Maurice Georges Dantec est un célèbre écrivain français, romancier et essayiste. Aujourd’hui, naturalisé canadien et résidant à Montréal, il se définit publiquement en tant qu’« écrivain nord-américain de langue française ». Dans les années 1980, avant de devenir à temps plein un homme de lettres, il a fait partie de deux groupes de musique rock, Etat d’Urgence et Artefact, et s’est associé aux projets électroniques du musicien Richard Pinhas, y récitant des textes de Gilles Deleuze. Il demeure à ce jour toujours actif dans Artefact. Maurice G. Dantec est converti au christianisme depuis 2004. En 1993, il signe son premier roman, La sirène rouge. Sa production littéraire va du polar à la science-fiction cyberpunk, du journal politique et métaphysique au roman noir théologique. Ses œuvres majeures, tel Babylon Babies, commencent à être étudiées dans certaines universités américaines.
CHAMEAUX — Deleuze et Guattari l’ont dit, c’est connu : la littérature est l’expression et la constitution du politique. Elle se tisse à l’intérieur du social et, inversement, elle est tissée par lui. Votre position sur la question est clairement exprimée dans Le théâtre des opérations II : la littérature est le politique — sans Narration (écrite et orale), pas d’institution ni de culture, et donc pas de nation. La littérature discute des affaires de la polis, dites-vous avec justesse. À cet égard, puisque la littérature intervient dans le processus d’expérimentation du monde, où elle est davantage reconfiguration libre que simple reflet réaliste, pensez-vous que l’écrivain ait une responsabilité sociale ? Si oui, laquelle en particulier ?
MAURICE G. DANTEC — Je dirais plutôt que l’écrivain a une responsabilité asociale. L’écrivain « social » finit inévitablement par devenir l’écrivain des masses, ou pire encore, de l’État, quelles que soient les formes que peut prendre son allégeance au « monstre froid ». Tout écrivain — authentique j’entends — est avant tout un écrivain de la singularité, c’est sa seule chance de prétendre parvenir quelque peu à embrasser l’universel. Le socius est une machine, n’est-ce pas ? Il n’est donc qu’un réseau statistique coincé entre les deux dimensions, l’alpha et l’oméga de toute littérature : l’absolue singularité, la tentative de création infinitaire. Il fait certes partie de la « réalité », et peut donc être incorporé comme tel à une narration qui, vous le notez, est une reconfiguration « libre » et non pas un reflet « réaliste », mais il ne peut en aucun cas prétendre être l’horizon du livre, ou alors nous sommes face aux divers cas d’espèce de la non-littérature française de ce début de siècle.
CH. — Selon Guy Lardreau, « la science-fiction a repris, des mains de la philosophie, la fabrication des mondes ». Si l’âge d’or de la SF a lieu au XXe siècle, période historique qui s’avère celle de la Technique-Monde, qui prend pour toile de fond l’horreur des camps d’extermination, des génocides (et de l’ONU), que peut maintenant, au XXIe siècle et pour les années à venir, le genre science-fictionnel ?
M. G. D. — Je me demande honnêtement si la « philosophie » a jamais pu atteindre sur ce plan le moindre poème de saint Jean de la Croix ou un roman de Philip K. Dick. Seuls les théologiens et les écrivains ont le pouvoir de créer des mondes, grâce au Verbe. Ce que peut le « genre » science-fiction ? Cesser d’être un genre, justement, pour devenir la littérature synthétique de cette Fin de l’Homme, et investir totalement ce qui subsiste du champ de la fiction. Continuer à être une littérature « panhistorique », et surtout, comme le disait Burroughs, je crois, parvenir à être non plus une littérature du temps mais une littérature de l’espace.La science-fiction est en mesure d’exploiter toutes les formes de temporalité, synchronismes, diachronismes, paradoxes, etc., grâce au fait, me semble-t-il, qu’elle considère l’Histoire comme de l’espace en mouvement et non pas comme une succession d’événements séparés. Par conséquent ses modalités narratives échappent à l’incarcération psychologique de la « mémoire » (individuelle ou collective) pour lui substituer une dynamique du devenir, dans laquelle passé, présent, futur sont des variations d’intensité dans le processus d’éloignement, d aliénation. Cela est vrai quant aux principes narratifs mis en jeu dans le récit, mais plus encore pour celui qui en est l’auteur.
CH. – De même, quelles sont les spécificités génériques de la science-fiction qui vous permettent de développer votre écriture et votre pensée ?
