À la Libération, la France a connu une véritable déferlante américaine ; la littérature n’échappe pas à cette mode, d’autant plus que les ouvrages américains avaient été interdits pendant les quatre années du conflit. Hemingway, Dos Passos ou Faulkner ne sont pas à l’origine de cette vague américaine ; c’est plutôt l’engouement du public pour le roman noir américain, le roman hard-boiled1 et ses représentants les plus éminents, Dashiell Hammett et Raymond Chandler. Or, cet afflux de romans novateurs et provocateurs va causer des remous dans un paysage littéraire qui n’est pas complètement affranchi de la censure qui avait régné pendant la guerre. Les auteurs français vont s’empresser de s’inspirer de cette littérature nouvelle pour offrir au lecteur des romans sous influence américaine, tout aussi violents, voire plus violents et encore plus susceptibles de dépasser les limites du convenable. Ces textes rompent des codes, brisent des tabous et font entrer le roman dans une nouvelle ère, celle de l’adéquation avec les mutations de la société et celle d’une indéniable modernité. Or, on sait bien que les franchissements, les ruptures ne sauraient se faire sans résistance : l’opposition sera d’ordre éthique. Une véritable levée de boucliers contre des auteurs qui osent absolument tout va être déclenchée. C’est bien vite la question « Jusqu’où peut-on aller en littérature ? » qui est de nouveau posée. Tous ces romans bravent la morale : en effet, le régime des normes, les principes du permis et du défendu volent en éclats, tout comme le sentiment d’obligation qui est censé résulter des normes en place. Les romanciers adeptes du genre noir vont contre toutes les règles morales et ne reviennent pas sur leurs choix. Or, s’il n’y a plus d’éthique, il n’y a plus de réflexion sur le mal, ni de sensibilisation du lecteur aux actions à ne pas commettre. Lorsque l’éthique est bafouée, remise en cause, le problème de la réception va très vite ressurgir chez les instances littéraires du temps : est-ce que de tels romans sont susceptibles d’avoir une influence sur le lecteur ? Faut-il limiter l’affront à l’éthique dont ils sont porteurs en clamant haut et fort des principes moraux2 ? Peut-on tout de même trouver une forme de morale dans des romans privilégiant nettement l’ambiguïté éthique ? Le phénomène est-il nouveau dans le monde du roman ou, au contraire, cette accusation n’est-elle pas en réalité aussi ancienne que le genre (on sait que le roman est sans règles, donc dangereux, pervertissant femmes et enfants par sa mauvaise influence) ? Le roman serait-il devenu, sous l’influence américaine, un enfant encore plus terrible qu’il ne l’était déjà ? C’est donc bien la question de la peur face à la littérature et à ses possibles provocations qui ressurgit après la guerre, comme exacerbée par quatre ans de censure ; le roman est un genre dont l’impunité ne sera à aucun moment de son histoire pleinement acceptée : on est dans une période de libération du roman, tant sur le plan de la forme — nouvelles techniques romanesques américaines — que sur le plan du fond — rupture des tabous —, mais les auteurs vont en payer le prix.
On peut alors se demander si ce ne sont pas les critiques, la censure et les procès qui vont être les vecteurs d’une réflexion à sens unique sur les normes littéraires, à sens unique puisque les écrivains ne sont ni écoutés ni conviés au débat, mais bien fustigés et condamnés. Ces instances, qu’elles soient littéraires ou non, posent des limites à ne pas franchir, si bien que l’on peut se demander si l’on n’assiste pas, à la sortie de la guerre, à l’une des dernières tentatives pour aboutir à une éthique littéraire. On serait face à l’une des dernières velléités de mettre en place une forme de neutralisation, de contrôle de la littérature qui apparaît comme détentrice d’un pouvoir décuplé à la sortie de la guerre. Dans les années 1945-1950, un regain de moralisme va permettre de criminaliser la littérature. Plusieurs écrivains vont être condamnés au nom de l’immoralité, et Boris Vian est l’illustration la plus probante de ce phénomène.
