La dynamique schizophrénique dans L’avalée des avalés

Par Julien-Bernard Chabot — Amalgames. Les auteurs écrivent au bâton de colle

À la fois pure et cruelle, d’une richesse inventive et d’un mépris brutal à l’égard de l’adulte, l’enfance chez Ducharme se révèle d’une nature foncièrement ambiguë. Bien qu’elle prenne la forme d’un paradis perdu dans l’imaginaire de l’auteur, elle met constamment aux prises l’enfant et le monde dans lequel il évolue. De tous les romans de la « première vague1 », c’est probablement L’avalée des avalés2 qui présente cette vision essentiellement conflictuelle de l’enfance avec le plus de violence. Bérénice Einberg, l’enfant-narratrice du roman, porte en elle la marque d’un affrontement qui la fracture. Sa personnalité schizophrénique3, profondément divisée entre une volonté issue de sa mécanique vitale et une volonté issue de sa pensée consciente, place l’œuvre sous le signe d’une inquiétante plurivocité. Ce conflit intérieur, qui prend « l’aspect d’un va-et-vient continu entre l’adhésion et l’isolement, entre la conquête et le ghetto4», loin de mener à une impasse, dynamise plutôt l’histoire en la tirant à hue et à dia, lui imprimant ainsi l’impulsion nécessaire pour qu’elle aille de l’avant. Considéré selon cet angle, L’avalée des avalés prend la forme d’une composition à deux voix se déployant sur le thème du libre arbitre. D’une part, l’idée selon laquelle la fatalité prévaut contre la liberté s’exprime par l’emprise que les déterminismes physiologiques exercent sur Bérénice, en particulier ceux associés au sentiment esthétique, à l’amour au sens large et au désir sexuel. D’autre part, l’idée selon laquelle la liberté humaine rend possible l’autodétermination de l’identité et prime sur le fatum trouve son expression dans la tyrannie de la pensée consciente et volontaire de Bérénice. Cette dichotomie corps-esprit, ou plus précisément ce combat que le corps et l’esprit se livrent, j’ai choisi de le baptiser dynamique schizophrénique, en raison du jeu de forces qu’engendre la personnalité duelle de la protagoniste et de la fécondité qui en découle au regard de l’histoire du roman. Voyons à quoi cette dynamique se reconnaît et comment elle présente la question du libre arbitre dans L’avalée des avalés. Pour ce faire, nous devrons d’abord remonter à ce qui en constitue l’élément fondateur dans l’imaginaire de Bérénice et explorer le conflit externe qu’il fait éclater entre celle-ci et son environnement. Par la suite seulement nous pourrons nous pencher sur le conflit interne qui divise la protagoniste, c’est-à-dire la dynamique schizophrénique proprement dite.

Afin de bien saisir l’origine du trouble qui déchire Bérénice, il est nécessaire de remonter jusqu’à sa tendre enfance, voire jusqu’à sa naissance. Ou plutôt, ses naissances. Car la protagoniste opère une distinction entre sa « fausse » mise au monde, lors de laquelle sa mère a accouché d’elle, et sa « véritable » naissance, marquée par l’émergence de sa conscience. Cette naissance voulue et imaginée mais qui n’a pas eu lieu, sorte d’insatisfaction originelle, marque le début du conflit auquel Bérénice est en proie. Elle se présente comme un mythe fondateur où s’opère la dissociation première de son être et de sa volonté, ambivalence qui constitue l’assise de sa schizophrénie.

On ne naît pas en naissant. On naît quelques années plus tard, quand on prend conscience d’être. Je suis née vers l’âge de cinq ans, si je m’en souviens bien. Et naître à cet âge c’est naître trop tard, car à cet âge on a déjà un passé, l’âme a forme. […] Quand je suis née, […] j’étais quelqu’un : j’étais engagée au plus fort du fleuve qu’est un destin, au plus fort du courant que sont mes envies, mes rancunes, mes prochains et mes laideurs. (AA-192)

Tout le drame de la naissance réside en ceci que Bérénice est venue au monde et devenue quelqu’un de déterminé avant même de posséder la faculté de vouloir. Elle ne s’est pas créée elle-même ; elle échappe donc à sa propre influence.

