Pierre Nepveu est poète, essayiste et romancier. Il a également été professeur de littérature à l’Université de Montréal. Au fil de sa carrière, il a dirigé la revue Études françaises et codirigé les revues Ellipse et Spirale. Spécialiste de poésie québécoise, il est l’auteur de plusieurs essais, dont L’écologie du réel (1989), récipiendaire du prix Victor-Barbeau de l’Académie des lettres du Québec. En 1981, il a publié, avec Laurent Mailhot, une anthologie de la poésie québécoise qui a connu de multiples rééditions jusqu’à ce jour. Il travaille actuellement à une biographie de Gaston Miron. Pierre Nepveu a reçu en 2005 le prix Athanase-Davidpour l’ensemble de son œuvre.
CHAMEAUX — Votre parcours littéraire témoigne d’activités assez diversifiées : d’un côté l’essai, la poésie et le roman, de l’autre l’enseignement et la recherche. Parmi toutes ces pratiques, y en a-t-il une qui vous est plus chère qu’une autre ?
PIERRE NEPVEU — La poésie est mon fil conducteur. Je considère qu’elle est mon langage de base, de prédilection, celui auquel je reviens toujours, même si je m’en suis déjà éloigné parfois assez longtemps. Pour moi, la poésie est à la fois un langage affectif et un langage sur le monde. Elle me permet d’exprimer certaines choses que je ne peux vraiment pas dire autrement, et qui ne sont pas purement de l’ordre de l’analyse. Je pense qu’elle touche le métaphysique, les grands enjeux, et que bien sûr elle fait aussi appel au corps.
CH. — Vous voulez dire que la poésie aurait une dimension plus physique, plus viscérale ?
P. N. — Oui, il y a quelque chose de physique dans la poésie, et qui passe dans la voix. La voix, c’est à la fois le plus profond du corps et ce qui le transcende, l’ouvre au monde et à l’espace.
CH. — Si vous aviez un pouvoir ou une force spécifique à rattacher à la poésie plutôt qu’à un autre genre littéraire, quelle en serait la nature ?
P. N. – J’ estime que la poésie est un art de la densité. Pour moi, c’est la possibilité de mettre en interrelation plusieurs éléments de la réalité dans un petit espace. Quand je dis petit, je n’entends pas nécessairement des poèmes très brefs, mais plutôt d’un autre ordre de concentration que, par exemple, le roman, dont la matière s’organise dans un temps proprement narratif. La temporalité poétique est beaucoup plus concentrée — le passé, le présent et le futur s’y télescopent. Le poème implique donc un travail de corrélation : différents éléments se trouvent à cohabiter, interreliés dans un espace à haute densité.
CH. — « La femme qui dort dans le métro », une suite qui ouvre votre recueil poétique Les verbes majeurs,met en scène une immigrante qui travaille la nuit. Qu’est-ce qui motive cet intérêt envers la figure de l’immigrant ?
P. N. — C’est une longue, une très longue histoire. D’abord, des éléments autobiographiques : j’ai déjà fréquenté des milieux d’immigrants, surtout le milieu jamaïcain, à Toronto puis à Montréal. Ensuite, un projet de recherche du nom de « Montréal imaginaire », auquel j’ai travaillé avec Gilles Marcotte et notre équipe, entre 1987 et 1992. L’idée était d’étudier la littérature montréalaise, et surtout la représentation de la ville dans la littérature. En creusant, on a forcément rencontré les immigrants, les Juifs par exemple, et puis, pour une période plus récente, les Haïtiens, les Italiens. Je dirais que la découverte de la littérature juive montréalaise m’a été fondamentale dans cette perspective de recherche. Parce qu’il s’agit d’un autre type d’immigration, plus ancienne que celle des Antillais, qu’ils soient Haïtiens ou Jamaïcains.
CH. — Il me semble que notre imaginaire, du moins depuis la Deuxième Guerre mondiale, associe presque naturellement l’identité juive à l’exil et au cosmopolitisme…
P. N. — Tout à fait. Mais enfin, à Montréal, c’est bien antérieur à la Deuxième, même à la Première Guerre mondiale. Il faut dire aussi, pour en revenir à votre question sur l’immigration, que le tournant des années quatre-vingt a lui aussi été déterminant. Il y a eu la défaite du référendum, un certain questionnement chez les intellectuels québécois, l’apparition de nouveaux courants littéraires marqués par la postmodernité. À ce moment sont arrivés, en tout cas à Montréal, la revue Vice Versa et plus généralement le courant des écritures migrantes, par exemple avec Régine Robin, qui a publié La Québécoite. J’ai fini par m’intéresser beaucoup à cette littérature. Il s’agit d’un autre élément qui s’est ajouté à ce que j’ai vécu auparavant, dans ma vie personnelle et professionnelle. Quand j’y repense, cela me paraît bien éloigné de mon milieu natal, le quartier montréalais de la Petite Patrie, un milieu très homogène !