Le premier auteur français qui réussira à faire d’un de ces romans sous influence américaine un best-seller scandaleux est Boris Vian, qui, sous le pseudonyme Vernon Sullivan3, publie J’irai cracher sur vos tombes4 en novembre 1946. Trente mille exemplaires de l’ouvrage sont vendus dès février 1947, cent vingt mille copies seront écoulées en 19495. Il faut noter l’utilisation très fréquente d’un masque auctorial lorsque les auteurs choisissent d’écrire des romans noirs : Queneau utilise le pseudonyme Sally Mara pour écrire On est toujours trop bon avec les femmes et invente même un traducteur supposé, Michel Presle. Dans son cas, l’identité véritable de l’auteur ne sera découverte que bien plus tard, en 1962, ce qui lui évitera de subir les foudres de la critique et de la censure. Cette pratique n’est pas spécifiquement française : James Hadley Chase, l’auteur de No Orchids for Miss Blandish, est en fait Anglais et s’appelle René Brabazon Raymond. Cette dissimulation sous un autre nom est révélatrice : écrire des romans noirs ne va pas de soi et on court des risques en se lançant dans une telle entreprise. Néanmoins, les pseudonymes ont parfois un autre but : tromper le lecteur afin de lui montrer à quel point il est facile de le berner. Vian aurait écrit son roman en vacances, en août 1946, en quinze jours, à la suite d’un pari avec le jeune éditeur des toutes nouvelles Éditions du Scorpion, Jean d’Halluin, qui recherchait un livre de scandale pour lancer sa maison. Vian prendra aussi un malin plaisir à berner les critiques — qu’il appelle les « pisse-copie » — en leur soumettant un texte piégé.
Cette mystification est un succès auprès du grand public : selon Noël Arnaud, « vers 1950, pour beaucoup de Français, c’était le seul livre américain qu’ils disaient avoir lu6 ». Même Marcel Duhamel, pourtant fondateur de la célèbre Série noire, se laisse piéger : « Boris me remet un jour un manuscrit et me demande de lui dire si, à mon avis, il s’agit d’un original ou d’une traduction de l’américain. Je le lis ; c’est censé se passer à Harlem et la violence systématique, une certaine attitude envers les Noirs me paraissent fabriquées et me rebutent un peu. Mais pour moi, Vernon Sullivan, l’auteur, est bien un Américain. Boris semble assez content et le livre paraît un peu après aux Éditions du Scorpion. Gros succès : J’irai cracher sur vos tombes. Il m’a eu7. » Or, cette croyance en l’authenticité de J’irai cracher sur vos tombes est justifiée par le travail d’imitation réalisé par Vian, dont la maîtrise du roman noir est vertigineuse et dont les talents d’usurpateur sont très efficaces. Vian utilise toutes les techniques, toutes les scènes, tous les clichés, toutes les répliques que l’on attend d’un roman hard-boiled. Mais Vian va surtout dépasser la simple imitation et innover avec un excès de violence et de sexualité rarement atteint ; sans parler de la scène du meurtre de Lou Asquith par Lee Anderson — le héros du roman, qui est un Noir à la peau blanche, qui a « passé la ligne8 » —, que nous évoquerons plus loin, on peut citer le passage de l’assassinat de Jean Asquith : « Elle s’était laissé étrangler sans rien faire. Elle devait respirer encore. J’ai pris le revolver de Lou dans ma poche et je lui ai tiré deux balles dans le cou, presque à bout portant ; le sang s’est mis à gicler à gros bouillons, lentement, par saccades, avec un bruit humide. De ses yeux on voyait juste une ligne blanche à travers ses paupières ; elle a eu une espèce de contraction et je crois qu’elle est morte à ce moment-là9. »Tout se passe comme si Vian s’était laissé aller à l’écriture sans concession d’un roman noir surpuissant alors qu’il pensait au départ écrire un pastiche, réaliser un simple exercice de style. Vian se laisse porter par la fascination et la puissance libératrice du genre noir.
