La culture « populaire » dans ses contextes. Pour une poétique et une esthétique de la sérialité. Entretien avec Matthieu Letourneux

Par Nicolas Gaille et Mélodie Simard-Houde — Culture pop!

Matthieu Letourneux est Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre-La Défense. Spécialiste des cultures sérielles et médiatiques des XIXe et XXe siècles et de la littérature pour la jeunesse, il a publié Le Roman d’aventures, 1870-1930 (PULIM, 2010), La Librairie Tallandier, Histoire d’une grande maison d’édition populaire (1870-2000) (avec J.-Y. Mollier, Nouveau Monde, 2011), Fantômas ! Biographie d’un criminel imaginaire (avec L. Artiaga, Les Prairies ordinaires, 2013) et Cinéma, premiers crimes (avec A. Carou, Paris Bibliothèques, 2015). Il a réédité chez Bouquins des œuvres de Gustave Aimard, Emilio Salgari, Eugène Sue et la série Fantômas (avec L Artiaga). Il est rédacteur en chef de Belphégor (http://belphegor.revues.org/).

Chameaux : La littérature populaire est au centre de vos préoccupations en tant que chercheur, depuis le commencement de votre carrière et la publication de votre thèse, Le roman d’aventures, 1870-1930 (PULIM, 2010), jusqu’à vos recherches récentes sur une « poétique de la sérialité » en culture médiatique. Avant d’entrer dans le vif du sujet, pouvez-vous nous dire comment est né cet intérêt durable ? S’appuie-t-il en premier lieu sur un plaisir de lecture, une approche ludique de cette production, ou encore sur un intérêt pour un domaine d’investigation neuf, encore peu investi par les études littéraires ?

M. L. : J’aurais bien de la peine à dire comment est né cet intérêt. Je ne pense pas qu’il s’agissait particulièrement d’un goût personnel, car j’ai plutôt une formation classique, et pour le reste, je n’ai ni plus ni moins été nourri de culture populaire que les gens de mon âge – c’est-à-dire que j’en ai énormément consommé… comme tout le monde aujourd’hui. Mais il me semble que c’est là une mutation importante par rapport aux universitaires des générations précédentes : le fait que les ségrégations passées entre grande littérature et littérature de masse (pour le dire grossièrement) ne paraissent plus aussi pertinentes, et que la culture de masse soit désormais au cœur de notre culture collective. Sans doute mon intérêt s’explique-t-il par le sentiment que j’ai – et que beaucoup ont – d’une mutation de la relation à la culture à ses légitimités et à ses pratiques, qui implique d’élargir les objets qui intéressent les études littéraires et artistiques à l’ensemble des objets et pratiques culturels, et donc, du même coup, de questionner l’esthétique et la poétique à partir de ces nouveaux objets et ces nouvelles pratiques, dans le caractère prosaïque des expériences concrètes, au quotidien.

Chameaux : Vos recherches sur la littérature populaire du xixe siècle à aujourd’hui s’inscrivent, plus largement, dans une perspective critique attentive aux supports, aux médias, aux pratiques sérielles et commerciales. Dans cette optique, comment définissez-vous la « culture populaire » telle que vous l’étudiez ? Est-ce que celle-ci serait indissociable de l’essor de la culture médiatique à partir du xixe siècle ? En ce sens, y a-t-il eu, au fil de l’histoire, plusieurs types de « culture populaire » ?

M. L. : À vrai dire, je dois avouer mon embarras avec la notion de littérature populaire – notion fuyante, fourre-tout et qui n’est jamais satisfaisante. Tous ceux qui travaillent sur des corpus comme les miens ressentent cette gêne par rapport à un terme inadapté : quel rapport entre les livres de colportage du premier XIXe siècle, les romans-feuilletons publiés dans la presse et les best-sellers du XXe siècle ? Où s’arrête la littérature populaire ? Aux collections sans noms d’auteurs bien identifiables, comme Harlequin ? Aux auteurs professionnels comme Jean Bruce et les autres polygraphes publiant à la chaîne ? À André Armandy ou Agatha Christie qui possèdent une indéniable qualité d’écrivain, au point qu’on peut sans doute associer leurs récits à des formes middlebrow ? Ou même à Robert Louis Stevenson et Joseph Conrad, qui exploitent eux aussi les stéréotypes des genres populaires ? Comme tout le monde, j’utilise cette notion, parce qu’elle a l’avantage d’être immédiatement significative, mais en ayant conscience qu’elle résiste mal à l’analyse.

