Pour son treizième numéro, la revue d’études littéraires Chameaux a décidé de se tourner vers les déformations de la réalité, celles qui sèment le flou l’espace d’une vision étrange, d’un songe troublant ou d’une image créée par la psyché. Les rêves, les illusions et les hallucinations altèrent ponctuellement notre perception du réel, nous font parfois côtoyer un ailleurs mettant en doute le monde qui nous entoure ou modifiant notre façon d’appréhender ce dernier. La plupart du temps, il s’agit de notre esprit qui nous joue des tours, nos sens, mais également, parfois, nos propres désirs. Le présent numéro se propose d’explorer ces thématiques et les motifs leur étant liés au fil des différentes expressions littéraires et artistiques, dans une visée interdisciplinaire.
C’est probablement la littérature fantastique du XIXe siècle qui est la plus caractérisée par l’incertitude quant à la réalité. Le nom du genre porte en lui l’idée d’illusion, le mot « fantastique » provenant du bas latin fantasticus, lui-même trouvant son étymologie dans le mot grec phantastikos, qui signifie « qui imagine des choses vaines, se crée des illusions[1]. » Les romans et les nouvelles fantastiques vont injecter dans un cadre réaliste des éléments propres à l’incroyable, l’extraordinaire, faisant douter de ce qui est surnaturel et naturel, comme l’a théorisé Tzvetan Todorov dans son essai Introduction à la littérature fantastique[2]. Ces éléments s’expriment le plus souvent par des événements étranges, des apparitions déstabilisantes, des cauchemars ou des hallucinations, parfois propres à la folie.
D’autres genres proches du fantastique, comme le roman gothique européen ou américain, ou encore son sous-genre, le southern gothic, donnant la part belle aux apparitions grotesques et à l’onirisme dans un cadre a priori réaliste, ainsi qu’une grande partie de la littérature horrifique, vont également brouiller les frontières entre réel et irréel. C’est notamment le cas de H.P. Lovecraft, ce dernier ayant, dans la majeure partie de ses œuvres, mêlé le monde terrestre à des territoires inconnus ou cosmiques, ces autres réalités s’exprimant chez les personnages par le biais de visions, d’hallucinations ou de rêves. Si les protagonistes doutent de leur propre expérience, c’est également le cas pour le lectorat, qui ne sait pas si ce qu’il a lu relève du délire ou d’un véritable danger venu d’ailleurs.
Dans ses récits, H.P. Lovecraft fait intervenir le songe comme catalyseur de nouvelles réalités, en le rendant souvent prémonitoire d’un danger apocalyptique, c’est par exemple le cas dans L’Appel de Cthulhu[3]. Cet entremêlement du réel et du rêve, passant par la prémonition ou la prophétie, ou tout simplement par le récit onirique, remonte au berceau de la littérature. Nous pouvons citer de nombreux textes antiques ayant usé du rêve pour le mettre en relation avec la réalité, comme Hécube[4], d’Euripide, dans lequel la reine fait un cauchemar annonçant le meurtre de ses enfants. Plus tard, la littérature médiévale va également faire intervenir les songes et les visions, par exemple dans la chanson de geste ou dans le roman arthurien. Citons, entre autres, La Chanson de Roland[5], dans laquelle Charlemagne voit en rêve la traîtrise de Ganelon, ou encore La Mort le roi Artu[6], dans lequel Arthur rêve du spectre de Gauvain. Ce motif du songe prémonitoire semble s’exprimer abondamment dans tous les genres littéraires, toutes les époques, mais aussi tous les domaines artistiques. Ainsi, dans la série Twin Peaks[7], le personnage de Dale Cooper est visité, durant son sommeil, par des esprits venus d’ailleurs, ces derniers lui fournissant des indices afin de résoudre l’enquête du meurtre de Laura Palmer.
Le rêve a donc souvent un impact sur la réalité des personnages, leur donnant des clés de compréhension du monde qui les entoure ou les avertissant d’un danger imminent. Ainsi, il se mêle au réel en s’imbriquant dans ce dernier. Dans de nombreuses œuvres, le passage de la réalité aux territoires rêvés est si ténu que l’on ne saurait discerner le vrai du faux comme dans Mulholland Drive[8], de David Lynch, ou plus récemment dans Inception[9], de Christopher Nolan, deux films jouant sur la place de la réalité par rapport au rêve, et vice versa.
