« Occupation des oisifs. » On reconnaîtra ici la définition que Flaubert donne, dans son Dictionnaire des idées reçues, du mot littérature. Le coup d’œil vaut le détour : « Littérature : occupation des oisifs ». Dans ce cas, nous sommes tous des oisifs par excellence. Mais, pour en venir à notre « problème », que peut-on faire contre cette doxa ? La doxa qui déclare candidement que la littérature ne « sert à rien », que c’est un « loisir », pire, une « évasion », voire une « détente ». Mais attention, nous ne souhaitons nullement remplacer une opinion courante par une autre, c’est-à-dire prôner l’inversion suivante : « Contrairement à ceux qui disent que la littérature ne peut rien, nous, on croit qu’elle peut tout. » La doxa ne doit pas être doublée d’une paradoxa. Roland Barthes a écrit quelque chose là-dessus : « Formations réactives : une doxa est posée, insupportable ; pour m’en dégager, je postule un paradoxe ; puis ce paradoxe s’empoisse, devient lui-même concrétion nouvelle, nouvelle doxa, et il me faut aller plus loin vers un nouveau paradoxe. »
Rassurez-vous tout de suite, chers lecteurs, chères lectrices. Nous ne souhaitons en aucun cas vous engluer dans notre petite idée de la littérature. Nous vous invitons plutôt, comme c’est l’objectif de notre Chameaux,à entamer avec nous une réflexion dont l’objet est, comme l’a si bien dit Flaubert, notre « occupation ». Bien loin de prétendre qu’une vie sans littérature ne vaut pas la peine d’être vécue, nous nous demandons plutôt ce que vaut la vie littéraire. Bien sûr, ce questionnement seul montre la fragilité, la précarité de la place de la littérature dans notre société. Si même ceux qui y consacrent tous leurs efforts s’appliquent à la remettre en question, la valeur de la littérature ne doit certainement pas être bien enracinée dans l’esprit des femmes et des hommes de notre temps. D’un autre côté, on peut voir dans l’exigence de cette remise en question l’essence même de l’esprit littéraire se révéler : le doute, la nuance, la réévaluation des valeurs, les idées, même les plus fortes, toujours ornées d’un petit « ? »… N’est-ce pas là une manière dont nous avons fait l’apprentissage dans le giron même de la littérature ?
Prévue depuis les balbutiements du projet de Chameaux, bien avant que les thèmes des deux premiers numéros aient été trouvés, développés, la question du pouvoir de la littérature avait été désignée comme devant faire l’objet d’un numéro futur. Ce questionnement nous était épineux, problématique, chargé d’enthousiasme et de mauvaise conscience. C’est ainsi que pour notre troisième numéro, bien adossés au pied du mur, nous en sommes arrivés à nous poser la question : « Que peut la littérature ? Pourquoi ai-je l’impression de devoir la défendre ? Comment a-t-elle réussi à m’attacher à elle ? Pourquoi m’est-elle essentielle, irremplaçable ?… L’est-elle ? »
L’idée de donner la parole à divers acteurs du milieu littéraire est apparue d’un besoin de diversité des points de vue sur la question. Plutôt que de poursuivre notre formule habituelle (un numéro, une entrevue, un seul interlocuteur), nous avons voulu créer une discussion plus large, faire des pages de Chameaux un espace ouvert où plusieurs discours puissent se côtoyer, dialoguer, voire s’entrechoquer. Misant sur la pluralité, nous avons demandé à des professeurs, des metteurs en scène, des comédiens, des critiques littéraires, des écrivains et des traducteurs ce que pouvait, pour eux, la littérature. Nous avons pris le parti de publier tout ce que nous avons reçu, sans entraver la circulation des idées par une sélection fondée sur notre propre point de vue, notre propre goût. Vous trouverez donc les réponses que nous avons reçues, indiquées en italique dans la table des matières, intercalées entre les essais critiques que nous avons sélectionnés pour ce numéro. Pierre Nepveu, Jean-Noël Pontbriand, Frédéric Dubois, Olivier Schefer, Tatiana Mogilevskaya, Alexandre Sadetsky, Louise Dupré, Jean-Philippe Joubert, Hugues Frenette, Normand de Bellefeuille et Maurice G. Dantec nous ont fait l’honneur de se prêter au jeu et de réfléchir avec nous au pouvoir de la littérature.