Si l’émergence de la conscience entraîne la découverte de sa propre personne dans ce qu’elle possède de fracturé, elle révèle aussi l’existence de ce qui n’est pas soi, c’est-à-dire du monde et des autres individualités qui le peuplent. Pour Bérénice, c’est toujours, plus que par tous les autres sens, par le regard que s’effectue le contact avec ce qui est extérieur à soi. Ce sont les yeux, sorte de pont entre l’intérieur et l’extérieur, qui permettent l’interaction avec le monde. Cependant, il n’y a pas d’indifférenciation possible : malgré le fait qu’elle se trouve dans le monde, la protagoniste reste étanche à son environnement et aux autres, ce que le regard rappelle avec force. « Je suis seule. Je n’ai qu’à fermer les yeux pour m’en apercevoir. […] On est là où on est quand on a les yeux fermés : on est dans le noir et dans le vide. » (AA-11) Ainsi, bien qu’elle puisse croire grâce au regard que le contact avec l’Autre est possible, elle est en réalité condamnée à une profonde solitude.

C’est par les yeux que l’homme a pu sortir de ses infinies profondeurs de ténèbres. Avec les yeux, l’homme a émergé à la surface de lui-même, a cru voir d’autres hommes, s’est imaginé que sa solitaire toute-puissance lui était contestée par d’autres hommes. […] C’est avec les yeux qu’il s’est mis à s’imaginer qu’il n’était plus seul, à souffrir de solitude et de peur, à pleurer. (AA-138)

Le regard provoque donc une insatisfaction, heurte le désir de relation avec autrui en ce qu’il donne l’illusion que l’Autre est possible d’accès, que le soi ne lui est pas réellement fermé. Dans le langage d’enfant de Bérénice, cette sensation de frustration est appelée peur (AA-287). La solitude, parce qu’elle exclut le contact profond avec l’Autre, prend alors des allures de conflit. Le regard, en faisant prendre conscience du monde, un monde peuplé d’individus, devient le terrain d’une lutte où le désir de communion s’oppose à la certitude que ce désir est vain. Cette lutte se concrétise dans la double manière dont Bérénice éprouve le sentiment esthétique, qui comme nous le verrons plus loin se manifeste tant sur le plan externe (Bérénice en conflit avec ce qui lui est extérieur) que sur le plan interne (Bérénice en conflit avec elle-même)5.

Le regard de Bérénice est le lieu d’une fascination pour les objets et les êtres. Il est naturellement attiré vers la beauté, et plus particulièrement vers le visage. « Quand je regarde une loutre, un rat, Christian, Constance Chlore, Chat Mort, il n’y a rien d’autre que leur visage que je puisse prendre. » (AA-74) Le visage, partie du corps qui plus que toute autre distingue entre eux les individus, est aussi celle où se trouvent les yeux, siège de la vision. Et ce sont surtout les yeux qui fascinent Bérénice, les yeux des autres, dont la beauté envoûte, hypnotise, et par lesquels on peut avoir l’impression d’accéder à un lieu secret, profondément caché au fond du tunnel de l’âme.

Regardant dans les grands yeux noirs de Constance Chlore, j’aperçois soudain, à la surface de chacun, la réflexion du lumignon et la réflexion de mon visage. Comme un miroir sphérique, les yeux de Constance Chlore déforment mon visage, rapetissent mes yeux déjà trop petits, grossissent mon nez déjà trop gros. Les yeux de Constance Chlore sont comme des tunnels. […] Regarder les yeux de Constance Chlore me fait mal. C’est si… fascinant. Ce n’est pas fascinant, c’est avalant, étouffant, asphyxiant. J’ai dit à Constance Chlore que j’ai envie de la battre, de la tuer. (AA-201)

L’émerveillement pour le regard s’accompagne toutefois de souffrance. Cette souffrance prend racine à même la fascination. En fait, plus exactement, les deux sensations émergent exactement en même temps. Ce phénomène est tout ce qu’il y a de plus ambigu pour Bérénice, qui semble éprouver de la difficulté à interpréter cette double impression d’apaisement et d’inconfort. En effet, elle lance une affirmation – « c’est si… fascinant » – pour la nier tout de suite après – « ce n’est pas fascinant ». Pourtant, si on y regarde attentivement, on se rend compte qu’il n’y a pas de non-sens : tout simplement, les deux affirmations sont vraies. Bérénice éprouve en même temps l’une et l’autre sensations.