CH. — À l’époque actuelle, où le « Speak White » a cédé la place au « Speak What », pensez-vous que la littérature puisse aider à débrouiller la question des accommodements raisonnables et de la cohabitation des cultures ?
P. N. — La littérature ne peut donner de « solutions » mais elle étale les enjeux, les fait travailler. Mon ami Gilles Marcotte a récemment fait un livre dont le titre est La littérature est inutile. J’aime bien ce titre, parce qu’à un certain niveau, il y a toujours le danger de faire de la littérature un instrument qui sert une idéologie. Je pense qu’au contraire la littérature permet de sortir des positions purement polémiques, du type « je suis pour les accommodements raisonnables » ou « je suis contre ». Le pouvoir du littéraire, c’est de s’inscrire non pas dans le juste milieu, mais dans une certaine complexité, en faisant jouer les positions adverses — et le roman en particulier peut faire ça. Il y a bien sûr un rapport à l’identitaire qui est le rapport à une langue, à un lieu, à une mémoire, mais en même temps la littérature s’inscrit dans la tension et dans l’ouverture, et elle ne se fige pas dans le dogmatisme. Ses équivoques rendent justice à toute la richesse effervescente de notre réalité. La littérature a cette capacité de régénérer notre rapport au réel, sans qu’elle serve nécessairement un but précis.
CH. — Ce serait donc votre réponse à la question « que peut la littérature » ?
P. N. — Une réponse modérée, si l’on comprend « que peut la littérature » au sens de « peut- elle changer notre réalité ». Elle ne peut pas la changer directement, mais elle modifie un horizon qui peut permettre le changement, elle en ouvre la possibilité. La littérature peut nous aider à complexifier notre vision politique et à la rendre moins dogmatique. Elle laisse transparaître ce qui, au sein d’une société, est vraiment vital, ce qui essaie de se créer et de se dire dans toute la variété des discours. Cette effervescence apporte un sang nouveau au domaine politique, là où les discours et les positions se durcissent, s’affrontent sur le terrain de l’action. En ce sens, la littérature est à la fois en deçà et au-delà du politique, elle mesure les conditions concrètes, les vies individuelles, les situations particulières et, d’autre part, elle porte des promesses, des désirs, voire des utopies. L’affaire de la littérature, c’est l’émergence, le bouillonnement des discours et des idéologies, à partir des individualités qui vivent le monde à la fois sur le mode de l’adhésion et de la résistance.
CH. — Tout à l’heure, vous avez laissé entendre que les écritures migrantes ont participé d’une reconfiguration de l’identité québécoise. De quelle manière, selon vous, la littérature parvient-elle à convoquer dans un même mouvement l’altérité et l’identité ?
P. N. – Il me semble que la littérature ne peut dire l’identité que dans le rapport à l’altérité. Dans le dialogique, la différence, le conflit. C’est là que la littérature a lieu, puisqu’autrement elle prend place dans le déjà connu et l’identique. D’ailleurs, l’un des penseurs de la poésie qui m’a le plus marqué, Octavio Paz, décrit l’inspiration poétique comme l’expérience du devenir autre dans le langage. Si je reste totalement moi-même, je ne peux pas écrire de poème. Je dirais que ce dépassement de soi-même qui advient, tout à coup, et qui est souvent de l’ordre de l’irrationnel ou de l’inconnu, est fondamental au travail même de la littérature. Dans une autre perspective, j’y vois une manière de repenser l’identité québécoise, y compris dans son passé. Car je pense que l’identité québécoise s’est forgée, depuis le XVIIe siècle, à travers l’altérité, bien sûr au contact des autochtones, mais aussi des Français, des Irlandais, des Britanniques, des Écossais, des Juifs et de plusieurs autres groupes socioculturels. C’est une conception assez différente de celle qui prévalait dans les années cinquante et soixante, à l’époque où nous étions surtout occupés à cerner notre spécificité et notre appartenance.
CH. — Au même titre qu’Octavio Paz, vous citez parfois Emmanuel Levinas au sujet de l’« extériorité » et du langage, qui pour lui « ouvre forcément un horizon éthique qui nous met devant et avec les autres ». Comment la littérature se présente-t-elle de cette perspective ?