Ce roman noir paroxystique de Vian va donc réveiller le problème du danger causé par les œuvres littéraires : J’irai cracher sur vos tombes ouvre à nouveau le débat de l’impact réel de l’œuvre sur le lecteur, la question de savoir si le lecteur est susceptible de reproduire les actions des personnages dans des cas d’identification extrêmes. Le corrélat de cette interrogation est de savoir si, suivant l’hypothèse selon laquelle la littérature peut avoir une influence directe sur le public, il ne faut pas imposer des limites aux auteurs. Vian va être propulsé dans ce débat à cause de l’affaire Rouzé-Masson : le 28 mars 1947, Edmond Rouzé étrangle sa maîtresse, Anne-Marie Masson, et il laisse posé sur la table de nuit, près du cadavre, J’irai cracher sur vos tombes ouvert à la page du meurtre de Lou Asquith, confirmant ainsi toutes les craintes des critiques moralisateurs. Le 4 mai 1947, France-Dimanche n’hésite pas à accuser Vian (qui n’est à cette date aux yeux du public que le traducteur du roman) d’être un « assassin par procuration » : « Boris Vian assassin (par procuration) se condamne à mort […]. Un crime horrible vient en effet de prouver l’influence perverse du roman de Boris Vian : J’irai cracher sur vos tombes10. » On est là en plein dans la question de l’éthique de l’écrivain : un auteur doit-il s’autocensurer au nom d’une posture moralement correcte qu’il est censé occuper dans la société ? Ce choix n’est-il pas une condamnation de la liberté de l’écrivain ? C’est ce que pense Boris Vian qui, devant la gravité de ces accusations, réplique avec le texte « Je ne suis pas un assassin » publié dans Point de vue : « On se plaît donc à clamer sur les toits cette responsabilité. […] Seuls interviennent dans l’efficacité de l’auteur (si elle peut être réelle, j’entends cause de mouvements pour des êtres normaux, ce que je ne crois pas) son style, sa technique, son métier, et surtout son imagination. Mais ce sont des éléments inertes par eux-mêmes, et le responsable du mouvement est bien le lecteur, à moins qu’il ne s’agisse d’un jésuite11. » Cet article est loin d’apaiser le débat enflammé sur la responsabilité de l’écrivain, puisqu’un procès est intenté à Jean d’Halluin et à Boris Vian : en effet, si la loi d’amnistie du 16 août 1947 met à l’abri des poursuites toutes les publications parues avant le 16 janvier 1947, le Cartel d’action morale et sociale de Daniel Parker dépose une nouvelle plainte en août 1948 à l’occasion d’une réédition du livre, faisant ainsi preuve d’un acharnement rare. Or, le 24 novembre 1948, Vian passe aux aveux (officiellement, car le Tout-Paris avait depuis longtemps identifié l’auteur en la personne du traducteur) ; il sera donc à partir de ce moment jugé en tant qu’auteur et non plus seulement en tant que traducteur. Jean d’Halluin et Boris Vian sont prévenus pour atteintes aux bonnes mœurs. La retranscription du procès montre qu’il est reproché à Vian la réalisation de ce roman dans le seul but de « vendre sa salade » (ce qui n’est pas complètement faux), la forme commerciale et immorale de cette littérature, la gratuité des scènes pornographiques, le « sadisme érotique qui s’y étale », ainsi que le grand tirage du livre et son prix abordable qui le mettent à la portée de tous12. On voit bien là le lien opéré entre le succès et une impossible moralité. Un premier jugement est rendu le 13 mai 1950 : Jean d’Halluin et Boris Vian sont reconnus coupables d’outrage aux mœurs par la voie du livre. Ils sont condamnés à cent mille francs d’amende chacun et le roman est interdit dès le 3 juillet 1949. Il restera illégal jusqu’à sa reparution en 1973 chez Christian Bourgois. Il sera édité sous le manteau dans les années I960 aux éditions La Trompinette — derrière lesquelles se cache le sulfureux éditeur Eric Losfeld —, ce qui confirme, si besoin était, le succès de ce roman.