On remarquera d’ailleurs l’effet de miroir qui résulte du jeu des regards et qui possède lui aussi la nature duelle dont il vient d’être question : les yeux de Constance Chlore renvoient à Bérénice sa propre image, mais déformée. Autrement dit, le regard de Bérénice englobe Constance Chlore, et Bérénice est englobée par le regard de celle-ci. C’est précisément en vertu de ce phénomène symétrique que Bérénice peut se dire l’avalée des avalés : « La vie ne se passe pas sur la terre, mais dans ma tête. La vie est dans ma tête et ma tête est dans la vie. Je suis englobante et englobée. Je suis l’avalée de l’avalé. » (AA-45) On peut ici établir une corrélation, par métonymie, entre tête (englobante) et yeux, ainsi que tête (englobée) et visage. Si on traduit plus avant l’extrait précédent dans le langage de l’extrait qui le précède, on obtient ceci : « La vie ne se passe pas sur la terre, mais dans mes yeuxConstance Chlore est dans mes yeux et mon visage est dans (les yeux de) Constance Chlore. » Ainsi, c’est bien par le jeu des regards que s’établit la réciprocité de l’avalement. Attention, toutefois : le regard est la plupart du temps entendu de manière imagée ; son sens ne doit pas être pris au pied de la lettre. Il s’agit probablement pour l’enfant qu’est Bérénice du seul moyen dont elle dispose pour illustrer une pensée autrement trop complexe à expliquer pour elle. Il faudrait donc concevoir le regard dans une optique plus large que celle de son sens propre, optique selon laquelle tout ce qui est regardé est doué de vue. En témoigne cet exemple : « Je regarde le saule : je me jette dans le saule. Quand un nombril du monde se jette dans un saule, le saule devient nombril du monde. Le saule me regarde : il se jette sur moi, m’avale, et le nombril du monde devient saule. » (AA-92) Ce passage donne par ailleurs dans sa syntaxe une indication fort éclairante quant à la double position de Bérénice dans ce système de va-et-vient visuel : celle-ci est à la fois sujet et objet de l’avalement. Loin de résoudre l’ambiguïté du personnage, ce fait contribue plutôt à l’accentuer et à valider une interprétation en marche vers deux directions opposées.

Si le regard est ce par quoi on entre en relation avec le monde, l’avalement est donc le corollaire du rapport avec l’Autre. Et, puisque le contact profond entre les hommes s’avère impossible, l’interaction avec ce qui n’est pas soi ne pourra s’effectuer qu’en fonction de ces deux possibilités : englober ou être englobé. Le rapport au monde de Bérénice la place, on l’a vu, dans les deux positions à la fois. De cette double position découle une relation conflictuelle entre la protagoniste et le monde – personnifié par le « titan », qu’on pourrait peut-être concevoir comme une force transcendante imposant à l’héroïne un destin tragique – ou, moins généralement, entre Bérénice et les êtres humains qui l’entourent. Cette lutte, qui à un niveau différent, comme nous allons le voir plus loin, a aussi lieu à l’intérieur de Bérénice, a pour enjeu le rayonnement de la volonté. Bérénice est donc, d’une part, sujet dans le monde, en proie à ses influences et variations et, d’autre part, sujet qui interprète le monde, qui l’assujettit à sa propre vision des choses. En cela, son rapport au monde est actif, et même créatif, pourrait-on dire, car celui qui interprète met nécessairement une partie de lui-même dans l’objet sur lequel il se penche et fait par là un premier pas vers l’art. Ainsi, Bérénice entretient un rapport artistique avec le monde, en ce sens qu’elle veut marquer de sa volonté son propre devenir et celui du monde. Elle se compare d’ailleurs fréquemment à des artistes, que ce soit en tant que sculpteur ayant pour matériau sa propre personne – « je suis une statue qui travaille à se changer, qui se sculpte elle-même en quelque chose d’autre » (AA-42) – ou en tant que divinité qui emprunte au poète la force du langage pour transformer l’univers.

[…] Bérénice Einberg, toute hideuse qu’elle soit, commande à toute la création. N’a-t-il pas suffi que mes faims veuillent que les cousins soient haïssables pour qu’ils le deviennent ? Ténèbres, devenez vertes. Croyez-le ou non, les ténèbres que je vois sont vertes, bleues, roses, rouges, blanches. Qu’est-ce qu’un U vert à côté d’une nuit verte ? Qu’est-ce qu’une poutre en I ? (AA-75)

L’allusion à Rimbaud présente ici le langage comme l’instance exécutive de la volonté, idée très présente chez Ducharme et dans le sens de laquelle vont les jeux sur la langue de même que l’invention du « bérénicien », et rattache Bérénice au dieu judéo-chrétien de la Genèse, qui par son Verbe crée le monde.