La confusion entre irréalité et réalité n’est pas exclusivement liée à l’onirisme, elle est parfois le fait des personnages eux-mêmes, certaines œuvres nous mettant face aux errances illusoires et délirantes de protagonistes n’étant plus en phase avec l’ordre du monde. C’est ainsi que Alfonso Quichano, héros du roman Don Quichotte[10], obsédé par la littérature médiévale, se met à prendre des moulins à vent pour des géants à occire. Le protagoniste « fantasque », comme le décrira Günter Grass[11], tourne le dos au réel pour se vouer à un idéal de chevalerie n’ayant plus sa place dans la société espagnole de la fin du XVIe siècle. Dans le même ordre d’idée, nous pouvons penser que c’est l’amour que porte Ofelia à la littérature ainsi que la dureté du contexte historique de l’Espagne franquiste qui la feront basculer dans l’irréalité, dans le film Le Labyrinthe de Pan[12], de Guillermo Del Toro. Dans le cas d’Ofelia, il s’agit donc de perdre pied dans le réel pour lui échapper. Nous pouvons retrouver le même phénomène dans le jeu vidéo Silent Hill 2[13], le personnage de James étant plongé dans son propre inconscient car il refuse d’assumer ses actes passés.
Dans d’autres cas, ce que nous pensons être la réalité est en fait totalement illusoire. C’est l’idée qu’exprime Platon dans la République[14] lorsqu’il expose le mythe de la caverne, mettant en scène des hommes enchaînés sous la terre et prenant des ombres pour leur réalité. Cette allégorie fut reprise dans de nombreuses œuvres, notamment cinématographiques, comme Matrix[15] ou Dark City[16]. Ces deux dernières productions appartiennent au genre de la science-fiction et force est de constater que ce dernier est particulièrement fourni quant aux réalités feintes ou illusoires. Nous pensons notamment à l’œuvre de Philip K. Dick, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?[17], qui interroge sur la réalité même de l’humanité. Les nouvelles technologies ainsi que les nouvelles formes de média nous poussent à reconsidérer notre rapport au réel. C’est ce dont traitent des œuvres comme Existenz[18], de David Cronenberg, dans laquelle le cinéaste floute les frontières entre réalité objective et réalité virtuelle.
Enfin, si les illusions, les rêves et les hallucinations sont des thématiques abordées par les œuvres, ils peuvent également être des mécaniques esthétiques. Nous pouvons penser aux expérimentations des surréalistes, ou encore des artistes de la Beat Generation. Cette esthétique va parfois opacifier la frontière entre réalité et irréalité, comme dans le film Only God Forgives[19], de Nicolas Winding Refn. Certaines œuvres picturales vont, comme celles de Francis Bacon, faire immerger l’irréel cauchemardesque dans le réel. Aussi, certains genres cinématographiques tels que l’expressionnisme allemand se prêtent parfaitement à ce brouillage du réel. Mécaniques esthétiques, donc, mais aussi mécaniques de jeu lorsqu’il s’agit de jeux vidéo. C’est le cas par exemple dans Eternal Darkness[20] ou Bloodborne[21].
La revue Chameaux encourage les approches pluridisciplinaires et comparatives portant sur la littérature, la philosophie, le théâtre, le cinéma, l’histoire, l’histoire de l’art, la peinture, la sculpture, les jeux vidéo, la musique, la sociologie, l’anthropologie, les études médiatiques, les sciences politiques, à la condition que la proposition ait au moins une composante liée aux principaux domaines abordés par la revue (littérature, théâtre et cinéma).
Notez que les contributions peuvent prendre la forme d’articles critiques ou d’essais. Les propositions de contribution (300 mots maximum) sont attendues pour le 29 juin 2020. Veuillez nous les faire parvenir à l’adresse suivante : chameaux@lit.ulaval.ca. N’hésitez pas à nous écrire à cette adresse ou à visiter notre site internet, http://revuechameaux.org/, si vous souhaitez obtenir plus d’informations.
Dates importantes :
- Date limite de l’envoi des propositions : 29 juin 2020
- Avis d’acceptation : 6 juillet 2020
- Soumission des articles : 5 octobre 2020
- Parution du numéro : décembre 2020
Membre du comité organisateur :
Corentin Le Corre
Bibliographie indicative
BACH, Valérie, Les Clefs des songes médiévales (XIII-XVe siècles), Strasbourg, Presses de l’Université de Strasbourg, 2007, 336 p.