C’est sans doute pour cela que j’en suis venu à substituer une réflexion sur la sérialité (qui décrit concrètement les objets et les pratiques sans chercher à les associer à des valeurs et des hiérarchies préétablies) à celle sur la littérature populaire (ou la littérature de masse ou la paralittérature), qui tend souvent à basculer vers des perspectives axiologiques qui ne m’intéressent pas. Si on substitue la notion de littérature sérielle (ou de communication et de pratiques sérielles) à la notion de littérature populaire, on comprend mieux la situation de ces productions dans l’histoire et leur relation au contexte de production. Si on peut décrire une œuvre comme sérielle quand elle inscrit explicitement son acte de communication dans une série plus large de textes qui en détermine l’appréhension (genre ou unité architextuelle moins formalisée, personnages ou univers récurrents, collection thématisée, éditeur, etc.), alors on peut sans doute identifier une poétique et une esthétique de la sérialité. Il existe une poétique contextuelle des textes, puisqu’on suppose que leurs conditions de production et de réception déterminent largement les discours individuels. Dans les pratiques sérielles, un ensemble de contraintes et de techniques qui leur sont associées affecte la nature des œuvres, de leurs structures et de leurs discours. Mais en retour, l’interrogation sur les pratiques sérielles pose un problème d’esthétique, au sens où elle engage un certain type de relation sensible. En effet, le jugement formulé sur l’œuvre engage une évaluation de sa relation aux mécanismes sériels. Quant à l’auteur, il pense la signification de l’œuvre en négociant avec les héritages qu’il investit. À cet égard, la question des communautés interprétatives devient particulièrement importante dans le domaine des productions sérielles, puisque ce sont elles qui font le lien entre les dimensions poétique et esthétique de l’œuvre.

Ma réflexion tente donc d’articuler le contexte de production et de consommation (support, éditeur, mode de distribution, champ éditorial, champ médiatique et transmédiatique, champ culturel) et les textes eux-mêmes (dans une perspective sérielle : celle des architextes, des stéréotypes, des genres, des personnages et univers persistants, etc.). Dans ces conditions, elle est en effet liée à l’avènement de la culture médiatique, puisqu’elle questionne le lien entre sérialisation des supports et sérialisation des pratiques qui leur sont associées. Elle questionne l’évolution des pratiques au fur et à mesure des transformations médiatiques (avec par exemple la multiplication des médias narratifs et des médias mimétiques aux XIXe et XXe siècles).

Il y a en effet une révolution dans les pratiques populaires et la conception de la littérature populaire, avec une rupture majeure représentée par l’avènement de la culture médiatique du XIXe siècle. Le basculement dans la civilisation du journal a imposé une relation médiatisée au monde et une sérialisation des imaginaires dont les conventions étaient liées aux nouveaux supports de diffusion. Par la suite, toute une série de ruptures secondaires vont s’imposer, par exemple avec, dans le domaine de l’édition, la substitution des logiques de collections aux publications dans la presse (entre 1905 et 1920). Mais au XXe siècle, plutôt que des ruptures majeures, on constate en réalité des transformations constantes des imaginaires avec l’apparition des différents médias et les mutations des pratiques. Dans ce cas, les facteurs très nombreux se traduisent plutôt par des mutations contextuelles qui imposent de considérer chaque fois la situation des œuvres, à un moment donné, dans l’espace culturel et médiatique.

C’est ce qui me conduit de plus en plus à chercher à élargir mes recherches sur la sérialité, au-delà des productions médiatiques, du côté d’autres pratiques culturelles qui me semblent essentielles pour penser mes objets. Je tente en particulier d’intégrer les objets et les pratiques du jeu, du spectacle et de la consommation sous toutes ses formes dans le jeu des pratiques sérielles. Ce sont des pistes que j’ouvre à peine, mais qui m’intéressent beaucoup.

