prenant part au mouvement du New Journalism, Mailer en évite intelligemment les écueils et gagne le pari de donner le pouvoir au roman (« non fictionnel ») de transmettre non plus un discours de savoir sur l’Histoire mais le « sens de l’histoire », parvenant ainsi à la désengager de l’idéologie dominante, à la présenter comme une forme de résistance devant l’assujettissement insidieux des nombreux dispositifs de pouvoir. Misant sur la clarté, la nuance, la diversité, une revitalisation des mots par un usage surprenant et incisif, le roman se présente comme un outil de libération, opposé au « totalitarien » et au « technologien » qui sont, quant à eux, les dispositifs de relais d’un aplanissement du langage qui permet l’hypocrisie, le mensonge, la désinformation, la propagande, ou pour reprendre les termes de l’auteur, « a psychology […] which made wars like Vietnam possible18. » (AN-79).

Bibliographie

  • EAGLETON, Terry, Critique et théories littéraires, une introduction, traduit de l’anglais par Maryse Souchard avec la collaboration de Jean- François Labouverie, Paris, PUF (Formes sémiotiques), 1994.
  • FOUCAULT, Michel, Philosophie, anthologie, anthologie établie et présentée par Arnold I. Davidson et Frédéric Gros, Paris, Gallimard (Folio / Essais), 2004.
  • HOLLOWELL, John, Fact & Fiction. The New Journalism and the Nonfiction Novel, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1977.
  • MAILER, Norman, Les armées de la nuit, traduit de l’américain par Michel Chrestien, Paris, Éditions Bernard Grasset, 1970.
  • ___, The Armies of the Night, New York, Plume, 1968.
  • MUHLMANN, Géraldine, Une histoire politique du journalisme, xixe-xxe siècles, Paris, PUF / Le Monde (Partage du savoir), 2004.
  • WOLFE, Tom, The New Journalism with an anthology edited by Tom Wolfe and E.W Johnson, New York, Harper & Row, 1973.

Notes de bas de page

  1. Truman Capote, cité dans John Hollowell, Fact & Fiction. The New Journalism and the Nonfiction Novel,Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1977, p. 70-71. « Six mille pages de notes et une accumulation de documents rangés et classés assez volumineuse pour remplir une petite pièce. »
  2. Tom Wolfe, The New Journalism, New York, Harper & Row, 1973, p. 7.
  3. « Il est difficile d’expliquer le Rêve américain que constituait l’idée d’écrire un roman dans les années 1940, 1950 et jusqu’au début des années 1960. Le Roman n’était pas seulement un genre littéraire. C’était un phénomène psychologique. C’était une fièvre corticale. Cela appartenait au glossaire de l’Introduction générale à la psychanalyse, quelque part entre Narcissisme et Névrose obsessionnelle. »
  4. Géraldine Muhlmann, « Les difficultés du décentrement : le mouvement du New Journalism », dans Une histoire politique du journalisme, xiX-xX siècles, Paris, PUF / Le Monde, 2004, p. 127-142.
  5. Norman Mailer, The Armies of the Night. History as a Novel, the Novel as History, New York, Plume, 1968. Dorénavant, tous les renvois à cette édition seront mentionnés dans le corps du texte par le sigle AN suivi du folio.
  6. Géraldine Muhlmann, op. cit., p. 129-130.
  7. « Confinés à l’intérieur, souffrant de la tension d’heures interminables dans l’attente d’anarchistes dissimulés, de lanceurs de bombes, de communistes, de “gaz toxi- queurs”, de poison dans l’eau, de nymphomanes, de toxicomanes, de nègres malades et de civils ordinaires venant les inonder de leur vague humaine dans ces corridors sinistres, on ne peut qu’imaginer – à moins qu’il y ait des films – la fureur absolue avec laquelle la poignée de manifestants a été matraquée et bottée, arrêtée et emportée. »
  8. Terry Eagleton, « Le poststructuralisme », dans Critique et théorie littéraire, Paris, PUF (Formes sémiotiques), 1994, p. 135.
  9. Géraldine Muhlmann, op. cit., p. 147.
  10. Id.
  11. « Temple suprême de l’Entreprise, le Pentagone parlait exclusivement de l’homme de la masse et de sa civilisation ; tous les aspects de l’édifice étaient anonymes, monotones, massifs, interchangeables. »
  12. « Il était impossible de distinguer les nouveaux collèges des nouvelles prisons des nouveaux hôpitaux des nouvelles manufactures ou des nouveaux aéroports. Des institutions distinctes étaient en train d’être remplacées par une seule institution. »
  13. « Le roman, quand il est bon, est la personnification d’une vision à même de nous permettre de mieux comprendre d’autres visions. »
  14. Michel Foucault, op. cit., p. 412.
  15. « Le roman doit remplacer l’histoire précisément au moment où l’expérience est assez dramatique, spirituelle, psychique, morale, existentielle ou surnaturelle pour mettre à nu le fait que l’historien, dans sa poursuite de l’expérience, serait obligé de quitter les limites clairement définies de l’enquête historique. »
  16. « Le porte-parole parlait le totalitaire, c’est-à-dire le technologique, c’est-à-dire tout langage qui réussit à se dépouiller de tout contenu moral. »
  17. « Notre propre œuvre littéraire [est] notre seule réponse à la guerre au Vietnam. »
  18. « [u]ne psychologie qui a rendu possibles des guerres comme celle du Vietnam. »

Le roman en question

Revue Chameaux — n° 4 — automne 2012

Dossier

  1. L’espace-temps du roman

  2. Le temps du roman

  3. Julien Gracq et le roman - Des « fleurs coupées » et de la « plante humaine »

  4. Tolstoï ou les itinéraires de l’intention. Une contribution à l’ontologie du roman

  5. Le roman mis à mal

  6. Le miroitement de la complexité. Norman Mailer et le New Journalism américain

  7. La catastrophe statique. Entrevue avec Marc Angenot

  8. Retour sur l’avenir du roman. Entrevue avec Michel Brix

  9. Le roman au temps du loufoque. Entrevue avec François Ricard

Hors-dossier

  1. Design intérieur