Cependant, l’irradiation de la volonté ne va pas sans rencontrer des obstacles. Ces obstacles peuvent être extérieurs – les autres êtres humains, le « titan » – ou intérieurs. Disons, afin d’être plus précis, que ces derniers proviennent du fait que la volonté de Bérénice n’est pas une, qu’elle est morcelée, divisée en deux, et que chacun de ses fragments livre un combat à l’autre pour la domination du caractère de Bérénice. D’un côté, il y a la volonté « naturelle », celle qui est innée, physiologique, qui découle des déterminismes du corps, de la mécanique vitale. De l’autre, il y a la volonté « consciente », celle qui trouve sa source dans la pensée lucide de Bérénice, soit celle qui veut la transformation et la détermination volontaire de son identité.

Le moteur qui me fait fonctionner échappe à mon intelligence et à ma volonté. […] S’il ne m’obéit pas, à qui d’autre obéit-il ? Je ne laisserai pas de telles forces mener le bal dans ma vie. Coup de hache après coup de hache, je romps l’étincelle, la gazoline, le piston, le vilebrequin, l’arbre et le différentiel. Cette roue ne tournera que comme je le voudrai ! (AA-126)

Le conflit entre ces deux forces est on ne peut plus palpable dans la manière dont la beauté affecte la protagoniste. De fait, tel qu’on l’a vu précédemment, Bérénice perçoit le sentiment esthétique à la fois comme fascinant et angoissant. La beauté est angoissante, car elle trouble, et ce trouble, ressenti physiquement et déclenché par des mécanismes corporels, constitue une attaque à la volonté, une tentative d’avalement.

Dès lors, on comprendra pourquoi la relation entre Bérénice et sa mère prend l’aspect problématique d’une alternance entre l’affection et la haine. Mme Einberg, incarnation de l’amour chrétien et maternel, se présente comme une femme d’une beauté éclatante dont l’attirance revêt un caractère surnaturel. Que l’on pense à l’épisode de l’excursion en cotre sur le fleuve ou à celui de l’horloger nègre, elle dégage une aura presque magique et, telle une fée ou une sorcière, « sans le faire exprès, […] ensorcelle. » (AA-32) Elle exerce un charme sur ceux qui l’entourent, et les forces en lutte à l’intérieur de Bérénice la font osciller entre l’action de succomber au charme et l’action de briser le charme6.

Bérénice lutte le plus souvent pour cette dernière option et contre cette première option. Afin de rompre le sortilège, elle utilise une tactique qui consiste à interpréter le monde de manière à ne voir que l’inoffensif dans ce qui normalement l’avale. « Il faut trouver les choses et les personnes différentes de ce qu’elles sont pour ne pas être avalé. Pour ne pas souffrir, il ne faut voir dans ce qu’on regarde que ce qui pourrait nous en affranchir. » (AA-33) Aussi Bérénice s’attache-t-elle à tuer le beau en sa mère et à haïr tout ce qui d’ordinaire la pousse à l’aimer. L’appellation qu’elle a créée pour la nommer, « Chat Mort », en dit long à ce sujet. Souvent accompagnée d’un chat à caresser, Mme Einberg, gracieuse, charmante, portant à l’attendrissement, se présente comme un personnage félin. Et le chat, animal câlin par excellence7 auquel elle est maintes fois associée – parfois en tant que panthère (AA-136 et AA-148) –, symbolise pour Bérénice l’amour8. Ainsi, l’invention du surnom « Chat Mort », dont le sens se rapproche d’« amour tué », participe de la volonté de voir en Mme Einberg un être laid et détestable, et trouve sa réalisation concrète dans la suppression de deux de ses chats, Mauriac et Mauriac II. La manière de combattre l’avalement qui consiste à ne voir que ce qui ne fait pas souffrir s’applique bien sûr à d’autres situations et à d’autres personnes, notamment à l’amour qu’éprouve Bérénice envers son frère Christian : « Je me souviens aussi d’avoir désiré, afin que je puisse l’aimer [comprendre posséder] avec plus de force, que Christian soit laid, lâche, sans rien d’agréable, comme une pierre. » (AA-73) L’exemple de Mme Einberg n’est qu’un cas de figure parmi plusieurs (tout comme, d’ailleurs, la manière de livrer bataille à l’englobement ici présentée), et il a été choisi parce qu’il s’agit de l’un des plus parlants quant à la lutte interne qui déchire Bérénice.

