Jean-Noël Pontbriand, poète et essayiste, est professeur de création littéraire à l’Université Laval depuis plusieurs décennies. Au cours de cette longue carrière de pédagogue où il aura également été directeur des programmes de deuxième et troisième cycles en littérature, il a dirigé plus de soixante mémoires et thèses, et bon nombre de ses anciens étudiants sont maintenant des auteurs publiés. Jean-Noël Pontbriand est lui-même l’auteur de onze recueils de poèmes ainsi que d’un essai sur la création littéraire, Ecrire en atelier… ou ailleurs.
Commençons par le commencement : le mot littéraire existe. Le nom, le substantif. Le qualificatif, également, dans plusieurs expressions, dont création littéraire. Je pose comme hypothèse que ces deux mots (ou le même mot utilisé dans des contextes differents) ne veulent pas dire n’importe quoi au gré des fantaisies de quiconque décide de les utiliser.
Je pose également que, même si ce mot existe, sa signification n’est pas évidente, autrement, il y a longtemps que tous s’entendraient sur ce qui constitue une œuvre littéraire, et ceux qui ont pour mission de récompenser les meilleurs en leur attribuant des prix se mettraient vite d’accord sur tel ou tel livre ou écrit. Or il n’en est rien. Chaque jury se concocte des petits critères de circonstance, des prêts-à-porter, qui lui permettent de légiférer selon les tendances de l’heure et la dérive des continents. Mais il me semble un peu arbitraire de conclure, à partir de cette constatation, qu’il est inutile de « s’arracher les cheveux » pour préciser le sens du mot littéraire et de « s’enfler les méninges » pour écrire des textes pouvant être qualifiés, par les snobs, de littéraires, alors que c’est la vie et l’existence qui nous intéressent ou devraient nous intéresser.
Tout cela signifie que les concepts littéraire et littérature ne sont pas très opératoires. Ils sont là, mais d’une façon tellement floue, tellement ouverte que la plupart concluent qu’il ne vaut pas la peine de s’en occuper. À un point tel que même ceux qui ont pour mission, si je puis dire, de faire vivre à la fois le mot et la chose, les professeurs de littérature et les écrivains, ont, depuis quelques années pour ne pas dire quelques décennies, cessé de se référer à cet « épouvantail » pour guider leur conduite. Depuis que certains magazines populaires, que des films de seconde zone sont considérés, par les chercheurs en littérature, comme des œuvres suffisamment importantes pour qu’on doive consacrer à leur analyse des milliers de dollars (par le biais des subventions) et plusieurs années de recherche, les notions de littéraire et de littérature en ont pris un bon coup sur la margoulette. « Tiens- toi, et ne viens pas nous dire que nous ne sommes pas des littéraires. » Adieu, littérature : vive le texte.
Dans la mesure où cette position est non seulement adoptée, mais décrétée la seule qui puisse être qualifiée de moderne et même de postmoderne, la création littéraire devient de la production de texte, avec recherche ou sans. De quel texte ? N’importe lequel, à condition que l’auteur ait prédéterminé (si possible « scientifiquement ») les balises à l’intérieur desquelles ils doivent (lui et le texte) évoluer. Qui peut intervenir sur un tel texte ? Bien entendu, personne.
Le seul spécialiste qui puisse prétendre, à la rigueur, au droit d’intervenir sur ces textes est le théoricien qui dicte les lois du texte, l’idéologue à qui il faut demander sa bénédiction et le linguiste qui doit s’assurer que le texte suit bien les lois et les normes de la langue à l’intérieur du terrain de jeu déterminé au départ. Corriger le texte veut alors dire : relever les fautes de syntaxe, d’orthographe, de ponctuation, et préciser si le texte est fidèle à ses présupposés. Comme il en va pour l’épreuve uniforme de français, dont le sujet est déterminé par un tiers, les fonctionnaires, et dont la forme est imposée par la coutume, la dissertation. Et vive l’hégémonie des idées claires et distinctes, de même que l’uniformité de tous par un discours impersonnel, vidé de toute émotion et, du strict point de vue de la connaissance, inutile !