Chameaux : Afin d’exemplifier la perspective englobante que vous empruntez pour étudier la sérialité, pourriez-vous nous expliquer, à travers un cas concret de phénomène sériel sur lequel vous vous êtes penché dans le cadre de vos travaux, comment s’articulent les deux facettes de la sérialité telle que vous l’envisagez ? C’est-à-dire, comme vous l’avez mentionné, d’une part, le contexte de production et de réception des œuvres, et, d’autre part, les logiques sérielles repérables dans les textes eux-mêmes.

M. L. : Pour montrer comment les phénomènes sériels sont liés entre eux, on peut prendre l’exemple d’une mutation éditoriale des pratiques sérielles qui va altérer la nature du pacte de lecture et celle des architextes, celle qui se produit au début du XXe siècle.

À cette époque, l’édition populaire opère un important basculement. Le support de diffusion dominant cesse d’être le journal (qui offrait les romans en feuilletons) pour devenir rapidement le volume. Des collections comme celles du « Livre populaire » de Fayard (1907), du « Livre National » de Tallandier (1908) ou des supports comme les fascicules importés en France par l’éditeur allemand Eichler en 1907 imposent le récit complet en un ou deux volumes, quand le feuilleton prolongeait le récit sur des dizaines, et souvent des centaines de livraisons. Dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, une telle rupture éditoriale va entraîner plusieurs mutations. La première tient à l’évolution de l’auctorialité dans les productions populaires, qui se déporte des auteurs aux éditeurs. La publication en volume est adossée au principe de la collection. En organisant les œuvres en collections, souvent thématisées, les éditeurs déterminent un pacte de lecture éditorial qui marginalise l’auteur. Le lecteur achète dans une collection, avec des attentes associées à celle-ci, et reste souvent indifférent à l’auteur.

Ce pacte de lecture éditorial est reformulé en une poétique insistant sur des logiques architextuelles stabilisées : de même qu’on lit dans une collection, on lit désormais dans un genre. Les collections sont d’ailleurs identifiées en genres (« Romans d’aventures et d’exploration », « Le Roman policier ») ; autrement dit, l’appréhension par le biais du genre précède la lecture du texte et en oriente la réception (quand, au XIXesiècle, le genre, limité au sous-titre, avait valeur de description du texte). Le lecteur lit une œuvre de genre (avec des attentes liées à celui-ci) qu’il évalue dans cette perspective. Cela a une conséquence en retour sur la nature des textes, avec une fixation des caractères génériques. Les auteurs respectent davantage les contraintes du genre. Les œuvres perdent de cette mixité et de cette plasticité architextuelle qu’elles possédaient dans le feuilleton.

Mais, en même temps que se développent l’écriture et la lecture dans le genre, les unités architextuelles elles-mêmes se transforment. Avec le développement du principe des volumes et des collections, on constate en effet un changement de format des textes, beaucoup plus courts, ce qui va considérablement altérer leur structure narrative et, indirectement leur façon de parler du monde. Les dimensions du feuilleton n’étaient pas fixées, mais dépendaient du succès des œuvres. Dès lors, la structure des récits était ouverte et paratactique, de façon à ce que les auteurs puissent allonger ou raccourcir les textes à volonté. Le lecteur était de son côté plus sensible au niveau épisodique, considérant la superstructure du récit comme une garantie de clôture qui pouvait sans difficulté être inlassablement repoussée tant qu’elle était promise. Par la suite au contraire, les dimensions sont fixées par des contraintes éditoriales – celles du support ou de la collection. L’auteur produit son texte en fonction de ces contraintes, revalorisant largement la superstructure. Un tel bouleversement a fait voler en éclats les modèles génériques hérités du XIXe siècle. L’exemple du roman d’aventures en est frappant : alors qu’au XIXe siècle, il est dominé par des récits de voyage, de chasse ou de défis extraordinaires – formes paratactiques permettant de prolonger le plaisir du lecteur par des péripéties extraordinaires retardant le retour du héros – au XXe siècle, les formes resserrées des volumes conduisent les auteurs à abandonner ces formats pour des récits plus concentrés en un lieu ou autour d’un enjeu. Or, la mutation des architextes est majeure, puisqu’elle se traduit thématiquement par une prise en compte des bouleversements géopolitiques : quand le voyage offrait la vision d’un monde à découvrir et à conquérir (mettant en scène une idéologie de la colonisation en marche), le roman d’aventures de l’entre-deux-guerres proposait la vision de territoires déjà pacifiés, mais menacés par des rebelles ou des puissances ennemies (mettant en scène une idéologie de la consolidation et de la légitimation coloniale). Autrement dit, les changements médiatiques, en reconfigurant le système des genres, leur permet d’enregistrer les mutations du monde et du discours social qui lui est associé.