À la lumière de cet exemple, on comprendra que l’imagination et la création jouent un rôle de première importance dans la plupart des solutions à l’avalement qu’envisage la protagoniste. C’est en effet en travestissant la réalité à son propre profit que Bérénice parvient parfois – mais jamais totalement – à éluder le conflit auquel se livrent les deux grandes forces qui polarisent sa personnalité. Quand, dans ces cas, le monde est interprété de manière déformante, la volonté « consciente » s’avère généralement gagnante. Bérénice est alors prise d’une sorte d’ivresse artistique et, tout emportée par sa création, éprouve une délivrance, une surabondance de force qui la grise et lui fait apprécier la vie. C’est ce qu’elle appelle le délire, état qui ne se révèle possible que lorsque la volonté s’allie au produit de l’imagination et arrive à lui imprimer une poussée assez forte pour qu’il devienne effectif.

Il se peut que l’adhésion d’imagination et de volonté donnée aux apparences de la vie devienne délirante, devienne du délire, devienne ivresse. Et cette possibilité est féconde, très féconde, très mobile, très riche : elle offre mille solutions à la solitude et à la peur. […] Pour parer à l’insuffisance qui ne me permet pas d’agir sur les choses et les activités indéfinissables de la vie, je les définis noir sur blanc sur une feuille de papier et j’adhère de toute l’âme aux représentations fantaisistes ou noires que je me forge ainsi de ces choses et de ces activités. (AA-205-206)

Cette ivresse possède quelque chose de la folie rituelle qui s’empare des ménades ou du furor auxquels les poètes inspirés sont sujets, et renvoie à cette idée, exprimée précédemment, que le langage est l’endroit privilégié où prend place le délire. Les jeux sur les mots, les entorses à la langue ou même, plus simplement, la simple énonciation d’un univers fictif constituent autant de moyens d’assujettir les choses – ne serait-ce que le langage lui-même – à sa propre volonté.

Toutefois, les solutions imaginaires ne sont très justement qu’imaginées, et rien dans L’avalée des avalés n’indique que le conflit qui divise Bérénice soit résolu grâce au délire. Il serait tentant de considérer qu’il y a là un « problème » non élucidé pour Bérénice, et que le roman s’achève sur une impasse dont l’ambiguïté ou l’absence de synthèse confonde le lecteur. Mais s’agit-il réellement d’un « problème » ? N’y aurait-il pas dans cette situation divisée quelque chose de profondément dynamique ? Une touche d’irrésolu qui elle seule permettrait à l’histoire d’aller de l’avant ? Il est beaucoup plus fructueux de concevoir la confrontation non pas comme empêchement, mais comme condition nécessaire à la vie. C’est par le conflit que l’existence prend un sens : il faut un objet de conquête, la réalisation d’une ambition pour laquelle se battre. « Je veux être avalée par tout, ne serait-ce que pour en sortir. Je veux être attaquée par tout ce qui a des armes. » (AA-40) Sans cela, aucune montée, aucun surpassement de soi-même n’est possible. La richesse de l’existence apparaît dans toute sa splendeur à ceux dont le courage et l’envie du risque font plonger armes devant au cœur de la mêlée. « Il ne faut pas souffrir. Mais il faut prendre le risque de souffrir beaucoup. Mais j’aime trop les victoires pour ne pas courir après toutes les batailles, pour ne pas risquer de tout perdre. » (AA-44) On comprendra alors que la lutte interne qui divise Bérénice occupe une place de première importance au sein de L’avalée des avalés. Car c’est elle qui tient lieu de moteur à l’histoire, qui la dynamise en la poussant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, la faisant ainsi avancer en zigzaguant, tel un navire qui louvoie lorsqu’il doit faire face au vent.

En ce sens, la guerre est pour Bérénice une valeur essentielle participant d’un mode de vie déterminé par son éthique idiosyncratique. Le combat que se livrent en elle le corps et l’esprit constitue l’essence même de son existence, sa raison de vivre la plus intime. Sans la dynamique schizophrénique, ou plus précisément sans l’hypertrophie d’une volonté qui tente d’imposer sa dictature à l’ensemble de l’être, la vie s’éteint. Telle est la loi à laquelle se soumet Bérénice en adoptant le discours idéologique qu’elle formule au fil de L’avalée des avalés. Le passage suivant, peu importe le degré de mauvaise foi qu’il contient, exprime de manière claire et succincte cette obligation : « Quand on a envie de quelque chose on est sauf. Je ne pars pas parce qu’une fois partie je n’aurais plus envie de rien et qu’il faudrait que je m’extermine. Ma logique m’effraie. » (AA-274) Cet énoncé laisse entrevoir un paradoxe qu’il est possible de résumer de la manière suivante : l’absence de désir de même que la réalisation du désir mènent à la mort. Rien d’étonnant en ce qui concerne l’absence de désir ; cette question a d’ailleurs été abordée quelques lignes plus haut. Cependant, l’association entre volonté satisfaite et mort peut paraître énigmatique, et s’avère en réalité peut-être un peu plus complexe qu’on le croirait. Je veux dire par là qu’elle ne s’explique pas simplement par le fait qu’un désir est par définition un manque à combler et que lorsqu’il est réalisé, il s’efface pour faire place à une absence de désir. Le lien entre desiderata assouvis et extinction de l’existence est plus profond et renvoie aussi à une idéalisation des pouvoirs du libre arbitre, selon laquelle une volonté pleinement développée et à laquelle sont assujettis les déterminismes corporels occasionne une vie brève mais intense. L’un des meilleurs exemples de ce type d’existence rapidement consumée et frappée d’une mort précoce, Bérénice le trouve entre autres dans le théâtre de Shakespeare9 :

