Jean-Philippe Joubert, directeur artistique de la compagnie de création théâtrale Nuages en pantalon, est actif dans le milieu théâtral québécois depuis sa sortie du Conservatoire d’art dramatique en 2001. En plus des nombreuses créations de sa compagnie, qu’on pense à Satie, agacerie en tête de bois, à Lucy ou à ses créations pour jeune public, Si tu veux être mon amie ou L’ombre de l’escargot, Joubert s’est également attaqué à la mise en scène de pièces de répertoire. Cette année, il a assuré la mise en scène de L’école des femmes de Molière au Théâtre de la Bordée et celle de Charbonneau et le chef de John Thomas McDonough au Théâtre du Trident. Il a accepté de nous rencontrer au Théâtre Périscope pour discuter littérature, théâtre et engagement social.
CHAMEAUX — Dans votre pratique du théâtre, considérez-vous pertinent de concevoir le texte de théâtre comme un genre littéraire ? Quelle place accordez-vous au texte dans votre travail ?
JEAN-PHILIPPE JOUBERT — D’abord, il faut dire que je suis surpris qu’on fasse appel à moi pour parler du texte de théâtre, puisque justement ma pratique artistique n’est pas d’abord centrée sur le texte. Malgré tout, lorsque j’ai reçu la question, j’ai été tenté d’en profiter pour réfléchir à mon rapport à la littérature. J’imagine qu’il y en a un quelque part — après tout, j’ai étudié en littérature à l’université, avant de continuer au Conservatoire. À mon avis, étudier le théâtre dans un cours de littérature est nécessairement prendre le théâtre de façon incomplète. Si le texte de théâtre se suffit à lui-même, c’est qu’il n’est pas vraiment du théâtre. Ce serait plutôt une forme littéraire dialoguée, comme on en retrouve chez Platon ou chez Diderot. Après, ces textes peuvent devenir du théâtre, comme l’a montré Pupulus Mordicus avec Jacques le fataliste justement. Pourtant, à la base, ces textes n’ont pas de vocation théâtrale. Quand on travaille un texte de théâtre le moindrement bien fait — je pense par exemple à L’école des femmes de Molière, sur lequel j’ai travaillé récemment —, on sent que quelqu’un d’autre que l’auteur (ou alors l’auteur lui-même, mais en tant que comédien ou directeur de troupe) est passé sur le texte pour le préparer à la scène. Le théâtre est incomplet quand on ne fait que considérer le texte. Il faut faire intervenir la vision d’autres personnes que le dramaturge pour que le théâtre existe : les acteurs, le metteur en scène — même si la mise en scène, c’est quelque chose d’assez récent (je trouve que c’est une invention intéressante, mais ça demeure assez récent) —, un décorateur, un costumier, un éclairagiste, et même maintenant de la vidéo, de la musique : toutes les formes artistiques qui se rejoignent autour d’une trame, qu’elle soit narrative ou pas, et qui font le théâtre.
CH. — Donc, l’impulsion du processus de création d’une pièce ne vient pas du tout du texte, dans votre travail ?
J.-P. J. — Je dirais non, sauf quand je dois m’attaquer au répertoire. Quand on me propose Charbonneau et le chef ou encore L’école des femmes, c’est sûr qu’il faut d’abord lire le texte. Mais dans ma pratique, même là, d’emblée je me pose en disant que le texte est incomplet. Parce qu’il y a quelque chose d’autre que je veux poursuivre. Par exemple, pour L’école des femmes, j’avais envie de me mettre en dialogue avec Molière. La trame de sa pièce avait été choisie pour son époque. Moi j’ai choisi quelque chose de Molière qui a un écho aujourd’hui. L’idée n’était pas de le transposer en le mettant en jeans. On a essayé de conserver l’acuité du texte en l’intégrant à un contexte musulman. Pour Charbonneau et le chef, les traducteurs avaient ajouté une dimension plus communautaire à la pièce : la pièce originale anglaise n’a pas ces scènes de groupe. J’ai voulu conserver cette idée, donc j’ai gardé le chœur tout le long de la pièce, et c’est cet élément-là qui a constitué notre base de travail.
CH. – Quelle serait selon vous la différence entre le pouvoir qu’aurait spécifiquement un texte et celui qu’aurait le théâtre comme moyen d’expression ?
J.-P. J. — Il y a des différences énormes. D’abord, parce que l’un se fait dans la solitude, alors que l’autre se fait collectivement. Des deux côtés. L’un s’écrit en solitude et se lit en solitude, alors que l’autre se crée en groupe et se reçoit en groupe. Cette différence induit une tout autre dimension d’expérience. Mais je pense que le théâtre contemporain conserve une chose de l’expérience de la littérature : il se propose comme incomplet, et s’attend à ce que le spectateur le complète.