Les pages de ce numéro présentent, outre le résultat de ces collaborations spéciales, une sélection d’essais critiques ou libres sur le même thème : le pouvoir de la littérature.
L’essai de Pierre Vinclair, « La littérature et le pouvoir », propose une réflexion sur la relation entre la parole et le pouvoir. Selon Vinclair, la parole littéraire, en tant qu’antithèse de la parole performative, permettrait de contester un usage contraignant, voire agressif du langage, en en privilégiant un usage qu’on pourrait qualifier d’antipolitique. La littérature œuvrerait ainsi à « vacciner les corps contre la politique, selon un programme qui pourrait se résumer de la manière suivante : la signification, mais sans la performativité ; l’ordre, sans le pouvoir. »
« Comme une odeur de brûlé… Pour une histoire compréhensible de la destruction des livres », de Mathieu Bédard, est un essai sur l’histoire de l’autodafé. En se référant à Gaston Bachelard et à Mircea Eliade, Bédard présente un approfondissement théorique de cette sinistre pratique du bûcher littéraire. Pourquoi ressent-on le besoin de brûler les livres, et que cela nous enseigne-t-il sur le pouvoir de la littérature ? « Pareil à la vieille blague de l’arroseur arrosé, l’autodafé pourrait-il consolider une certaine vision canonique, voire dogmatique, de la littérature, servant paradoxalement l’ordre offensé ? »
Julie St-Laurent, quant à elle, nous donne à lire pour ce numéro un essai de style libre, « Raisons de vivre heureux », dans lequel elle soutient une position minimaliste mais enthousiaste sur le pouvoir de la littérature. En présentant sa vision de l’esthétique de deux artistes en apparence assez éloignés l’un de l’autre, Francis Ponge et Fred Pellerin, elle rapproche la pratique de la poésie de celle du conte dans une même visée de réenchantement du réel et de réappropriation du langage.
De son côté, Anne Cadin propose « Ce que peut le roman noir », un essai traitant du rapport du roman noir à l’éthique. La littérature a-t-elle une responsabilité vis-à-vis des normes morales et de la bienséance ? Le roman peut-il avoir une influence concrète sur les mœurs ? Cadin traite cette question en présentant une étude de la réception de J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian, alias Vernon Sullivan.
Finalement, vous pourrez lire dans ce numéro l’essai de Mathieu Simoneau, « L’ “homme agonique” n’est pas un homme qui s’éteint ». Partant de l’idée que la constitution de l’homme le contraint à la sensation d’être étranger au monde, Simoneau défend la thèse selon laquelle la poésie serait pour l’homme un remède à cette intenable position, permettant de combler une « absence », un « manque ». Dans une réflexion personnelle alimentée par l’analyse de certains poèmes d’Eugène Guillevic et de Gaston Miron, Simoneau approfondit l’idée qu’il « existe un lieu de rapatriement » au cœur des choses, permis par la parole poétique, qui peut constituer une échappatoire au sentiment d’exil de l’homme au cœur du monde.
Nous présentons également dans ce numéro le résultat d’une collaboration entre la revue Chameaux et les étudiant(e)s du cours « La littérature en guerre (1939-1945) », donné par Emilie Martz Kuhn à l’Université Laval à l’automne 2009. Vous pourrez y lire les essais de Stéphanie Desrochers, d’Anne-Catherine Gagné, de Mélina Malo et de David Bélanger. Vous trouverez en page 98 des informations supplémentaires sur la nature de ce partenariat et sur les essais constituant cette section du numéro.
Bonne lecture !