M. G. D. – Littérature de la Technique-Monde, et désormais de son au-delà. Par-delà le mécanique, par-delà l’organique, par-delà le numérique. Création de mondes, en effet. Cosmopolitique, pour reprendre Raymond Abellio.
CH. – L’ exercice de l’essai et de la critique poursuit-il d’autres objectifs que ceux de l’écriture romanesque ? Quels sont alors, pour vous, la portée, l’importance, le pouvoir de ces formes littéraires ?
M. G. D. – Je n’écris pas à proprement parler d’essais, ni de « critiques ». En dehors de mon travail romanesque j’ai fait paraître trois volumes d’un journal politique et un certain nombre de textes généralement considérés comme « pamphlétaires ». Comme leur titre l’indique, ils n’ont pas d’autre but que de circonscrire par la compilation des faits « le théâtre des opérations », celui de la guerre totale en cours.
CH. — Des écrits d’exploration de Samuel de Champlain aux romans décrivant l’univers cosmético-bourgeois nihiliste de Nelly Arcand, ce Nouveau Monde, cette terre française d’Amérique a vu sa littérature changer du tout au tout. Après un XIXe siècle folklorique et hésitant, le XXe siècle québécois, lui, a pris davantage conscience du matériau littéraire duquel toute fiction est tributaire. Mais pour des raisons sociohistoriques, la littérature québécoise est demeurée victime du malaise de la langue. En témoignent la figure de « l’écrivain fictif » des années quarante et cinquante, pour reprendre ici l’expression d’André Belleau, ainsi que la dimension métafictionnelle des ouvrages de Ducharme ou d’Aquin notamment, où la maîtrise du langage est un enjeu salvateur et essentiel. Ici, deux questions se profilent, dont voici la première : au Québec, comparativement à la France, que peut la littérature et vers quelles fins se déploie-t-elle ?
M. G. D. — La chance des écrivains québécois est laissée en friche par eux-mêmes. Écrivains nord-américains de langue française de facto, ils ont choisi l’autarcie socioculturelle plutôt que la conquête. Le français avait un avenir en Amérique du Nord précisément parce qu’il était une langue minoritaire et centrale. La littérature canadienne-française est devenue « québécoise », c’est-à-dire corsetée dans divers modèles de jacobinisme artistique appuyés par des idéologies politiques visant à faire de la province une « forteresse assiégée par l’océan anglo-saxon ». Cette mentalité défensive a conduit vers des formes littéraires « créolisées » ou, au contraire, parfaitement adaptées à la néo-culture globale, les deux pouvant aller de pair, au demeurant.
CH. — Deuxième question, qui fait suite à la précédente : cette crise du langage, ce rapport problématique entre le Verbe et la mise en forme, entre le mot et le monde, est-elle vécue par tout écrivain ?
M. G. D. — Par ceux qui le vivent, en tout cas. Il faudrait demander aux spécialistes de l’autofiction, ou à ceux qui écrivent des livres en une semaine de vingt-neuf heures. En ce qui me concerne, le point crucial c’est la mise en rapport entre forme et sens, au centre même de la narration.
CH. — L’omniprésence du langage dans la vie de l’homme, pour qui « le mot est presque tout », dirait Bakhtine, nous oblige à considérer l’impact de la littérature sur le lecteur (et chez l’écrivain qui est d’ailleurs tout autant lecteur). William S. Burroughs concevait la littérature comme un processus viral (réception-destruction-création, dont le triptyque se déclenche dans la quasi-simultanéité). Selon vous, de quelle manière la littérature, ou votre littérature, agit-elle sur le lecteur ?
M. G. D. – J’ ‘ai fait mienne depuis longtemps, et sans le cacher, cette conception « neurovirale » de tout acte littéraire. La littérature est la seule « forme d’art » à proprement parler « télépathique », puisqu’elle permet à des pensées de venir physiquement prendre substance dans l’esprit d’un autre. Inutile d’essayer de cacher le fait qu’elle puisse être classée comme arme de destruction massive.
CH. — Que pensez-vous de la critique « scientifique » en littérature ? A-t-on besoin de spécialistes de la littérature pour assurer la vivacité culturelle de notre société ?
