Les fonctions du narrateur anonyme dans Les faux-monnayeurs d’André Gide

Par Stéphane Ledien, Université Laval, Québec — Hors dossier

« Je me retrouve en face de mes Faux-Monnayeurs ; mais cette courte plongée dans Fielding m’éclaire sur les insuffisances de mon livre. Je doute si je ne devrais pas élargir le texte, intervenir (malgré ce que me dit Martin du Gard), commenter. J’ai perdu prise. »

En couchant dans son journal du moment quelques réflexions à propos de l’écriture de ses Faux-monnayeurs alors en gestation[1], André Gide ouvrait la porte à une certaine ère du soupçon narratif. Le roman, ce genre littéraire dont on pourrait dire, en réinterprétant les propos de Flaubert sur l’art en général, qu’il est « de tous les mensonges, […] encore le moins menteur[2] », impliquerait ainsi la culture du doute et du faux-semblant y compris dans son niveau extradiégétique, cause probable d’une méfiance mutuelle qu’éprouveraient désormais scripteur et lecteur. Par cette idée d’une possible immixtion du « raconteur » dans le récit, Gide révélait aussi l’influence qu’exerçait sur lui l’Histoire de Tom Jones, enfant trouvé, roman d’Henry Fielding daté du XVIIIe siècle et réputé pour les intrusions de son narrateur omniscient, véritable commentateur des réactions du héros éponyme[3]. Il en résultera, avec Les faux-monnayeurs — que l’auteur des Nourritures terrestres considérait comme son « premier roman[4] » — une œuvre à la construction complexe, non linéaire, aux points de vue multiples et variables développés dans des genres narratifs aussi diversifiés que le journal intime et les correspondances. Gide a en effet conçu son roman autour de deux « foyers » principaux. D’un côté, nous nous trouvons sous l’emprise d’un narrateur anonyme qui communique régulièrement, parfois même avec ostentation, ses impressions sur ce qu’il est précisément en train de raconter ; de l’autre, nous retraçons les événements à travers le personnage d’Édouard, un écrivain présenté en plein processus de composition d’un roman intitulé Les faux-monnayeurs. Ici l’auteur ne s’est pas seulement rendu maître du procédé de « mise en abyme » (expression qu’il avait été le premier à utiliser en 1893), il a aussi brouillé les pistes de l’instance narrative, aggravé le rôle du « relateur » principal en le liant à ses personnages et au lecteur implicite du texte de fiction. L’insistance dont fait preuve le narrateur (un rôle « fictif », « inventé et adopté par l’auteur » disait Genette[5]) des Faux-monnayeurs en s’interposant entre l’histoire et le lecteur constitue l’un des points clés, en même temps qu’un point de rupture, du roman. En toute logique, cette inclination de la marque de la première personne organisatrice du récit à faire valoir son contrôle permanent de la diégèse et à dépasser, transcender, voire transmuer sa charge narrative de base, nous amène à nous interroger sur les implications de cette démultiplication de ses fonctions, lesquelles semblent d’ailleurs juxtaposées et assumées avec ambiguïté.

On s’attachera d’abord à dresser le constat d’un narrateur-spectateur, grand observateur incertain de ses pouvoirs de régie ; narrateur qui se révèle également indiscret, pour ne pas dire voyeur, lorsqu’il verse dans l’admiration quasi fétichiste de ses personnages. Il conviendra ensuite d’étudier comment, par le glissement d’une position prétendument implicite à des interventions ouvertement explicites, le narrateur anonyme (mais pas impersonnel pour autant) des Faux-monnayeurs s’impose non plus comme le spectateur impuissant, mais comme le metteur en scène irrécusable de l’histoire, du récit et de la situation narrative elle-même. De là jaillira la question ultime d’une toute-puissance, dernier point crucial à analyser pour tenter de circonscrire les fonctions de ce narrateur à l’omniscience niée ou distanciée. On parlera ainsi d’un narrateur-Dieu ou narrateur-Diable et même d’un narrateur-paradoxe. Car selon qu’il moralise ou réfléchit une logique retorse et destructive de l’illusion fictionnelle, le « je » du foyer principal des Faux-monnayeurs ne vise peut-être qu’à la confusion des instances d’énonciation et de lecture, trahissant par là même, à moins qu’il ne le réinvente selon ses propres règles, le pacte romanesque.