Le lynchage du livre, qui aura duré de 1947 à 1953, ainsi que son interdiction — qui place Vian aux côtés de Sade, dont le rééditeur, Jean-Jacques Pauvert, sera traîné en justice — sont le signe de l’embarras causé par son succès. Mais qu’on ne s’y trompe pas : J’irai cracher sur vos tombes met en scène une apothéose de la violence et c’est ce qui en fait un des romans noirs les plus connus en France. Le meurtre de Lou Asquith place le lecteur face à un comble de l’horreur inédit et à l’émotion que Vian voulait créer : « Pour moi, l’art consiste à produire dans le public un choc physique violent que ce soit par la joie, par la peur, par l’excitation sexuelle, par n’importe quel moyen13. »
Sa poitrine était froide et dure ; je lui ai demandé pourquoi elle m’avait tiré dessus et j’essayais de me maîtriser ; elle m’a dit que j’étais un sale nègre, que Dexter le lui avait dit et qu’elle était venue avec moi pour prévenir Jean, et qu’elle me haïssait comme jamais personne. J’ai rigolé encore. Ça battait dans ma poitrine comme un marteau de forge, et mes mains tremblaient et mon bras gauche saignait dur ; je sentais le jus me couler le long de l’avant-bras.
Alors, je lui ai répondu que les Blancs avaient descendu mon frère, et que je serais plus dur à avoir, mais qu’elle, en tout cas, allait y passer, et j’ai refermé ma main sur un des seins jusqu’à ce qu’elle manque de s’évanouir, mais elle ne disait rien. Je l’ai giflée à mort. Elle a ouvert les yeux de nouveau. Le jour venait, et je les voyais briller de larmes et de rage ; je me suis penché sur elle ; je crois que je reniflais comme une espèce de bête et elle s’est mise à gueuler. Je l’ai mordue en plein entre les cuisses.
J’avais la bouche remplie de ses poils noirs et durs ; j’ai lâché un peu et puis j’ai repris plus bas où c’était plus tendre. Je nageais dans son parfum, elle en avait jusque-là, et j’ai serré les dents. Je tâchais de lui mettre une main sur la bouche, mais elle gueulait comme un porc, des cris à vous donner la chair de poule. Alors, j’ai serré les dents de toutes mes forces, et je suis rentré dedans. J’ai senti le sang me pisser dans la bouche, et ses reins s’agitaient malgré les cordes. J’avais la figure pleine de sang et j’ai reculé un peu sur les genoux. Jamais je n’ai entendu une femme crier comme ça ; tout d’un coup, je me suis rendu compte que tout partait dans mon slip ; ça m’a secoué comme jamais, mais j’ai eu peur que quelqu’un ne vienne. J’ai craqué une allumette, j’ai vu qu’elle saignait fort. À la fin, je me suis mis à lui taper dessus, juste avec mon poing droit d’abord, sur la mâchoire, j’ai senti ses dents se casser et j’ai continué, je voulais qu’elle s’arrête de crier. J’ai tapé plus fort, et puis j’ai ramassé sa jupe, je la lui ai collée sur la bouche et je me suis assis sur sa tête. Elle remuait comme un ver. Je n’aurais pas pensé qu’elle ait la vie aussi dure ; elle a fait un mouvement si violent que j’ai cru que mon avant-bras gauche allait se détacher ; je me suis rendu compte que j’étais maintenant dans une telle colère que je l’aurais écorchée ; alors, je me suis levé pour la terminer à coups de pieds, et j’ai pesé de tout mon poids en mettant un soulier en travers de sa gorge. Quand elle n’a plus bougé, j’ai senti que ça revenait une seconde fois. Maintenant, j’avais les genoux qui tremblaient et j’ai eu peur de tourner de l’œil à mon tour14.