BRETON, André, Manifestes du surréalisme, Paris, Folio (coll. Folio. Essais), 1985, 173 p.
DESCARTES, René, Méditations métaphysiques, Paris, Flammarion (coll. GF bilingue), 2011, 578 p.
FREUD, Sigmund, Sur le Rêve, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Points (coll. Point essais), 2011, 160 p.
FREUD, Sigmund, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard (coll. Folio. Essais), 1988, 352 p.
JÜNGER, Ernst, Approches, drogues et ivresse, trad. Henri Plard, Paris, Folio (coll. Folio. Essais), 1991, 576 p.
LEDOUX, Aurélie, L’Ombre d’un doute : Le cinéma américain contemporain et ses trompes-l’œil, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, 237 p.
MILNER, Max, La Fantasmagorie, Paris, Presses Universitaires de France (coll. Écriture), 1982, 264 p.
PESENTI CAMPAGNONI, Donata et Paolo TORTONESE [dir.], Les Arts de l’hallucination, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle (coll. Page ouverte), 1981, 177 p.
ROBERGE, Martine, L’Art de faire peur : des récits légendaires aux films d’horreur, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005, 248 p.
ROSSET, Clément, Le Réel et son double : Essai sur l’illusion, Paris, Folio (coll. Folio. Essais), 1993, 129 p.
SCHEEL, Charles W., Réalisme magique et réalisme merveilleux : Des théories aux poétiques, Paris, Éditions L’Harmattan, 2005, 258 p.
TODOROV, Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Points (coll. Point essais), 2015, 192 p.
Notes :
[1]« Fantastique », Le Robert, Dictionnaire historique de la langue Française, Paris, Dictionnaires Le Robert, Tome 2, 1998 [1992].
[2]Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil (Points Essais), 1976.
[3]H.P. Lovecraft, L’Appel de Cthulhu, dans Le mythe de Cthulhu, trad. Jacques Papy, Paris, J’ai lu (Science-Fiction), 2002.
[4]Euripide, Hécube, trad. Nicole Loraux et François Rey, Paris, Les Belles Lettres (Classiques en poche), 2002 [1999].
[5]La Chanson de Roland, trad. Jean Dufournet, Paris, Flammarion (Garnier), 2004. Nous attribuons souvent La Chanson de Roland au clerc Turold mais ne pouvons pas en être certains.
[6]La Mort le roi Artu, éd. Jean Frappier, Paris/Genève, Droz/Minard, 1964.
[7]David Lynch et Mark Frost, Twin Peaks, États-Unis, 1990, couleur, deux saisons.
[8]David Lynch, Mulholland Drive, États-Unis, 2001, couleur, 146 minutes.
[9]Christopher Nolan, Inception, États-Unis/Royaume-Unis, 2010, couleur, 148 minutes.
[10]Miguel de Cervantes, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, Tome 1, trad. Alince Schulman, Paris, Seuil (Points), 1997.
[11]Interview dans le film de Daniel Serra et Jaume Serra, Cervantes y la leyenda de don Quijote, Espagne, 2004. Programmé en France sous le titre Cervantès et la légende de Don Quichotte (Arte, 4 mars 2005).
[12]Guillermo Del Toro, Le Labyrinthe de Pan, Espagne/Mexique, 2006, couleur, 118 minutes.
[13]Konami CE Tokyo, Silent Hill 2, Japon, Konami, 2001. [version Playstation 2]
[14]Platon, La République, Livre VII, trad. Georges Leroux, Paris, Flammarion (GF), 2016.
[15]Lana Wachowski et Lilly Wachowski, Matrix, États-Unis/Australie, 1999, couleur, 130 minutes.
[16]Alex Proyas, Dark City, États-Unis/Australie, 1998, couleur, 96 minutes.
[17]Philip K. Dick, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, trad. Sébastien Guillot, Paris, J’ai lu (Science-fiction), 2014.
[18]David Cronenberg, ExistenZ, États-Unis/Canada/France, 1999, couleur, 96 minutes.
[19]Nicolas Winding Refn, Only God Forgives, Danemark/France/Suède/Thaïlande/États-Unis 2013, couleur, 90 minutes.
[20]Silicon Knights, Eternal Darkness : Sanity’s Requiem, Canada, Nintendo, 2002. [version Gamecube]
[21]From Software/Japan studio, Bloodborne, Japon, Sony, 2015. [version Playstation 4]