Narrateur spectateur incertain, ou narrateur voyeur trouble ?

Dans Les faux-monnayeurs, l’esthétique réaliste fondée sur un narrateur principal, stable et fiable, se trouve rapidement subvertie, et pas seulement par le dédoublement du « foyer » évoqué en introduction. Dès le premier chapitre, l’instance narrative censée représenter les faits bruts laisse transparaître les marques de sa subjectivité : en page 15[6], l’adverbe d’affirmation « sans doute » vient ébranler l’image du narrateur objectif et sûr de lui, et laisse planer, justement, le doute du temps qu’il faisait « ce jour-là ». L’irruption d’une marque de la première personne du singulier et d’un présent d’énonciation (« je ne sais quelle réserve secrète ») souligne la présence évidente du narrateur, lequel ne se cache pas et ne dissimule pas non plus son incertitude. Dans son étude approfondie des Faux-monnayeurs, Pierre Chartier va plus loin en parlant d’un roman dont la voix narrative « s’affirme par [le présent] présent, c’est-à-dire à la fois authentique, disponible à l’éventuel, et poreux à l’éternité[7] ». Ce narrateur (que Chartier assimile quasiment à Gide) en sait-il moins que les personnages eux-mêmes ? L’idée d’une focalisation externe ne tient pas vraiment puisque, au-delà du « je » qui nous place à l’intérieur d’une conscience (quand bien même il serait admissible que nous ne soyons pas pour autant tout à fait situés à l’intérieur de la diégèse…), le verbe « croire » renvoie à une opinion et à une activité cognitive, donc à l’exact contraire d’un point de vue objectif strictement limité aux perceptions visuelles. Cette lacune, sorte d’irrésolution chronique, se poursuit (p. 17) avec l’expression « je crois bien » et s’affirme dans toute sa faillibilité (p. 32), lorsque le narrateur conclut le chapitre II en déclarant, à propos de Bernard : « Je ne sais pas trop où il dîna ce soir, ni même s’il dîna du tout. » C’est là une manifestation évidente de l’ignorance de celui qui raconte, renforcée par la récurrence des interrogations dans le texte narratif (« Qui dira s’il n’est pas encore plus pressé de se montrer à lui que de le revoir ? », p. 254), mais aussi des expressions « je ne sais quoi », « me paraît », « on dirait », « comme on dit » et autres « à vrai dire », ainsi que ce définitif « j’en viens à douter… » en page 367 (à propos du suicide « prémédité » de Boris). Ignorance, échec de perception globale, passivité : à l’instar de ce qu’écrit Alain Goulet dans André Gide Les faux-monnayeurs, mode d’emploi, « ce narrateur explicite qui dit “je”, “nous”, est une “présence qui circule comme une ombre à l’intérieur du monde romanesque[8]” ». La prise en charge de sa fonction narrative de base ne peut se faire sans une certaine indétermination. Immobilisme ? Inertie ? Attentisme en mouvement, plutôt. Le narrateur emboîte souvent le pas à ses personnages, prenant le lecteur à témoin : « Encore qu’il marche vite, suivons-le » (p. 43), « Il est temps de retrouver Bernard » (p. 60), « À présent que Bernard a bien respiré, retournons-y » (p. 117). Il se permet aussi de s’en éloigner quand il juge qu’il en a suffisamment vu : « Quittons-les. », « laissons madame Profitendieu » (p. 31), « Quittons-la. » (p. 32), « Assez pensé à lui… » (p. 72). En spectateur réceptif et sensible (il constate même avec affectation qu’il « va faire chaud dans Paris », p. 60, et qu’« on étouffe dans cette chambre », p. 296), le narrateur cultive, revendique et communique