J’ai quinze ans. Tout à l’heure, j’aurai trente ans ; et, si ma vitesse n’augmente pas, je n’aurai pas fait un seul pas au-delà de moi-même. À mon âge, Roméo et Juliette avaient épuisé leur réserve de flèches et de bombes et se rendaient au titan, à la terre, au roi des minéraux. (AA-296)

Ainsi poussée jusqu’à ses plus extrêmes possibilités, la volonté atteint son ultime triomphe : la victoire sur la mort. La mort, phénomène biologique, constitue normalement une entrave à la volonté, car elle est habituellement vécue comme un acte non délibéré. Pour que le libre arbitre affirme sa suprématie sur la mort, l’homme doit se jeter vers elle dans un acte conscient et y mettre tout ce qu’il possède de force, de violence et de beauté.

Je mourrai en pleine force, de l’explosion même de ma violence. Je me mesurerai à la mort en plein midi, plein éveil, pleine gloire. Je me porterai à sa rencontre et porterai les premiers coups. Je connais l’issue de la bataille. Je sais que la lutte sera vaine. Je sais que mes soldats et mes chevaux devront donner l’assaut du bord du gouffre. Mais je me battrai quand même. S’il faut perdre, autant perdre beau. S’il faut que mes soldats et mes chevaux tombent au fond de l’abîme au premier pas de la charge, autant que ce soient mes chevaux les plus rapides et mes soldats les plus courageux. (AA-162)

Ce triomphe sur la mort, comme dans Le nez qui voque, on le voit, est censé prendre la forme d’un suicide, qui devient d’autant plus pressant que Bérénice « réalise tout à coup qu’[elle] n’[est] plus une enfant » (AA-294). L’entrée dans le monde adulte contraint en effet au suicide selon la logique bérénicienne, entre autres raisons parce qu’elle constitue un passage obligé à l’adolescence, qui s’accompagne inévitablement de l’apparition de nouveaux caractères physiologiques contre lesquels la volonté consciente ne sera plus en mesure de lutter. À partir de la puberté, la puissance du libre arbitre de Bérénice décline progressivement. On trouve les signes de cet affaiblissement dans le troublant épisode de « la rencontre de mesdemoiselles les menstruations » (AA-218) et ses corollaires, l’émergence du désir pour les hommes, notamment Jerry de Vignac, et la lecture boulimique de « romans pornographiques ». La perte de vitalité du libre arbitre se fait par la suite sentir dans la « trahison » de Constance Chlore – et par le fait même de l’enfance – ainsi que d’une manière générale dans la soumission au « titan », qui me semble être comme je l’ai dit plus haut une personnification de la fatalité qui écrase Bérénice : « Je deviens une servitatrice bien obédéissante du titan. Je ne me révolte plus que par habitude. Tout à l’heure, j’ai poli et verni mes chaînes ; bien polies et bien vernies, elles ont grand air au soleil. » (AA-344)

D’après la tournure que prennent les événements au fil de L’avalée des avalés, un lecteur attentif à l’opposition corps-esprit qui remarque la progressive dégénérescence de la volonté consciente de Bérénice serait en droit de s’attendre à ce que le roman se termine par la mort de l’héroïne. Cette anticipation pourra par ailleurs être renforcée par la dernière partie de l’histoire, qui se déroule dans un Israël en guerre, climat particulièrement propice à la mort de la protagoniste et dont l’incident de l’avant-poste 70 constitue en quelque sorte le climax. Avec ce dernier incident, tous les éléments sont en place pour créer une situation de suicide idéale pour Bérénice. Cependant, l’héroïne ne se mesurera pas à la mort avec gloire et bravoure ; elle refusera le scénario auquel tout semblait la destiner et ira même jusqu’à utiliser le corps (encore vivant) de Gloria comme un bouclier afin de se protéger des balles ennemies. Cet événement marque la défaite du libre arbitre et le triomphe du corps, et affirme en même temps que la vie continue à vouloir la vie malgré l’issue de la guerre corps-esprit et la fin de l’enfance.