Il faut citer ce passage dans sa totalité pour en saisir toute la brutalité. La lecture de cet épisode est un calvaire pour le lecteur, qui éprouve une sensation de nausée à mesure que les mots s’enchaînent. La narration d’un meurtre si atroce (que l’on ferait entrer aujourd’hui dans la catégorie du gore) fait exploser les rares limites que s’était fixées un genre qui passait déjà pour extrêmement subversif. Ce qu’il faut retenir de cette scène très explicite, c’est son affinité avec l’insoutenable, car il s’agit bien pour Vian de risquer de perdre son lecteur, enclin, face à un si haut degré d’horreur, à refermer le livre. Le meurtre de Lou Asquith reste gravé dans la mémoire du lecteur et efface toutes les scènes précédentes. La suite de la lecture se fera la peur au ventre, dans la hantise que Lee commette à nouveau un crime aussi violent. Nulle place pour l’imagination, tout est dit, les images employées sont les plus percutantes possibles. On atteint un point culminant de behaviourism15 : toute la scène est scandée par les gestes, les mouvements de Lee. Il faut souligner le rôle de la violence des termes employés dans la création d’un malaise : on est là face à un autre extrême, celui du style tough hemingwayien : « elle gueulait comme un porc », « écorchée », « la terminer ». La puissance d’un tel texte est rendue possible par l’utilisation de la première personne : jusqu’au bout, on reste dans la tête du meurtrier, même quand un recul serait la seule échappatoire à une description insoutenable. Vian refuse toute ellipse à son lecteur et veut qu’il se sente dans le même état que Lee à la fin de cette scène : « J’avais les genoux qui tremblaient et j’ai eu peur de tourner de l’œil à mon tour. » Cette scène montre que Vian écrit un texte qui lève tous les tabous, « le roman que l’Amérique n’a pas osé publier16 ». La postface de Les morts ont tous la même peau montre à quel point Vian était lucide quant à la réputation qui lui collait à la peau : « Et le petit Vian est un plagiaire, un assassin, un pornographe, un misérable foutriquet, un malheureux impuissant et, en même temps, un Priape déchaîné, un Jean Legrand au petit pied, un tout ce qu’il y a de pire, et allez vous coucher, grand porc, vous êtes démasqué17. »
J’irai cracher sur vos tombes a sans doute été interdit par anticipation de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées aux enfants et aux adolescents, qui va donner un coup d’arrêt à l’importation des bandes dessinées en provenance des États-Unis, censées pervertir les enfants « innocents ». Elles sont chargées de tous les maux dès l’article premier, qui condamne les publications « présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés de crimes ou de délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse18 ». Or, on s’aperçoit bien vite que cette loi a servi à interdire des livres qui n’étaient pas destinés aux enfants. C’est donc bien une loi de couverture pour une censure qui ne dit plus son nom. Cette répression, d’autant plus voyante qu’elle attaque des livres au nom d’une protection de l’enfance qui n’a pas à intervenir dans le débat, remet au premier plan la responsabilité éthique de l’écrivain.
Jean-Jacques Pauvert résume de manière pertinente la situation des lettres en France au début de l’après-guerre : « La chape de plomb morale qui sévissait à l’époque en France était effrayante19. » On revient bien à une volonté de réflexion éthique autour de la littérature, réflexion devant mener à l’établissement de limites à ne pas dépasser pour éviter que, pour reprendre le titre d’un film de 1951 financé par la commission de contrôle des livres pour enfants, l’on tue à chaque page. On pourrait même poser l’hypothèse suivante : ce regain moralisateur, ces procès et cette censure renouvelée ne peuvent-ils pas être le signe d’une tentative de création d’une éthique littéraire ? Il y a bien eu, en tout cas, une volonté nette de réaffirmer des codes à ne pas dépasser. Ce qui était considéré comme une littérature de l’impunité devait être maîtrisé. Des romans aussi libérés ne pouvaient que déranger après quatre ans de censure implacable : la tolérance n’a pas été la réaction la plus fréquente à la sortie de la guerre, même chez les critiques littéraires. En effet, ces derniers ont souvent été extrêmement virulents contre ces romans très rapidement considérés comme un divertissement néfaste.
Les attaques sont immédiates et cinglantes : la critique de J’irai cracher sur vos tombes dans La Dépêche de Paris du 21 novembre 1946 s’achève sur cette phrase : « C’est sur le livre qu’on peut cracher. » Beaucoup de critiques ne verront dans les premiers romans noirs français que de pâles imitations des maîtres américains, que des recettes réutilisées pour gagner facilement de l’argent. Thomas Narcejac ne dira pas autre chose dans son ouvrage La fin d’un bluff, alors que lui-même écrit des romans policiers : « Dans l’usine à romans noirs, le téléphone sonne sans arrêt. Les machines à écrire crépitent. Aux murs, de grands tableaux noirs quadrillés de jaune permettent de voir d’un seul coup d’œil où en est chaque livre de la série, à quel stade il se trouve de la lecture, de la traduction, de la relecture, de la fabrication, du tirage, de la vente. C’est vraiment la littérature élevée à l’hauteur d’une industrie de chaîne20. » Il y a donc, à la sortie de la guerre, un paradoxe : une partie du milieu littéraire, sorti épuisé de quatre années de censure, ne va pas défendre une libération de l’écriture, mais bien au contraire essayer de la stopper.