au narrataire (embarqué de force dans une entreprise d’observation incongrue) son indiscrétion, signe d’une curiosité quasi maladive : « J’aurais été curieux de savoir ce qu’Antoine a pu raconter à son amie la cuisinière » (p. 32). Il s’agit là d’une fonction qu’on pourrait qualifier de « communicative » selon la définition qu’en donne Yves Reuter dans L’analyse du récit[9] : fonction qui « consiste à s’adresser au narrataire pour agir sur lui ou maintenir le contact ». Chose certaine, les incursions du narrateur dans les lieux de recueillement ou d’intimité des personnages sont légion, truffées d’indices de monstration : on ne compte plus les expressions déictiques de type « le voici », « voici l’heure », etc. Ces activités vont jusqu’à l’impudeur lorsque le narrateur nous convie à regarder le défunt père de Gontran allongé sur son lit de mort. Et l’instance narrative d’ajouter, page 49 : « Précisément, parce que nous ne devons plus le revoir, je le contemple longuement. » Il convient de se demander si nous n’avons pas affaire ici à une fonction d’attestation[10] poussée jusqu’à la justification idéologique de son action. Ou, selon les notions énoncées par Reuter[11] : une « fonction modalisante » (« centrée sur l’émotion, elle manifeste le sentiment que l’histoire suscite chez le narrateur ») combinée à une fonction « explicative » qui « consiste à donner […] les informations nécessaires pour comprendre ce qui va se passer ». Le mélange des premières personnes (« nous devons… », « je contemple… ») et le glissement du « nous » vers le « je », comme un étrange lien de cause à effet, offre en tout cas une porte de sortie au narrataire, possiblement soustrait à la toute dernière minute de cette vision morbide. Notre narrateur s’adonne aussi au voyeurisme de l’amour ou de l’affection, se glissant dans les salons familiaux et les chambres à coucher ou prêtant l’oreille aux discussions privées, même celles qui lui répugnent. Ainsi, page 31 : « Le père et le fils n’ont plus rien à se dire. Quittons-les. » Ou encore, page 147, évoquant un voyage en automobile réunissant Lilian, Vincent et Passavant : « comme leur conversation continua d’être très spirituelle, il est inutile que je la rapporte ici. » Enchevêtrement des fonctions « de communication » (Kaempfer & Zanghi) et de « fonction explicative » (Reuter) où s’esquissent aussi les contours d’une « fonction modalisante » une fois encore chargée de l’émotion du narrateur. Ce dernier, d’ailleurs, n’hésite jamais à manifester son enthousiasme, voire son admiration pour les protagonistes en situation de représentation, d’introspection ou de rapports amoureux. Le texte narratif se trouve ainsi ponctué de modalités exclamatives dont la tonalité affective n’échappe pas à la sensibilité du lecteur (« Combien Olivier […] paraît grave ! » p. 15), qu’il s’agisse d’émerveillement naïf (« Quel enfant ! », en parlant de Bernard après sa nuit d’amour avec Sarah, p. 296) ou d’apitoiement sur le sort d’un protagoniste (« Pauvre Olivier ! » p. 267). Habités par le doute jusque dans leur acte d’énonciation tout en étant émus par les personnages qu’ils semblent épier secrètement, le « je » et « nous » qui racontent les Faux-monnayeurs possèdent tous les attributs d’un narrateur passif, faillible, voire défaillant. À moins qu’il ne s’agisse d’une mise en scène, un artifice d’effacement des traces de l’illusion du réel pour en créer une autre : celle d’une théâtralité des événements ?