On trouve un explicit assez semblable et peut-être plus clair quant au passage de l’enfance à l’âge adulte dans le roman suivant de Ducharme, Le nez qui voque, où le protagoniste, Mille Milles, promet solennellement de se « branle-basser », c’est-à-dire de se suicider, avant de devenir un adulte. Par contre, à l’instar de Bérénice, il refusera de quitter la vie et préférera à la mort une existence « impure », caractérisée par une sexualité prégnante, choix (délibéré ou non) se traduisant par le rejet de Chateaugué, son amie d’enfance, qui se suicidera par ailleurs peu après ses premières menstruations, et par l’intérêt croissant qu’il portera à Questa, une femme adulte. C’est ce deuil de l’enfance et ce départ pour le monde adulte, probablement exprimé plus clairement dans Le nez qui voque que dans L’avalée des avalés, qui clôt à mon sens le cycle des « romans de l’enfance », triptyque qu’il est possible de lire comme une tragédie de la volonté dont l’aboutissement souligne la victoire des déterminismes physiologiques sur le libre arbitre. L’issue de ce combat qui s’est étendu sur trois œuvres marquera d’une sorte de cassure la production romanesque de Ducharme : aux jeunes héros des premiers romans ne succéderont que des protagonistes adultes10. Une œuvre telle que L’hiver de force, par exemple, écrite quelques années seulement après Le nez qui voque, explorera quant au thème de la volonté une voie radicalement différente de celles développées précédemment, comme si elle portait encore les stigmates de la défaite du libre arbitre et qu’elle la vivait à la manière d’un traumatisme. Le penchant pour la néantisation du désir qu’éprouvent André et Nicole Ferron, personnages principaux de L’hiver de force, peut ainsi se lire comme un prolongement du thème de la volonté et une réaction à la façon dont il a été abordé dans les romans de l’enfance. La plupart des œuvres ultérieures de Ducharme se présenteront aussi comme le terrain d’un dialogue entre deux conceptions opposées de la condition humaine, à savoir, grossièrement, « l’homme est libre » et « l’homme est soumis à une force transcendante ». Cette opposition, et plus spécialement encore lorsqu’elle s’incarne dans l’antagonisme corps-esprit, comme c’est le cas avec la dynamique schizophrénique, rappelle le vieux débat qui oppose la raison aux passions. Ce n’est ainsi peut-être pas un hasard si Ducharme semble particulièrement attiré vers la tragédie classique. On connaît l’intérêt qu’il porte à Corneille, ce dont témoignent Le Cid maghané, réécriture du Cid, dont l’intrigue, rappelons-le, est basée sur la tension entre l’amour et le devoir, ainsi que les nombreuses allusions à cette pièce que l’on peut trouver dans L’avalée des avalés. Ducharme semble aussi entretenir un rapport particulier avec Racine11. Dans L’océantume, on trouve un « pour qui sont ces serpents qui sifflent à mes pieds12 », allusion au célèbre vers d’Andromaque, et dans L’avalée des avalés, le nom du personnage principal rappelle le Bérénice de Racine, pièce qui se soustrait aux conventions habituelles du genre tragique en ne se soldant pas par la mort du personnage ayant donné son nom à la pièce. On le voit bien à ces quelques exemples, Corneille et Racine ont de mystérieuses résonances avec Ducharme. Voilà une piste de réflexion qui, si elle a davantage été explorée par la critique du côté du théâtre, me paraît encore relativement vierge en ce qui concerne les romans ducharmiens. Il serait d’autant plus intéressant de l’étudier qu’elle s’inscrit particulièrement bien dans le thème du libre arbitre, qui traverse l’ensemble de l’œuvre de Ducharme13.

Bibliographie

  • DUCHARME, Réjean, L’avalée des avalés, Paris, Gallimard (Folio), 2001, 378 p.
  • DUCHARME, Réjean, L’océantume, Paris, Gallimard (Folio), 1999, 262 p.
  • DUCHARME, Réjean, Le nez qui voque, Paris, Gallimard (Folio), 1993, 274 p.
  • DUCHARME, Réjean, L’hiver de force, Paris, Gallimard (Folio), 1973, 282 p.
  • VAN SCHENDEL, Michel, Rebonds critiques II. Questions de littérature, Montréal, Hexagone (Coll. Essais littéraires), 1993, p. 260-272.