CH. — Comme le lecteur dans la solitude…
J.-P. J. — Comme le lecteur qui devient coauteur de l’œuvre par sa réception, et par son imagination. Ce n’est donc pas le même processus, mais il y a cette correspondance que je vois entre les deux. Ensuite, il faut dire que le pouvoir d’évocation du texte littéraire et du théâtre ne passe pas par les mêmes zones. Je n’encouragerais personne à ne pas lire, évidemment, mais la littérature n’est pas nécessairement faite pour tout le monde. Le mot n’a pas la même puissance d’évocation pour tous. Pour certains le mot est très évocateur, pour d’autres, le mot conserve une certaine froideur, une certaine distance. Au théâtre, il y a généralement plusieurs éléments auxquels le spectateur peut s’accrocher. Ce qui fait que si on n’attrape pas le mot, on va attraper l’image, ou on va attraper l’ambiance, le rythme… En principe, une bonne mise en scène doit compléter le mot, doit permettre à tous les éléments qui font le théâtre — le mot, la lumière, le mouvement, etc. — de s’ajouter en couches signifiantes, qui se complètent et qui se renforcent.
CH. — Qui portent le même message ?
J.-P. J. — Ou des messages complémentaires. Et donc il se peut qu’on reçoive de la pièce un message partiel, parce qu’on ne reçoit que le mot, ou que la mise en scène, ou que la musique, mais il devrait y avoir dans tout l’éventail quelque chose, en tout cas, auquel on s’accroche. De ce point de vue, la littérature est en un sens plus limitée par son mode d’expression, et en même temps elle permet plus de possibilités à l’imagination. Je peux très bien écrire : « Et à ce moment, une armée de Gengis Khan débarque dans mon salon. », et puis vous imaginerez ce que vous imaginerez, alors qu’au théâtre, je peux le dire aussi. mais ça va prendre un peu plus de bonne foi !
CH. — Et de matériel !
J.-P. J. — Peut-être pas, non plus. Parfois, on peut tout avec rien. Il y a aussi cette possibilité d’évocation au théâtre mais, au théâtre, elle repose sur une convention.
CH. — Donc, le théâtre, pour vous, serait un moyen de communication plus complet ?
J.-P. J. — Soyons très personnels. Certains seraient complètement en désaccord avec moi, et ils auraient tout à fait raison. Pour moi, la littérature n’est pas suffisante. Il me manque le corps, il me manque l’incarnation, qui pour moi est très importante.
CH. — Dans vos choix de pièces, autant du côté de la création que de ce que vous avez accepté de mettre en scène quand on vous le demandait, particulièrement dernièrement, il semble se dessiner une volonté d’engagement de votre part. Vous abordez des thématiques sociales, que ce soit la guerre israélo-palestinienne dans Si tu veux être mon amie, ou encore l’égalité des sexes dans L’école des femmes. C’est quelque chose qui vous tient à cœur, c’est un pouvoir que vous donnez au théâtre, l’engagement social ?
J.-P. J. — Oui. J’aime bien qu’on parle d’engagement social parce que, généralement, on parle plutôt de théâtre engagé, ce qui m’énerve un peu, ou d’un théâtre politique qui ne m’intéresse pas. Mais l’idée d’engagement social me plaît. J’ai envie de parler de ma société. J’ai envie de parler à ma société et de parler de ma société, ce qui n’empêche pas du tout un travail sur les propositions esthétiques. La proposition esthétique de Charbonneau et le chef, par exemple, est très forte, très léchée, très présente aussi. Malgré tout, elle est au service d’un discours sur la solidarité, sur la communauté, sur la mémoire de ces gars et de ces filles dans les mines qui ont fait la grève. La mise en scène respecte le devoir de mémoire qu’on a à faire quand on monte cette pièce-là. Et il faut dire que la création pour la création ne m’intéresse pas tellement. Le concept du « metteur en scène habile » n’est pas ce que je place en premier dans ma pratique. Ce qui m’intéresse dans la mise en scène, c’est la manière dont ça me permet de parler de quelque chose, et surtout de réfléchir — oui, de réfléchir sur quelque chose. Je dis souvent que les pièces que je propose sont des espaces de réflexion. Au théâtre, j’ai envie de proposer un espace de réflexion en commun, un espace de rêvasserie. Cet espace peut prendre des formes très intimes. Lucy en est un exemple parce que, même si elle nous confronte à l’idée d’une généalogie ancestrale, la pièce demeure quelque chose d’intime. Sur d’où je viens, ma descendance, les gens avec qui je suis lié. Pourtant c’est encore une réflexion sociale, sans être aussi politique que Charbonneau.
CH. — Vos spectacles pour enfants sont-ils pour vous une autre façon de vous engager ? Est-ce que vous trouvez important d’intéresser les jeunes au théâtre ?
J.-P. J. — Je suis préoccupé par la fréquentation du théâtre, bien sûr, mais ce n’est pas la mission première d’une compagnie de production théâtrale. Cela dit, les spectacles jeune public, plus particulièrement les deux derniers qu’on a faits, sont centrés sur des thématiques sociales. Si tu veux être mon amie était une proposition on ne peut plus sociale, qui mettait en scène l’amitié d’une jeune Palestinienne et d’une jeune Israélienne, et puis L’ombre de l’escargot aussi, qui portait sur la différence des personnes handicapées. Ces thèmes peuvent prendre différentes formes : à la base, il y a toujours l’idée de parler de ma société aux gens de ma société. C’est ce qui est important pour moi.
CH. — Et cela, peu importe que le texte soit québécois ou d’origine étrangère ?
J.-P. J. — Oui. On peut se sentir lié à des gens qui sont à des milliers de kilomètres de nous. Cet engagement social me semble important. Et puis bon ! On se cherche toujours une utilité en tant qu’artiste…