P. N. — Pour moi cette approche dépasse le littéraire, au sens où je la considère comme une position fondamentale sur le plan philosophique, une position qui m’engage en tant qu’individu dans la société, dans l’humanité entière. Cela dit, c’est une question intéressante, car Levinas manifeste une réticence face à la poésie ! Pour lui, il y a quelque chose dans la poésie qui tend à dépasser les limites de l’éthique et à devenir une sorte de délire, de langage fusionnel qui confond le moi avec la totalité du réel. Il se méfie de ce pouvoir d’emportement, dans la mesure où celui-ci pourrait détruire le rapport éthique avec l’autre, qui chez Levinas implique toujours une séparation.
CH. — Contrairement à Levinas, qu’est-ce qui vous fait préférer la littérature à la philosophie ?
P. N. — Je lis beaucoup de philosophie, car elle comporte une part de réflexion dont j’ai besoin. Il y a des écrivains qui habitent totalement un langage littéraire et qui sont par exemple de purs poètes ou de purs romanciers. Ma position est differente en ceci que je ressens à la fois la nécessité d’une pratique spécifiquement littéraire et d’une pratique réflexive, analytique, bref d’une pensée sur la littérature. Ainsi, d’une façon générale le discours philosophique me fascine et me nourrit. Mais sur une base plus intime, je ne peux m’empêcher de le trouver trop conceptuel et désincarné. Il existe bien sûr des philosophes qui ont très bien parlé du corps. Je pense à Merleau-Ponty par exemple. Il reste que j’ai besoin d’un retour aux sensations, au corporel, qui me rend la littérature absolument nécessaire.
CH. — Ce serait donc quelque chose de propre à la littérature…
P. N. — Je considère que oui. Je suis toujours frappé de constater à quel point — en particulier pour la poésie, parce que j’en lis passablement — la littérature parvient à rassembler toutes les dimensions de la réalité, sans faire abstraction de ce qu’il y a de plus physique en nous. Qu’il s’agisse de l’érotisme, du rapport au vieillissement ou du pressentiment de la mort, le langage littéraire arrive à rendre compte de l’aspect le plus matériel de notre être.
CH. — Quelle importance sociale croyez-vous que l’on puisse accorder à l’étude de la littérature et à son enseignement ?
P. N. — Sans tomber dans l’optimisme absolu, je pense que l’enseignement de la littérature peut former des citoyens un peu plus riches sur le plan de leur individualité et de leur pensée. C’est un apport bénéfique à la société, pour moi il n’y a aucun doute à ce sujet, et sa disparition me semblerait une perte fondamentale. La critique et la recherche en littérature sont aussi à mon avis nécessaires, sauf que je me pose de sérieuses questions sur leur statut actuel. Contrairement aux scientifiques, les littéraires occupent peu de place auprès du grand public. L’astrophysique et la biologie génétique, par exemple, habitent l’imaginaire contemporain, ce qui n’est guère le cas pour la recherche littéraire, sauf exception. En même temps, on le sait, il y a un affaiblissement du discours critique, notamment dans les journaux. Les relais entre le discours universitaire spécialisé et la place publique sont trop peu nombreux. À une certaine époque, je me rappelle que Gilles Marcotte écrivait dans La Presse des chroniques sur des poètes comme Fernand Ouellette et Paul-Marie Lapointe. Il y avait un discours qui provenait du journalisme et qui était en même temps très informé sur le plan littéraire. Je ne dis pas qu’aujourd’hui c’est disparu, mais pour toutes sortes de raisons, ce genre de chronique occupe moins de place qu’auparavant. La spécialisation a été un gain pour la connaissance interne du phénomène littéraire, mais une perte dans la transmission vers le discours social plus large. C’est un problème de communication auquel je crois qu’il est possible de remédier. Je n’en fais pas une norme et je ne préconise évidemment pas le populisme. Mais pour ma part, maintenant que je n’enseigne plus, j’aimerais faire des conférences sur la littérature et parler des œuvres. Pour moi, la vulgarisation est très importante. C’est une autre forme d’accès à la littérature, et il ne faut pas la négliger. Je pense par exemple aux entrevues publiques d’écrivains, comme il s’en fait à la Grande Bibliothèque ou ailleurs, et qui intéressent un plus large bassin de la population. En tout cas, aujourd’hui le statut de la connaissance littéraire est un peu problématique, et chose certaine, elle soulève un questionnement.