Cette attitude s’explique aussi par le fait que le problème du pouvoir direct de ces romans sur le lecteur a à voir avec la frontière entre littérature et paralittérature. On constate que les romans français nourris de littérature américaine sont perçus soit comme des ouvrages faciles sans grand intérêt littéraire, soit comme des divertissements néfastes. La meilleure illustration de ce phénomène est le traitement réservé aux auteurs qui ont opté pour le roman noir. Le constat est simple : soit ils ne sont pas considérés comme de vrais romanciers, soit leur réhabilitation a été tardive, voire est encore à faire.
Il est indéniable que Vian a eu beaucoup de mal à faire oublier Vernon Sullivan : il restera pour ses contemporains l’auteur de J’irai cracher sur vos tombes. Les romans que Vian considérait comme sa véritable œuvre littéraire (L’écume des jours, L’automne à Pékin, L’herbe rouge, L’arrache-cœur) n’ont connu aucun succès à leur publication. La même exclusion du champ littéraire a frappé Georges Simenon, resté très longtemps le père de Maigret, alors que Gide le considérait comme « un grand romancier, le plus grand peut-être, et le plus vraiment romancier que nous ayons eu en littérature française aujourd’hui21 ». Un véritable duel littéraire voit donc le jour en France après la Seconde Guerre mondiale et cet agôn a bien pour enjeu « ce que peut la littérature » : la littérature de circonstance ou engagée est placée face à la littérature de divertissement. Or, qui peut aujourd’hui nommer les premiers auteurs français de la Série noire, Serge Arcouët, Jean Amila ou Albert Simonin ? On est au moment de la fixation de cette frontière entre deux rôles de la littérature, frontière qui avait commencé à se dessiner un peu avant la guerre et pendant la guerre, en particulier avec le développement de la littérature de propagande qui se devait d’être sérieuse, efficace et convaincante, illustrant ainsi une des potentialités les plus dangereuses des mots. Il y a indéniablement eu un double rejet des romans français inspirés des romans américains : celui des censeurs et des critiques, inquiets du contenu dangereux de ces livres qui risquaient de dépraver la population, mais aussi celui des hommes de lettres existentialistes et engagés qui ont contribué au dénigrement de ces ouvrages qui les avaient dans un premier temps fascinés et inspirés, Sartre et Beauvoir en tête. Cette volte-face paradoxale a fait exploser en vol l’élan que le roman américain avait pris en France. Or, ce double rejet est sans nul doute lié à la question éthique posée par ces romans : ces textes d’une incontestable nouveauté libératrice étaient menaçants sur bien des plans. Aller contre les normes tant sociales que littéraires était en effet un pari risqué : Vian ou Simenon seront en quelque sorte effacés par le phénomène qu’ils ont suscité. Ces romans n’étaient pour certains auteurs que des exercices, mais leur réception a été tout autre que celle à laquelle ils s’attendaient. J’irai cracher sur vos tombes est un des romans les plus noirs de l’histoire du genre et il réunit les trois éléments scandaleux par excellence : la marginalité sociale, la sexualité explicite et la violence physique extrême. Mais si on le lit d’un œil moins fasciné, c’est avant tout un pastiche de genre qui ne se prend pas au sérieux et qui recèle bien la signature — si reconnaissable pourtant — de Boris Vian. Celui-ci s’était lancé un défi ; il l’a si bien réussi que, jusqu’à nos jours, le roman dérange encore tellement qu’on ne relève pas la part d’exercice amusé qui a présidé à la création de J’irai cracher sur vos tombes. L’originalité provocatrice du roman est venue occulter sa nature imitative de pastiche.