Narrateur metteur en scène et narrateur acteur : remise en jeu de la mimèsis

Dans son ouvrage Lire Les faux-monnayeurs de Gide, Alain Goulet écrit que ce premier roman constitue « l’aboutissement heureux d’une recherche de plus de vingt ans d’une nouvelle forme romanesque, répudiant la mimèsis (imitation) chère aux réalistes et naturalistes des générations précédentes[12] ». De son côté, Michel Biron note, dans un article intitulé « André Gide : le roman pur[13] », que l’auteur rêvait d’un roman « à l’égal du théâtre classique ou d’une certaine poésie lyrique », « se proposant de “purger le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman[14]” ». Sans aller jusqu’à accréditer la thèse de la répudiation de la mimèsis au sens classique du terme (ce serait renier la représentation théâtrale elle-même), l’on peut souligner une évidente volonté du narrateur des Faux-monnayeurs de s’imposer comme un meneur de jeu actif, ce que Michel Raimond décrit dans La crise du roman comme des « interventions directes [qui] sont le fait d’un romancier-metteur en scène (la comparaison avec le cinéma s’impose) qui règle la place et les mouvements de l’appareil de prises de vues[15] ». L’idée d’une caméra mobile en effet sied bien à tous ces déplacements évoqués en première partie : « suivons-le », « retournons-y », « quittons-les », « quittons-la », etc. Il est plus tentant encore, cependant, d’associer ces interventions aux didascalies d’une pièce de théâtre, les actions et déplacements de l’énonciateur faisant office de véritables indications – instructions devrait-on dire, vu la prédominance des verbes à l’impératif – de mise en scène. À la fin du chapitre XII (p. 117), le masque du narrateur « pur observateur » finit d’ailleurs par tomber, puisque l’instance d’énonciation écrit « tout ce que j’ai dit ci-dessus n’est que pour mettre un peu d’air entre les pages de ce journal ». Fonction de « régie explicite » métanarrative, pour reprendre les termes de Reuter, que l’on décèlera tout au long du roman à travers des déclarations comme ce fameux « suivons-le », « il est inutile que je la reporte ici » (à propos de la conversation entre Lilian, Vincent et Passavant dans l’auto qui les emmène vers Rambouillet), « passons », « on ne peut tout écouter » ou ce très significatif « il resterait beaucoup à dire ; mais ce que dessus suffit déjà à mieux nous expliquer… » (p. 143) : commentaires qui, en plus de la charge sentimentale du narrateur (cf. le point de vue développé en première partie), signalent avant tout l’organisation interne du texte, soulignant la transition et le fonctionnement précis de son récit. Comme le fait ressortir Daniel Moutote dans son ouvrage Réflexions sur les faux-monnayeurs, « c’est une invitation du narrateur fictif adressée au lecteur du roman d’avoir à se référer pour comprendre à son univers imaginaire pour y retrouver, s’il le peut, les indications de lieux et d’actes que le texte propose[16] ». Illustration éclatante de la fonction de régie[17], le chapitre VII de la deuxième partie permet au narrateur de faire le point sur les événements et les personnages tout en s’interrogeant sur la suite de l’action : « ainsi l’auteur imprévoyant s’arrête un instant, reprend son souffle » (p. 215). Si l’on suit la terminologie adoptée par Reuter, il s’agit ici aussi d’une fonction métanarrative[18]. Régisseur des événements, le narrateur n’hésite pas à monter sur scène. D’actant du récit, il devient acteur et se contemple en train de jouer son propre rôle (effet que renforce bien sûr le dédoublement du foyer via le journal du romancier Édouard). De là, sans doute, l’impression étrange de décalage, cette discordance due selon Pierre Chartier à l’utilisation d’un « présent gidien » qui « déconcerte, décentre, dévraisemblabilise ce qu’il rapporte ». « Délesté de son poids indubitable de réalité, […] », écrit le commentateur, « ce présent marque paradoxalement un écart » et « ne peut cacher le brouillage structurel qui affecte la représentation gidienne[19] ». Au fil du récit, la distanciation entre le narrateur et les personnages s’affirme, relation qui fonctionne comme un jeu théâtral et que l’utilisation du style indirect libre à la troisième personne vient régulièrement appuyer.

Mener le jeu et jouer en même temps, observer tout en disposant, se laisser porter non sans contrôler l’ensemble : le narrateur des Faux-monnayeurs, s’il révèle vite sa nature explicite, n’en cultive pas moins une illusion double. D’une part, celle d’un amusement, manège fictionnel perpétuel où il se place aussi bien sur la scène (observateur implicite) que devant elle (organisateur apparent du récit) ; d’autre part, celle d’une vie autonome et imprévisible de ses personnages — et de lui-même comme personnage « interposé [20]» — soumis aux mêmes imprévus. Peut-être devons-nous y voir une omniscience qui, au fond, lui permet d’être à la fois narrateur et narrataire, juge et parti, scripteur et lecteur.

Narrateur-Dieu ou narrateur-Diable ?