Mais on y tient. Il faut s’accrocher à des critères qui permettront aux professeurs d’assurer leur infaillibilité, aux étudiants de dormir tranquilles après avoir, une fois pour toutes, refoulé les émotions, sentiments et autres gargouillements pervers de leur conscience désormais programmée à distance.
Je suis certain qu’au fond de lui-même chacun de nous s’oppose à cette planification de tous sous la botte de la théorie, qu’il s’agisse de la linguistique ou de toute autre théorie ayant en vue l’établissement d’une loi absolue dans un monde clair sans distinction réelle ni droit à l’erreur, surtout pas à l’erreur logique. La logique, c’est tout ce qui compte. À chacun son opinion, tout se vaut. Pour le reste, la collégialité tient lieu de critère, de vérité et de compétence.
Il semble pourtant évident que même si nous acceptons qu’il faille nous plier à l’apprentissage de la langue, nous voulons également avoir droit à une expression autre qu’à l’expression anonyme. Nous voulons surtout avoir le droit de laisser vivre, par et dans les textes que nous écrivons, nos émotions, nos sentiments et notre subjectivité. C’est d’ailleurs la seule façon de participer à la vie du langage vivant et au mouvement de la parole en nous et hors de nous.
Et c’est ici que se situe (ou devrait se situer) la création littéraire qui est une activité ayant en vue le renouvellement du langage par une appropriation de la parole. Pour celui qui partage un tel point de vue, la littérature existe et le mot signifie quelque chose même si ce quelque chose ne peut être vraiment saisi que de l’intérieur des mouvements de lecture recréatrice et d’écriture de création. Entrer en création littéraire, tout comme entrer en littérature, signifie avoir en vue un tel renouvellement du langage pour assurer à la langue et à la culture qui s’y enracine une force d’attraction et une capacité de création permettant à un peuple d’émerger du silence et de l’anonymat pour accéder à la parole dans le sens décrit par Anne Hébert : « Je crois à la solitude rompue… par la parole. » La littérature et le littéraire deviennent alors des lieux de rencontre et de rapaillement, selon l’expression de Miron.
J’entends donc par texte littéraire un texte dont l’écriture a été le lieu d’une telle expérience et dont la lecture peut réactualiser cette rencontre en redonnant aux mots et au langage leur pouvoir d’ouvrir en nous les sources originelles, faisant des textes ainsi créés des textes originaux, d’origine. Cela est autant vrai pour la poésie que pour les autres formes d’expression littéraire : roman, conte, récit, nouvelle, etc., même si le traitement des mots et du langage varie selon chacune de ces modalités d’application.
Est-il nécessaire de préciser qu’un écrivain, aussi brillant et talentueux soit-il, ne peut atteindre immédiatement, sans démarche et sans ascèse, ces « fosses marines de la fécondité » dont parle Rina Lasnier dans « La malemer » ? Nous devons nous laisser enseigner par le langage vivant lui-même, en lisant, sans les interpréter, les textes qui, grâce au travail et à la capacité d’accueil de leurs auteurs, sont devenus des lieux de révélation de l’âme et de l’être, autant d’une personne que d’un peuple et de l’humanité concrète qui « vit, souffre et meurt », selon l’expression de Unamuno dans Le sentiment tragique de la vie. C’est à ce niveau que se situe le pouvoir de la littérature et la capacité qu’elle a de donner à l’existence sa saveur et sa direction.
C’est donc dire que la littérature peut beaucoup à condition qu’on ne lui demande pas de produire ce qu’elle ne peut pas produire. La littérature n’est pas une pilule anticonceptionnelle, ni une façon de traverser la Manche sans navire pour nous porter ni, encore moins, une façon de gagner le paradis sans croire à son existence, et sans passion pour nous le faire désirer. La littérature, lorsqu’elle est pratiquée avec vigueur et même avec une certaine rage d’exister (La rage de vivre, selon le titre d’un film), peut être un remède à notre incurie nationale qui nous fait préférer le reniement de nous-mêmes à la réappropriation de notre être par l’engagement envers le langage et la culture qui lui permet de s’accomplir, et vice versa.