Louise Dupré est poète, essayiste, nouvelliste, romancière, dramaturge et professeure. Elle a beaucoup publié, et ce dans tous les genres littéraires. Ses recueils de poésie La peau familière (1983) et Noir déjà (1993) ainsi que son roman La memoria (1996) lui ont mérité des prix littéraires prestigieux. Elle s’est également illustrée en dramaturgie avec Tout comme elle (2006). En tant qu’essayiste, elle a travaillé, entre autres, sur la poésie québécoise dans une perspective féministe. Son activité littéraire comprend également une participation de quatre années au collectif des Editions du remue-ménage, une implication de plusieurs années dans la revueVoix et images (dont au poste de directrice de 1995 à 1998) ainsi que l’enseignement de la littérature à l’Université du Québec à Montréal.
Note 1
Que peut la littérature ? Tout et rien. C’est là sa beauté et son drame. Il y a des livres qui ont changé ma vision de la société : par exemple, Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir. Certaines auteures, comme Marguerite Duras, Virginia Woolf ou Anne Hébert, m’ont fait pénétrer si profondément dans la psyché féminine que j’ai découvert là une réalité que je n’aurais jamais cru pouvoir aborder. Mais plus encore : des aspects de moi que je n’aurais jamais soupçonnés. Si je suis devenue celle que je suis, c’est grâce à la présence des livres dans ma vie : livres de recherche, essais, romans, poèmes, nouvelles.
J’existe à partir de la littérature. J’écris à partir des livres que je lis, comme beaucoup d’écrivains. Tout à coup, une phrase s’imprime dans la tête, elle s’impose, elle nous force à reconsidérer notre présence au monde, à la vie, aux autres. Ces phrases de Cormac McCarthy, je me les répète, tous les jours, depuis que mes yeux s’y sont accrochés dans la traduction française de La route : « Toutes les choses de grâce et de beauté qui sont chères à notre cœur ont une origine commune dans la douleur. Prennent naissance dans le chagrin et les cendres. » Ce passage rappelle la fragilité humaine, tout comme notre nécessité de vivre le moment présent, à une époque où le mot futur fait surgir en nous une immense inquiétude. Il n’est pourtant pas question, chez McCarthy, de cette insupportable vision hédoniste qui tend à déresponsabiliser le citoyen actuel, vision à laquelle nous convie sans cesse la publicité ; il s’agit plutôt de nous rappeler que la vie trouve ses assises ici et maintenant, dans une attention soutenue au monde, portée par l’amour.
Il y a heureusement des livres qui sont capables de nous sauver, je veux le croire. Des livres capables de nous sortir du désespoir, du désenchantement, de la monotonie qui nous tuent à petit feu, ou encore de la naïveté, de la stupidité, des lieux communs qui nous font tourner dans les cercles d’une vie étroite, abrutie.
Il y a des livres essentiels, pour ceux et celles qui ont encore du temps pour la lenteur et la réflexion.
Note 2
Figure d’horreur : celle où l’on brûle les livres sur la place publique. Celle où l’on détruit la pensée. Mais n’en est-on pas là, aujourd’hui, de façon plus subtile que sous les nazis, alors que la littérature est noyée dans le bruit des publications qui n’ont rien de littéraire, dans ce qu’on appelle maintenant sans sursauter l’industrie du livre ? Alors que la littérature est de moins en moins présente dans les grands médias, qu’elle est confinée aux ghettos intellectuels, à leurs revues de moins en moins subventionnées, à la bonne volonté d’enseignants qui souvent connaissent peu la littérature parce qu’ils ne l’ont pas fréquentée et, par conséquent, n’aiment pas lire ?
La littérature ne peut rien si elle est ignorée, et l’on sait que l’ignorance est une forme de mépris. La littérature ne peut rien si elle n’est pas accueillie dans la grande presse, enseignée dès le primaire, respectée. Et aimée.
Les livres qui sont des livres vrais sont dangereux, corrosifs, ils sont capables de remettre en question le système, et le système le sait. Mais le système sait aussi que ce ne sera qu’un petit groupe qui les lira, un petit peuple de professeurs, d’étudiants de lettres et de sciences humaines, d’artistes, de résistants somme toute inoffensifs parce qu’ils n’arriveront à mettre que quelques grains de sable dans la grande machine qui fait fonctionner à merveille la pensée conforme, lubrifiée à l’huile télévisuelle et publicitaire.
Note 3
La pire condamnation serait pour moi de n’avoir plus le droit de lire de toute ma vie… Ce verdict ne risque pas d’arriver, pas encore du moins, mais nous risquons par contre de voir de moins en moins de livres subversifs dans les librairies, non pas parce qu’ils seraient censurés, mais parce que, n’étant pas assez lucratifs, ils ne paraîtront pas. On trouve déjà ce phénomène dans le domaine de la chanson, où les compositeurs de la trempe de Ferré, de Brel, de Brassens, de Desjardins, arrivent rarement jusqu’à nous, arrêtés par des promoteurs qui privilégient des voix et des paroles plus « industrialisées ».
La question pour moi est moins de savoir ce que peut la littérature actuellement que de me demander ce nous pouvons, nous, pour la littérature. Nous, c’est-à-dire vous et moi, ensemble, comme membres d’une communauté vigilante, refusant de se soumettre.