L’omniscience typiquement « balzacienne » du narrateur des Faux-monnayeurs n’échappe pas à qui s’attarde sur ses premières interventions. Par exemple : « la haute situation qu’il occupait avec une dignité d’autant plus grande qu’elle palliait sa médiocrité » (p. 20). Mais dans ce rapport de supériorité aux personnages (N > P) s’expriment aussi toute la hauteur et la condescendance, mélange de bienveillance, de complaisance et parfois de dédain dont puisse être capable le narrateur pleinement conscient de sa toute-puissance. Il sait ce qu’il adviendra d’untel ou non (« précisément parce que nous ne devons plus le revoir… », p. 49) et, quoiqu’il joue la carte de l’incertitude (comme nous le démontrions en première partie), il affirme assez vite (p. 60) sa position de démiurge à la vision céleste et divine : « à travers la brume, il faut un œil exercé pour la voir. Pas un nuage au ciel, où le regard de Dieu va sourire. » Observateur oui, mais du plus haut niveau qui soit ; une instance définitivement supérieure et incontestable, la seule en mesure de dominer, de tout voir et de tout savoir. Au point de mentionner, par une analepse externe dont la portée reste indéterminée, que les parents de madame Profitendieu (un patronyme qui joue d’ailleurs avec le divin) « autrefois avaient bien raison de lui dire [lorsqu’elle était enfant] : Tu ne sais jamais ce que tu veux » (p. 32). D’ailleurs cette notion de suprématie culmine au chapitre VII de la deuxième partie à travers la métaphore du « voyageur parvenu au haut de la colline » (p. 215). Dans l’esprit du narrateur, l’histoire qu’il raconte comme les personnages qu’il décrit ne sont au final, ainsi que le dit La Pérouse de lui-même, qu’« un jouet entre les mains de Dieu » (p. 246). Ce narrateur anonyme et omnipotent va aussi jusqu’à usurper « la place de Dieu du Jugement Dernier », note Alain Goulet[21], lorsqu’il « se met à juger et condamner ses personnages », à commencer par Vincent au chapitre XVI de la première partie (p. 141-142) : « À bien examiner l’évolution du caractère de Vincent dans cette intrigue, j’y distingue divers stades, que je veux indiquer, pour l’édification du lecteur. » Il est plausible d’y voir là ce que Reuter appelle une « fonction évaluative », « centrée sur les valeurs » et qui « manifeste le jugement que le narrateur porte sur l’histoire, les personnages ou le récit[22] ». De narrateur-Dieu à narrateur moraliste, la frontière s’avère poreuse. D’où ces proclamations morales, quasi proverbiales (parfois proches du sophisme, nous y reviendrons) qui parsèment l’acte narratif ou le récit, formulées dans un présent gnomique (de vérité générale) : « les préjugés sont les pilotis de la civilisation » (p. 19), « Que sert d’interdire ce qu’on ne peut pas empêcher ? » (p. 21), « Cela peut mener loin ce dépit-là, et faire faire bien des sottises… » (p. 117), « c’est un goût qui parfois vient avec l’aisance » (p. 254), « dans ces sortes de réunions, les retardataires s’expliquent mal ou trop bien l’excitation des autres. Ils jugent, alors qu’il ne sied pas de juger… » (p. 283) ou encore « On peut agir inconsidérément le soir, dans l’ivresse ; les résolutions du petit matin portent leur plein chargement de vertu » (p. 298). Fréquemment convoqués, les concepts d’amour et de bonheur font quant à eux l’objet de déclarations grandiloquentes, voire sentencieuses : « L’amour et le beau temps illimitent ainsi nos contours » (p. 311), « le bonheur d’autrui fait souvent les frais de l’audace » (p. 337), etc. Sommet de ces interventions déclamatoires, le chapitre qui clôt la deuxième partie démontre l’obligeance du narrateur en matière d’observation, d’appréciation et/ou de condamnation suprêmes. Un Sermon sur la Montagne à peine déguisé : « Édouard m’a plus d’une fois irrité, indigné même », « rien n’est à la fois plus néfaste et plus applaudi que les hommes de son espèce », « ils sont sans loi, sans maîtres, sans scrupules ». C’est le procès de tous, le « Jugement Dernier » évoqué par Alain Goulet. Cette prééminence est d’autant plus affirmée que le narrateur, alors évidente figure textuelle de Gide, déclare ne pas pouvoir se dérober à l’entreprise moralisatrice, quasi missionnaire : il se « doit » à ses personnages, ainsi soit-il. Ici plus qu’ailleurs, il est indéniable qu’il exerce pleinement la fonction qu’Yves Reuter qualifie de « généralisante » ou d’« idéologique », celle qui « manifeste le rapport au monde du narrateur ». « Interrompant ainsi le cours de l’histoire et située dans les passages plus généraux, plus abstraits, plus didactiques, [cette fonction] prend souvent la forme de maximes autonomisables proposant des jugements sur la société, les hommes, les femmes[23]… ». Il est intéressant de noter que notre narrateur semble la combiner avec une fonction testimoniale ou d’attestation (distance sentimentale vis-à-vis des personnages que résument des formules comme « je crains que », « j’espère », « je crois que ») où il prend littéralement le lecteur à témoin (« Tant pis pour moi ; désormais, je me dois à eux »), en plus d’une fonction de régie classique (juger, « choisir » ses personnages lui permet de mieux orienter l’intrigue[24]).