On voit comment s’articulent sérialité médiatique, sérialité générique et sérialisation des imaginaires. Les pratiques sérielles sont toujours le résultat d’une réinterprétation subjective et située (celle de l’auteur ou du lecteur). Il y a en effet réinterprétation d’un contexte interdiscursif et d’un héritage culturel. On ne peut comprendre un processus sériel ou une œuvre sérielle sans les ressaisir dans leur cadre culturel et médiatique, avec leurs contraintes, leurs tensions et leurs cohérences.

Chameaux : Dans vos travaux récents, vous vous penchez sur la sérialité notamment à travers le prisme de la mondialisation et des logiques d’appropriation. À l’aide d’un exemple concret, pourriez-vous nous expliquer comment les modèles circulent et se transforment au gré des différentes appropriations culturelles et nationales ? Encore une fois, les phénomènes que vous étudiez vous amènent à adopter une perspective englobante ; plus tôt, il s’agissait d’étudier à la fois les conditions de production / réception et la poétique des œuvres, ici, par la prise en compte de la mondialisation, de réalités françaises, anglaises, américaines, québécoises, vous opérez un décloisonnement des frontières nationales. Nous aimerions savoir quelles conséquences ont ces décloisonnements sur votre pratique de chercheur ; qu’est-ce que cela implique, concrètement ?

M. L. : Si on part du principe que les œuvres sérielles mettent en jeu une relation avec un ensemble de textes qui les portent et en orientent le sens, alors la question du contexte est fondamentale. L’auteur écrit d’un lieu situé dans l’espace médiatique, littéraire, discursif, et le lecteur lit également en contexte. Dès lors, les œuvres qu’ils convoquent pour produire cette communication sérielle varient en fonction du contexte (historique, culturel, médiatique, mais aussi social ou géographique par exemple) qui est le leur, conduisant à d’infinies variations dans les définitions architextuelles. La communication sérielle doit toujours se penser comme étant le résultat d’une communication localisée.

Dès lors, comment les choses se passent-elles quand une œuvre ou un genre circulent d’un pays à l’autre, c’est-à-dire d’un contexte sériel à l’autre ? Cela ne va pas sans ajustements, sans adaptations aux situations culturelles (et à leur organisation en séries médiatiques ou architextuelles) qui accueillent les œuvres. Pensons par exemple à la façon qu’ont eue le polar et le néo-polar français de réinventer le roman hard boiled américain à partir de ses propres logiques sérielles. On pourrait citer également la manière dont Emilio Salgari et ses épigones reformulent le roman d’aventures coloniales français dans le contexte d’une culture italienne peu marquée par les politiques impérialistes.