M. G. D. — Critique « scientifique » ? Sur quels types d’équations juge-t-on un poème de Baudelaire ? Quels sont les paramètres « scientifiques » permettant d’évaluer l’intensité du style célinien ? Existe-t-il une méthode scientifiquement éprouvée pouvant mesurer le nihilisme des personnages de Dostoïevski ? Comment fait-on pour analyser « scientifiquement » un roman de Marc Lévy ou d’Anna Gavalda ? Existe-t-il une branche de la science pouvant rendre compte des écrits d’un Yann Moix, ou d’un Marc-Édouard Nabe, à l’exception des études de psychologie comportementale ? A-t-on besoin de spécialistes de la littérature ? Les seuls spécialistes dont la littérature a besoin, ce sont quelques écrivains bien armés. La vivacité culturelle d’une société est le cadet de mes soucis.
CH. — Nietzsche a écrit, et là je cite de mémoire, que pour la plupart des gens les livres ne sont que de la littérature. On sent bien sûr ici toute la critique du philosophe quant à la conception commune qui voit dans l’objet littéraire un produit de fantaisie et de divertissement, sans conséquence. De même, Gilles Deleuze et Félix Guattari s’attaquent, dans leur Kafka, à ce traditionnel statut de l’art et de la littérature, relégués au seul domaine du virtuel. Ils proposent ainsi une nouvelle conception de la littérature : la littérature comme fiction effective. À cet effet, que pensez-vous de la dualité dynamique entre le réel et l’imaginaire en littérature ?
M. G. D. – Je connais cette notion cruciale de Deleuze et j’oserais dire qu’elle m’a beaucoup marquée, puisque dès mes premiers romans j’ai tenté de l’appliquer concrètement. Toute véritable littérature — elle est rarissime — est une machine virale, télépathique qui va fabriquer un monde dans d’autres cerveaux. Ces cerveaux coévoluent avec la « réalité » sensible et avec eux-mêmes ; la fiction devient alors « effective », puisque c’est elle qui, durant ce temps, agit sur le monde. Mais il faut aussitôt contextualiser cette action : la littérature ne conduit à aucun changement social « visible », son domaine d’intervention c’est le réel, donc ce qui reste invisible dans toutes les modalités de Sa Présence, quelles que soient les formes que votre narration sera en mesure de lui donner. Si vous n’écrivez pas par et pour le Verbe, même à l’état d’étincelle éphémère, vous n’écrivez pour personne, même pas pour vous-même. L’écrivain est une sorte d’accélérateur de particules dont le faisceau va briser et reconstruire les structures les plus secrètes du cerveau du lecteur. L’imaginaire ne reste plus confiné à un « récit » préformaté par la volonté de l’auteur, mais devient une « machine » évolutive qui mobilise, motorise la narration comme forme d’intrusion dans le réel et qui, en retour, se trouve en mesure d’enregistrer, de décoder, de recoder les divers secrets dont il est constitué. La première quête de tout « roman policier », c’est justement le roman, et la polis.
CH. – Est -ce que la littérature serait la mise en forme d’une tension entre la vérité et le simulacre ? Et par extension, l’art serait-il la mise en œuvre de la vérité (Heidegger), question que vous soulevez en incipit du Théâtre des opérations II ?
M. G. D. — Tension entre vérité et simulacre ? Sûrement, puisque produire une fiction consiste à créer un monde plus vrai que le vrai. C’est pour cette raison que l’art n’existe pas, ou pratiquement pas. Il est une rareté par définition. Une singularité, expression des singularités, un absolu, expression de cette tension entre hérésie et orthodoxie qui fonde le « dogme », comme le dit Gomez Dâvila.
CH. — Que signifie, pour vous, être ou plutôt devenir « écrivain catholique futuriste » ? Comment s’explique la relation entre christianisme et littérature ?
M. G. D. — Je pourrais vous indiquer l’origine même du Logos, du Verbe vivant, dont tout écrivain est un serviteur — et non l’inverse —, un lointain écho, une harmonique. En fait, les termes catholique et futuristefont redondance puisque le seul futur c’est le Christ. Mais il me fallait mettre les points sur les « i », la rénovation de l’Homme passe par la restauration intégrale du Christianisme. Dans le monde d’aujourd’hui, toute authentique tradition est une avant-garde. En matière de littérature, il ne s’agit pas de produire des écrits de propagande, mais pas plus de faire abstraction de la Présence Réelle, dont tout catholique connaît l’expérience à chaque eucharistie. Il s’agit simplement de laisser parler le roman. C’est le roman la vérité, c’est lui qui sait ce qu’il veut vivre, et comment, c’est lui qui se sert de vous pour contaminer les autres cerveaux, vous êtes son instrument, à vous d’être à la hauteur.