Pourquoi dès lors évoquer des incertitudes et se comporter comme si ce petit monde qu’il régit d’une main de fer lui échappait ? Pourquoi, dans ce qui ressemble fort bien à une parabole au début du chapitre VII de la deuxième partie (« le voyageur, parvenu au haut de la colline, s’assied et regarde avant de reprendre sa marche, […], cherche à distinguer […] où le conduit enfin ce chemin sinueux… »), le narrateur feint-il d’être soumis aux aléas d’une vie autonome et aux orientations qu’emprunteraient volontairement les personnages (« S’il m’arrive […] d’inventer encore une histoire, je ne la laisserai plus habiter que par des caractères trempés que la vie […] aiguise » ; « Je ne les cherchais point ; c’est en suivant Bernard et Olivier que je les ai trouvés sur ma route ») ? Truffant ses énoncés d’évocation du « démon » (p. 13, p. 142 et 145), du « diable » (p. 45 et p. 377), et de « diableries » (p. 365) en tous genres, ce narrateur fait œuvre de mauvaise foi et de duperie. Il connaît le passé, le présent, le futur de ses personnages, maîtrise leur destinée, mais se borne pourtant à narrer les événements et à dépeindre le contexte ou certains caractères avec un flou et une indétermination assumés (cf. notre première partie). Le « je », qui devient aussi « on » et « nous » à certains endroits du récit, construit par une logique retorse l’image d’une instance à deux facettes. Comme si la fonction commentative était dévolue au Malin tandis que la fonction narrative de base relevait d’une figure divine, naïve, pure et que l’acte d’énonciation finissait par corrompre. À moins que Dieu et le Diable ne constituent, comme il le fait dire à La Pérouse, qu’une seule et même entité (p. 377) ? Terrible ambivalence ou nécessaire tension intérieure qui agite le narrateur en son sein et qui, chose certaine, le conduit à parsemer son texte de sophismes et autres raisonnements bancals (« opposition entre l’ignorance affectée et une connaissance qui entraîne l’argumentation » et « opposition entre l’irresponsabilité et l’impuissance de l’observateur […] et la responsabilité effective du narrateur[25] », écrit Alain Goulet), ceux-là mêmes dont il regrette qu’Édouard puisse y prêter l’oreille : « le diable », écrit notre narrateur, « souffle [à Édouard ces sophismes] car il ne les écouterait pas, venus d’autrui ». L’aveu ici est on ne peut plus clair, puisque ce narrateur guide et dote forcément ses personnages du discours dont il est le seul décideur. Dans son « mode d’emploi » des Faux-monnayeurs, Alain Goulet a merveilleusement démystifié ce principe à travers l’analyse du « fameux » chapitre VII :

Il [le narrateur] se déclare « auteur imprévoyant », « se demande avec inquiétude où va le mener son récit » alors que l’auteur sait très bien qu’il (le récit) le mène jusqu’à la mort de Boris, ou plutôt que lui, l’auteur, mène son récit jusqu’à cette mort, puisque tout le roman est construit a priori pour conduire d’une affaire de trafic de fausse monnaie jusqu’au suicide d’un lycéen. […] Qu’on interroge alors les termes de la métaphore initiale. Le narrateur ne peut se comparer au « voyageur, parvenu au haut de la colline », et affirmer que sa marche sera « à présent déclinante », que s’il sait se trouver à l’acmé d’un roman construit en trois parties, dont la troisième à venir sera symétrique de la première. […] Enfin l’image même du « chemin sinueux » suppose un parcours déjà tracé, obligé, indépendant du cheminement de l’auteur[26].