Mais s’il est un cas qui est significatif, c’est celui du récit de mystère urbain, puisqu’il s’agit d’un des tout premiers genres à avoir connu une circulation internationale. Après le succès des Mystères de Paris, le roman d’Eugène Sue a été imité dans tous les pays occidentaux, sans doute parce qu’on pouvait, à partir des conventions qu’il offrait, décrire les transformations sociales, économiques et culturelles de la société urbaine du XIXe siècle. En un sens, le genre des « mystères urbains » a été la première étape d’une mondialisation des imaginaires de la modernité (avec les récits de Walter Scott et de Fenimore Cooper). Mais cette mondialisation n’a certes pas consisté en une simple standardisation des imaginaires. Chaque pays a réinventé les codes du genre en les acclimatant aux séries médiatiques dominantes de la culture populaire nationale, et aux conventions qui leur étaient associées. Cela transparaît nettement dans la façon qu’ont les imitateurs du mystère urbain de l’adapter à leur culture. En Grande Bretagne, le genre se réinvente à partir des penny bloods puis des penny dreadfuls, dont les modes de distribution et de consommation appellent des imaginaires plus transgressifs. Le texte apparaît plus équivoque, laissant une place aux discours de rébellion sociale (même après que le succès des premiers auteurs du genre, comme le très radical Reynolds, ait laissé la place à des professionnels de la plume) et oscillant entre modernisme et scènes racoleuses. Aux États-Unis, le genre intégrera les conventions des récits de type dime novels, faisant de la découverte de la ville et de ses vices une métaphore de l’expérience des migrants aux États-Unis en même temps qu’un portrait des mutations rapides du pays. Dans ces deux premiers cas, on voit comment l’imaginaire architextuel est en partie reconfiguré à partir des conventions liées aux séries médiatiques locales. Même au Québec, où le genre n’a connu que des imitations très ponctuelles, on peut constater ce type de négociations. Dans le mystère urbain qu’il écrit, Henri-Emile Chevalier tente de mêler l’imaginaire du coureur des bois et les conventions du feuilleton (même si le Montréal de son époque reste très éloigné du Paris de Sue) ; Hector Berthelot fait de sa version des Mystères de Montréal un roman à clé pour parler de ses contemporains, suivant des préoccupations qui sont celles de la presse satirique ; enfin, Auguste Fortier tente de combiner le mystère urbain avec un roman national reprenant les grandes scènes du Canada français humilié. Mais dans chacun des cas, le Québec exprime aussi sa marginalité par rapport aux systèmes médiatiques dominants à travers une série de retournements dialogiques : cela se traduit par un jeu sur le pittoresque chez Chevalier, par une volonté de mettre à distance l’espace de la ville chez Fortier, et par une logique parodique chez Berthelot. Chaque fois, ces procédés mettent en évidence le fait que, dans les pratiques sérielles, la reprise obéit autant à une logique de l’écart qu’à un principe d’imitation.

Ce que cet exemple montre, c’est que les processus de mondialisation des imaginaires sont toujours le résultat de négociations des formes importées avec les séries culturelles et médiatiques locales, dans un jeu oscillant entre imitation et singularisation. C’est cette dynamique qui est passionnante quand on accepte d’interroger les pratiques sérielles – celles en particulier des genres et des imaginaires collectifs – non à partir de catégories transcendantes (et anachroniques, osons le dire), mais en recontextualisant ces pratiques dans leur histoire et leur cadre socio-culturel et interdiscursif. On a l’impression d’entrevoir la dynamique qui meut les imaginaires médiatiques, avec leurs rapports de force et leurs contradictions.

… Concrètement, quelle est l’incidence de ce décloisonnement sur mes pratiques de chercheur ? D’abord, il me conduit à manipuler des masses importantes de textes, et donc à privilégier une logique de distant reading : moissonnage de collections, sélection de corpus représentatifs, lecture en diagonale des textes, concentration sur des moments clés des récits… Cela suppose aussi de déhiérarchiser l’appréhension des textes, de ne pas se concentrer sur les œuvres majeures, de ne pas rechercher la perle rare, mais de tout lire, ou en tout cas de lire suivant une logique de représentativité. Cela peut paraître aride, mais il n’en est rien. Ces textes étaient ceux qui plaisaient aux lecteurs de jadis, qui nourrissaient leurs imaginaires. Les ressaisir dans leur contexte, c’est aussi retrouver ce plaisir d’une époque, et en comprendre les motifs.

Chameaux : Nous aimerions conclure cet entretien sur un terrain plus réflexif, quant à la place des études sur les grands corpus de presse, les productions sérielles et médiatiques dans l’institution universitaire. Au Québec, l’université s’est ouverte à la culture populaire dans les années 1970 et 1980, avec les travaux des pionniers qu’ont été, en ce domaine, Marc Angenot ou André Belleau. On dit souvent que l’université française, pour sa part, est plus attachée au corpus canonique, à l’histoire littéraire établie. Or, votre propre parcours, tout comme l’effervescence actuelle des recherches sur la culture médiatique, laissent croire que les choses ont bougé et que ce constat n’est plus valide aujourd’hui. Est-ce un effet de perspective ? Ce champ de recherche a-t-il bel et bien gagné sa légitimité ou fonctionne-t-il toujours, en dépit de sa vivacité, en vase clos ?

M. L. : D’abord, il n’est pas tout à fait exact que l’université française soit restée rétive aux études sur les productions populaires. Le fameux colloque de Cerisy de 1967, les travaux de René Guise et de Jean-Claude Vareille, les recherches menées à Limoges sous la houlette de ce dernier, puis de Jacques Migozzi, démontrent un intérêt constant pour ces questions. En revanche, ces objets sont toujours restés très marginaux dans l’économie symbolique de l’université. Il est possible que la situation change, mais ce n’est pas certain.