Une chose reste néanmoins sûre, c’est que le scandale de Sullivan va occulter la présence de Boris Vian, qui cherchait à se faire connaître avec L’écume des jours, roman qui, mis en vente en avril 1947, passera quasiment inaperçu22. Sa légende lui colle à la peau et il aura du mal à s’en détacher : « Une aura de scandale semble aujourd’hui encore fausser une appréciation objective de son œuvre23. » Le scandale, la provocation, les atteintes en toute impunité à l’éthique engendrent une marginalité littéraire difficile à dépasser. Pourtant, Maurice Nadeau parlait bien sur le vif d’une phase de « métamorphoses du roman24 ». Comment, dans ce cas, expliquer cette mise à l’écart ? C’est sans aucun doute parce que cette époque est une des périodes les plus sulfureuses du genre, une brève ère de libération qui a produit des œuvres encore dérangeantes aujourd’hui. Qu’il ait été le fait de membres du Cartel d’action sociale et morale, de critiques littéraires ou d’écrivains, le bâillonnement de cette littérature a bien eu lieu et il subsiste parfois encore aujourd’hui. « En 1954, quatre ans après l’entrée en vigueur de la loi de juillet 1949, l’américanisation a été stoppée et cantonnée à des territoires particuliers dans le domaine des illustrés pour enfants. On voit en effet que c’est la bande dessinée belge, bien plus conservatrice et politiquement correcte (Spirou, Tintin), qui l’a emporté dans un très net glissement d’hégémonie25. » On peut poser l’hypothèse d’un phénomène similaire pour les romans noirs français inspirés du hard-boiled : le genre résiste, dans la période charnière qu’est l’après-guerre, à la tentative de moralisation qui sévira bien vite après la Libération, mais le roman noir connaîtra ensuite un long passage à vide jusqu’à la renaissance du polar français dans les années 1970 avec des auteurs comme Patrick Manchette.
Après la Seconde Guerre mondiale, le roman noir français, nouveau venu en littérature, apparaît d’emblée comme un risque pour le lecteur. Il ne fait nul doute pour les instances littéraires de l’époque qu’il faut arrêter le développement de ce genre néfaste. Or, ce postulat repose sur une croyance plus que contestable, selon laquelle le lecteur serait toujours plus ou moins influençable et ne pourrait pas prendre de recul par rapport à ses lectures. Si l’on suit cette opinion, la littérature apparaît forcément comme potentiellement dangereuse : toute œuvre sortant quelque peu du rang devient une boîte de Pandore qu’il ne faut absolument pas ouvrir sous peine de conséquences irréversibles. Des romans comme J’irai cracher sur vos tombes devraient alors être bannis à cause de leur pouvoir d’envoûtement sur le lecteur. Pourtant, il est bien rare que le lecteur soit complètement happé par l’identification avec un personnage et ne puisse plus se détacher de l’œuvre. Ce que peut le roman noir est sans aucun doute de confronter le public à ses pulsions, à ses peurs les plus profondes, aux tabous les plus redoutés, mais cette capacité n’équivaut pas à une incitation. La puissance du roman noir s’arrête où le pouvoir de réflexion du lecteur commence. La responsabilité du lecteur n’est pas nulle et c’est bien là l’écueil auquel se heurtent le moralisme et ses tentatives pour contrôler la littérature. Vouloir limiter ce que peut la littérature, c’est vouloir la vider de son essence transgressive, révélatrice et libératrice.
Bibliographie
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- Crépin, Thierry et Thierry Groensteen, « On tue à chaque page ! » La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, Paris, Éditions du Temps, 1999, 253 p.
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- RYBALKA, Michel, Essai d’interprétation et de documentation, Paris, Minard, 1969, 254 p.
- VIAN, Boris, « J’irai cracher sur vos tombes », dans Romans, nouvelles, œuvres diverses, édition établie par Gilbert Pestureau, Paris, Librairie Générale Française (La Pochothèque), 1991, p. 786-879.
- ___, Les morts ont tous la même peau, Paris, Christian Bourgois, 1976 (1948), 209 p.
Notes de bas de page
- On parle de roman hard-boiled pour désigner les œuvres ayant pour protagoniste un détective « dur à cuire » (traduction littérale de l’adjectif hard-boiled). Cette appellation est donc centrée sur le type de héros que le lecteur trouvera en ouvrant le livre.