Tout énoncé du narrateur devient dès lors plus qu’incertain, suspect. Versé dans les « diableries » dont il se voulait le pourfendeur, le narrateur anonyme pointe, au fond, les contradictions du romancier feignant de découvrir les événements comme le fait le lecteur. Après tout, l’écrivain n’est-il pas le premier « anagnoste » de son œuvre ? En réagissant comme tel, le narrateur se projette faussement impuissant dans la fiction, attaché à mettre de côté son pouvoir discrétionnaire. Ce « je » « auteur imprévoyant » s’impose alors comme le narrataire de son propre récit. Deux instances se confondent du même coup, rappelant ce qu’écrit à propos du « je » des Faux-monnayeurs l’essayiste Daniel Moutote : « Quand je dis “je”, c’est je qui entend. Le transfert sur le lecteur est automatique. […] Le poète est celui qui rend son lecteur poète[27]. » Contradiction, paradoxe, confusion : tous ces cheminements réorientent et désaxent l’horizon d’attente du lecteur associé à sa propre « édification », celle-là même à laquelle notre narrateur, usant à plein de sa fonction explicative, conviait le narrataire en p. 142. Impossible de ne pas voir ici un écho à ce que confiait Gide dans son Journal des Faux-monnayeurs : « une sorte d’intérêt vient, pour le lecteur, de ce seul fait qu’il ait à rétablir. L’histoire requiert sa collaboration pour se bien dessiner[28]. » Problème : si le lecteur participe instamment au récit et à la narration, les fonctions de l’auteur et du roman risquent fort d’être affectées, déplacées.

Doté des pleins pouvoirs, y compris celui de se renier afin de mieux provoquer le lecteur, le narrateur anonyme des Faux-monnayeurs s’exerce aux fonctions les plus idéologiques et modalisantes pour bouleverser le pacte romanesque. Tantôt explicatif, tantôt évaluatif, testimonial ou volontiers métanarratif[29], le rôle qu’il s’assigne s’avère plus que changeant, protéiforme. Derrière un masque d’incertitude qu’il est d’ailleurs le premier à tomber, il cultive une régie de mauvaise foi, détruit l’illusion du réel qu’il s’était pourtant attaché à créer et fait œuvre de grand ordonnateur, metteur en scène de l’histoire, du récit et de la narration. Attaché à ne jamais perdre le contact avec le narrataire, au point de se substituer à lui ou plutôt, de l’inclure dans sa démarche, ce narrateur Dieu et Diable à la fois incarne finalement une parodie des conventions de fiction. « Ce qui est en jeu ici », rappelait Alain Goulet dans Lire Les faux-monnayeurs d’André Gide, « c’est donc le statut du romancier, nécessairement faux-monnayeur à sa manière, écartelé entre la fonction d’auteur et celle de narrateur, à la fois dans et hors de sa fiction, faisant semblant de croire à la réalité des personnages qu’il a inventés[30]. »

Maître de son écriture et de son univers tout en étant aliéné à eux, le « narrateur-monnayeur » s’avère une instance complexe et contradictoire. Est-ce un hasard si, des deux « foyers » de l’œuvre, c’est celui du narrateur-Édouard qui a le dernier mot ? Projeté dans l’« abyme » qu’il aime à l’évidence contempler, le double textuel de Gide n’expérimente-t-il pas ce qu’Alain Goulet appelle « les conditions de possibilité d’écriture de son roman[31] » ?

Stéphane Ledien, Université Laval

Bibliographie :

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Notes :

[1] André Gide, Journal des faux-monnayeurs, Paris, Gallimard, collection « L’imaginaire », 2002 [1927], p. 81.