Ma position personnelle en tout cas est la suivante. Je ne pense pas qu’on gagne à raisonner en termes de champs de recherche. Il s’agit moins de modifier le champ de recherche que la perspective. Pourquoi ? Parce que ce qui a changé, c’est la conception collective de la culture, glissant d’une culture lettrée, fondée sur un modèle distinctif, vers un ensemble de pratiques culturelles plus diversifiées – autrement dit d’un modèle plus proche de la conception de Pierre Bourdieu vers un modèle plus proche de ce que décrit Bernard Lahire. Dans ce second cas, on voit se multiplier les hiérarchies et les systèmes évaluatifs différents, suivant les situations de communication qui les produisent. On s’en rend bien compte par exemple avec la pop music, les séries télévisées ou la bande dessinée : d’abord, alors qu’il y a une cinquantaine d’années une partie de la population se disait étrangère à ces productions « illégitimes », aujourd’hui, elles sont consommées par tous ; mais elles le sont à travers des stratégies d’évaluation et de légitimation concurrentes (ces stratégies qui peuvent s’inscrire, par exemple, dans une perspective légitimiste classique, subculturelle ou encore contreculturelle). Cette fragmentation de la culture et des modèles d’évaluation dans des contextes différents met en crise les fondements mêmes sur lesquels repose la discipline littéraire, comme transmission d’un patrimoine et d’un goût unifiés. Or, cette crise est fondamentale, puisque la seule légitimité d’une formation comme la nôtre tient à sa prétention à étudier la culture. Dès lors, si le modèle de notre culture change, nos questionnements doivent changer également. Dans le cas contraire, nous nous contenterons d’affirmer notre culture contre la culture, c’est-à-dire une fiction.

Il ne s’agit donc pas d’élargir notre discipline à de nouveaux champs d’étude (ce qui reviendrait à maintenir l’idée d’une hétérogénéité d’essence entre le corpus hérité et le reste des productions « paralittéraires »), mais plutôt de changer de méthode, et de ressaisir les productions culturelles de façon transversale, d’une façon qui serait plus en accord avec ce qu’on appréhende comme la culture. Selon moi, il faudrait le faire en élargissant nos objets non seulement au-delà des productions littéraires, mais au-delà des productions textuelles, et même au-delà des productions artistiques (dans un prisme d’objets qui mènerait aux biens manufacturés et aux emballages de biens alimentaires). Ressaisir la culture de façon élargie revient à s’ouvrir à une masse vertigineuse de nouveaux objets, même si c’est au prix d’un glissement d’une lecture intensive vers des lectures extensives. Il s’agit également de délaisser le modèle patrimonial d’une histoire axiologique pour s’ouvrir à une logique d’histoire culturelle recontextualisant les pratiques et ressaisissant les œuvres dans le jeu interdiscursif. Mais cela ne veut pas dire qu’on quitterait la perspective littéraire pour celle d’une histoire culturelle. Les outils qu’a forgés notre discipline sont extrêmement puissants, et ce ne sont pas les mêmes que ceux des historiens. Ils permettent de s’inscrire au sens fort dans la perspective d’une poétique et d’une esthétique. C’est donc bien un enjeu majeur (et passionnant) pour notre discipline de repenser son rôle.

Culture pop!

Revue Chameaux — n° 7 — automne 2015

Dossier

  1. Culture pop!

  2. Les possibilités de la fiction - Entretien avec Richard Saint-Gelais

  3. La culture « populaire » dans ses contextes. Pour une poétique et une esthétique de la sérialité. Entretien avec Matthieu Letourneux

  4. Tel que vu à la télé : La figure d'auteur dans les romans écrits par des personnages de séries télévisuelles

  5. Blues pour Élise : le (black) Sex and the city de Léonora Miano ?

  6. Culture pop, culture tatouée

  7. Vraies actrices, fausses histoires. Le trompe-l'oeil musical de Maïwen dans Le bal des actrices

  8. Le spectateur surréaliste

  9. Pour une fiction des écrans hypermédiatiques. Le roman contemporain au prisme de la culture pop