- C’est ce qu’essaiera par exemple de faire le Cartel d’action morale et sociale, organe de censure dirigé par Daniel Parker dont la devise est : « pas de progrès social sans progrès moral ; pas de progrès moral sans progrès social ». Thierry Crépin, Haro sur le gangster ! La moralisation de la presse enfantine 1934-1954, Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 189.
- Ce nom est forgé à partir de ceux du saxophoniste be-bop Vernon Story et du pianiste de jazz Joe Sullivan.
- Boris Vian, « J’irai cracher sur vos tombes », dans Romans, nouvelles, œuvres diverses, édition établie par Gilbert Pestureau, Paris, Librairie Générale Française (La Pochothèque), 1991, p. 786-879.
- Michel Rybalka, Essai d’interprétation et de documentation, Paris, Minard, 1969, p. 134 ; Noël Arnaud, Les vies parallèles de Boris Vian, Paris, Librairie Générale Française (Le Livre de poche), 1981, p. 148.
- Noël Arnaud, préface à la première édition américaine de J’irai cracher sur vos tombes, citée par Paul Aron et Jacques Espagnon, Répertoire des pastiches et parodies littéraires des XIXe et XXe, Paris, PUPS, 2009 (1971), p. 436.
- Marcel Duhamel, Raconte pas ta vie, Paris, Mercure de France, 1972, p. 555.
- On trouve cette expression dans un article écrit par Herbert Asbury dans le Colliers du 3 août 1946, intitulé « Who is a Negro ? », et que Boris Vian avait lu : « More than 2,000,000 U.S. Negroes have crossed the color line, contributing, among other things, to an everwidening stream of black blood to the white native stock. » Cette information est donnée par Michel Rybalka, op. cit., p. 103.
- Boris Vian, loc. cit., p. 875.
- Noël Arnaud, Le dossier de l’affaire J’irai cracher sur vos tombes, Paris, Christian Bourgois, 2006, p. 53.
- Boris Vian, cité par Noël Arnaud, Les vies parallèles de Boris Vian, op. cit., p. 144
- Noël Arnaud, Le dossier de l’affaire J’irai cracher sur vos tombes, op. cit., p. 162. Cet ouvrage comprend la retranscription complète du procès Vian.
- Boris Vian dans Samedi-Soir (1er février 1947), cité par Henri Baudin dans Boris Vian : à la poursuite de la vie totale, Paris, Centurion, 1966, p. 69.
- Boris Vian, loc. cit., p. 870.
- Le behaviourism est « le parti pris de tenir pour seul réel, dans la vie psychologique d’un homme, ce qu’en pourrait percevoir un observateur purement extérieur, représenté à la limite par l’objectif d’un appareil photographique ; d’éliminer tout ce qui ne peut être connu que par le sujet lui-même, par le moyen d’une analyse intérieure ; bref, de réduire la réalité psychologique à une suite de comportements ». Claude-Edmonde Magny, L’âge du roman américain, Paris, Seuil, 1948, p. 50.
- « Le roman a été mis en vente fin novembre, annoncé dans la presse à grand renfort de publicité et présenté comme “le roman que l’Amérique n’a pas osé publier”. » Michel Rybalka, op. cit., p. 134.
- Boris Vian, Les morts ont tous la même peau, Paris, Christian Bourgois, 1976 (1948), p. 197.
- Thierry Crépin et Thierry Groensteen, « On tue à chaque page ! » La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, Paris, Éditions du Temps, 1999, p. 237.
- Jean-Jacques Pauvert, La traversée du livre, Paris, Viviane Hamy, 2004, p. 164.
- Thomas Narcejac, Lafin d’un bluff, Paris, Le Portulan, 1949, p. 164.
- Gide, cité par Patrice Gélinet dans l’émission radiophonique 2000 ans, diffusée sur France Inter le 7 septembre 2009.
- Marc Lapprand, La vie contre, biographie critique, Paris, Éditions A. G. Nizet, 1993, p. 87.
- Michel Rybalka, op. cit., p. 9.
- Maurice Nadeau, Le roman français depuis la guerre, Paris, Gallimard (Le Passeur), 1992, p. 85.
- Thierry Crépin, Haro sur le gangster ! La moralisation de la presse enfantine 1934-1954, op. cit., p. 448.