Notes de bas de page

  1. Soit L’océantumeL’avalée des avalés et Le nez qui voque.
  2. Réjean Ducharme, L’avalée des avalés, Paris, Gallimard (Folio), 2001, 378 p. Désormais, les renvois à cette édition seront indiqués, dans le corps du texte, par le sigle AA- suivi du folio.
  3. J’entends ici schizophrénie dans un sens près de son origine étymologique : état de celui qui a l’esprit fendu. (Schizophrénie vient des mots grecs skhizein, qui signifie fendre, et phrên, qui signifie esprit.)
  4. Michel Van Schendel, Rebonds critiques II. Questions de littérature, Montréal, Hexagone (Coll. Essais littéraires), 1993, p. 270.
  5. Depuis le début de cet article, je maintiens la distinction entre conflits interne et externe. Cependant, à la lecture des prochaines pages, on se rendra compte que la frontière entre les deux s’avère parfois poreuse et que de nombreux passages s’opèrent de l’un à l’autre.
  6. J’insiste sur cette formule, qui m’est chère à cause du calembour qu’elle m’a suggéré. Le problème de la beauté traverse l’œuvre de Ducharme et y occupe une importance de premier ordre. Le beau, souvent présenté comme troublant et inutile, pousse les protagonistes à tenter de briser le charme, à tenter de régenter le charme. Ils sont les régents du charme… les Réjean Ducharme !
  7. « Les Grecs appelaient cyniques ceux qui vivaient à la façon des chiens (kuônkunos). La félicité (Felix the Cat) vient de la caresse des chats. » (AA-350)
  8. Dans L’océantume, le « chat plumé », qui se fait épiler, pendre puis enterrer, est décrit par Iode en ces termes : « J’avais horreur de cet animal. […] J’aurais voulu qu’il me suive, mais il ne voulait pas. Il semblait me dire : « Je suis beau. Contente-toi de cela. » » Réjean Ducharme, L’océantume, Paris, Gallimard (Folio), 1999, p. 31.
  9. Notons au passage que la vie d’au moins trois des auteurs « préférés » de Ducharme, c’est-à-dire ceux qui figurent le plus souvent dans ses œuvres, est conforme à ce modèle. Ces auteurs sont Nelligan, Lautréamont et Rimbaud.
  10. Exception faite de Colombe Colomb, l’héroïne de La fille de Christophe Colomb.
  11. Si l’on en croit une lectrice de manuscrits qui travaillait pour Gallimard dans les années 60 et qui est interviewée dans le documentaire La vie a du charme, Ducharme se serait lui-même identifié à Jean Racine en signant quelques lettres de ce nom.
  12. Réjean Ducharme, L’océantumeop. cit., p. 113.
  13. Je lance quelques idées de textes qui pourraient inspirer ceux qui voudront pousser plus loin cette question : « Ducharme monté sur des cothurnes », « De Racine à Ducharme. Théorie sur la transmigration des âmes », « Le terrien et l’aérien. Étude bachelardienne sur l’influence de Racine et de Corneille dans l’œuvre de Réjean Ducharme ».

Amalgames. Les auteurs écrivent au bâton de colle

Revue Chameaux — n° 0 — printemps 2009

Dossier

  1. Présentation du dossier

  2. Les possibilités expressives du déplacement de textes et d’images chez Jorge Luis Borges, Comte de Lautréamont et Roy Lichtenstein

  3. Vie et mort d’une citation : la naissance

  4. Centons

  5. Présentations de Godfrey Ho et de Robert Morin : faussaires ! Une lecture deleuzienne du procédé de collage

  6. Poèmes proustiens

  7. Le collage entre langages artistiques : le cas Peer Gynt

  8. Les règles du jeu - Le Jeu du critique et du poète

  9. Pratiques du court-circuit : une brève histoire (recomposée) du collage

  10. Pratiques de gestion

  11. L’œuvre innachevée [sic] de la vie

  12. La poésie du singulier au pluriel. Entretien avec Hélène Dorion

Hors-dossier

  1. Un dieu parmi Les démons ? À propos d’une certaine lecture nietzschéenne du suicide de Kirilov

  2. La dynamique schizophrénique dans L’avalée des avalés

  3. Au nom du Père

  4. Duende

  5. Les porte-douleurs

  6. Il n’y a plus de mots

Autre

  1. Merci!