[2] Gustave Flaubert, Lettres à Louise Colet, Paris, Magnard, collection « Classiques & Contemporains », 2003, 192 p. Extrait de la lettre IV, « Nuit de samedi au dimanche, minuit. 8-9 août 1846 ».

[3] C’est ce que rappelle Alain Schaffner, en citant le spécialiste français Alain Goulet, dans son article intitulé « Le romanesque », p. 16 de l’ouvrage André Gide, Les faux-monnayeurs – relectures (textes réunis et présentés par Hélène Baty-Delalande, Paris, Publie Papier, 2013) : « En 1911, toujours selon Alain Goulet, “pour se plonger dans le bain du roman d’aventure qu’il envisage, [Gide] lit des romanciers, anglais principalement, censés l’ouvrir à même la vie : Defoe (Robinson, un des deux livres auxquels Lafcadio a pris plaisir, et Moll Flanders, un des deux ouvrages de sa chambre), Fielding et son Tom Jones (dont l’influence sur le ton et la manière du narrateur des Caves est évidente)…” »

[4] Du moins, si l’on se réfère à la dédicace de Gide à Roger Martin du Gard au début du livre.

[5] Gérard Genette, « Discours du récit », Figures III, Paris, Seuil, 1972.

[6] Nous renvoyons ici et tout au long de l’analyse, à l’édition Gallimard, Paris, collection Folio, 1993, 379 p.

[7] Pierre Chartier, Les faux-monnayeurs d’André Gide (Essai et dossier), Paris, Gallimard, collection Folio, 1991, p. 126.

[8] Alain Goulet, André Gide Les faux-monnayeurs, mode d’emploi, Paris, Sedes, 1991, p. 135.

[9] Seconde édition, Paris, Armand Colin, collection « 128 », 2005, p. 43.

[10] Telle que délimitée par Jean Kaempfer & Filippo Zanghi dans leur article « La voix narrative », Méthodes et problèmes, Université de Genève, 2003. [en ligne]. http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/vnarrative/ [Site consulté le 2 décembre 2014].

[11] L’analyse du récit, op. cit.

[12] Paris, éditions Dunod, 1994, p. 8.

[13] Le roman vu par les romanciers, Isabelle Daunais [dir.], Montréal, éditions Nota Bene, 2008, p. 33.

[14] Michel Biron cite ici les propos que Gide lui-même avait consignés dans son Journal des faux-monnayeurs, op. cit.

[15] Michel Raimond, La crise du roman. Des lendemains du Naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1966 [1985], p. 349.

[16] Daniel Moutote, Réflexions sur Les faux-monnayeurs, Paris, Honoré Champion Éditeur, collection Unichamp, 2012, p. 62-63.

[17] Nous verrons plus loin que ce chapitre implique bien d’autres fonctions, en particulier une fonction idéologique.

[18] L’analyse du récit, op. cit., p. 43.

[19] Pierre Chartier, Les faux-monnayeurs d’André Gide (Essai et dossier), op. cit., p. 126.

[20] Comme le qualifiait Germaine Bree dans André Gide – L’insaisissable Protée, Paris, Société d’édition Les Belles Lettres, 1970, 2e édition revue et corrigée, p. 276.

[21] André Gide – Les faux-monnayeurs, mode d’emploi, op. cit., p. 141.

[22] Analyse du récit, op. cit., p. 44.

[23] Ibid. p. 45.

[24] Dans le sens que Jean Kaempfer et Filippo Zhangi, dans leur article « La voix narrative », op. cit., donnent à ces fonctions, mais aussi dans celui que Reuter attribue à la fonction testimoniale : « degré de certitude ou de distance que le narrateur entretient vis-à-vis de l’histoire » (p. 43-44 de L’analyse du récit, op. cit.).

[25] Gide, Les faux monnayeurs mode d’emploi, op. cit., p. 143.

[26]  Ibid., p. 138-139.

[27] Réflexions sur Les faux-monnayeurs, op. cit., p. 67.

[28] Op. cit., p. 32-33.

[29] Se référer aux définitions d’Yves Reuter dans son Analyse du récit, op. cit., p. 42 à 45.

[30] Op. cit., p. 75-76.

[31] Gide, Les faux monnayeurs mode d’emploi, op. cit., p. 204.

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Revue Chameaux — n° 10 —

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