Pour son quinzième numéro, la revue d’études littéraires Chameaux propose un titre évoquant une thématique à la fois profondément actuelle, intemporelle et universelle : Livrer, se livrer. La pandémie de la COVID nous a fait repenser notre rapport au monde, à autrui. Prisonniers entre des murs au cœur du confinement, ce sont parfois les livreurs, facteurs, coursiers qui ont fait le pont entre l’extérieur et notre cocon, faisant revivre un lien avec l’extérieur alors brisé. Livrer un objet, c’est faire passer quelque chose de soi à l’autre ; c’est, d’une certaine manière, se livrer. Outre ces considérations sociales et matérielles, un domaine nous a permis de rester connectés à la vie : la culture. Les artistes ont assuré le passage, par leurs œuvres et leurs enseignements, entre eux-mêmes et nous. Nous avons voulu jouer avec les mots : livrer autant un objet qu’une part de soi-même, que ce soit par la course ou par le passage d’un savoir, d’un ouvrage. Livrer, se livrer, c’est se faire passeur. Le présent numéro se propose d’interroger cette notion de passage, d’un être à un autre, en s’intéressant à des axes très divers et en prônant, comme à chacun des numéros composant cette revue, l’interdisciplinarité.
Nous l’avons écrit, au cœur de la catastrophe pandémique qui a déréglé le temps et la vie, les livreurs, postiers, facteurs assuraient le passage des objets, le lien entre soi et le monde. Plusieurs œuvres de cette dernière décennie ont mis en scène ces livreurs comme les derniers passeurs d’une humanité déclinante. Dans The Whispering Star, le réalisateur japonais Sono Sion dépeint un futur post-apocalyptique dans lequel l’humanité se serait condamnée à cause du nucléaire. De planète en planète, une androïde livre des colis aux derniers humains ; des souvenirs, des objets les rappelant à leur condition, à leur mémoire. La livreuse est la passeuse d’une civilisation révolue, grande archiviste de l’humanité entre les cartons qui jalonnent l’intérieur de son vaisseau. Pour sauver les liens qui unissent les hommes entre eux, le personnage principal du jeu vidéo Death Stranding, et donc, le joueur, livre également des objets à travers une Amérique détruite. Il est intéressant de constater l’importance du livreur et de l’objet livré au cœur de l’adversité, du chaos. Nous pourrions tout à fait ici dresser un lien avec la circulation des lettres durant les grandes guerres du siècle dernier, notamment. Pensons aux lettres des poilus, qui forment un corpus aussi riche littérairement qu’historiquement, et qui nous montrent à quel point le passage de l’expérience, mais aussi de l’objet, était primordial, même (surtout ?) sur le front.
Nous traitons ici d’un passage matériel : livrer un objet, une lettre, un colis à un autre individu. Dans la diégèse des œuvres, le fait de livrer matériellement quelque chose pourra modifier le destin d’un personnage, dicter les futurs enjeux de sa quête. Prenons l’exemple du roman médiéval de Robert le Diable, dans lequel Dieu, pour dicter les règles de sa repentance à Robert, lui fait passer par miracle une lettre dans laquelle se trouvent les pénitences qu’il va devoir honorer afin d’obtenir le salut de son âme. Ici, la lettre a comme but de faire avancer l’intrigue, de guider la destinée du personnage. Pensons aussi à Harry Potter : n’est-ce pas une lettre qui va sceller son destin en l’invitant à rejoindre Poudlard, la prestigieuse école de magie ? Ainsi, la lettre et le fait de livrer l’objet deviennent un procédé narratif intradiégétique en littérature.
Le passage peut aussi être d’ordre immatériel. De fait, la littérature intime permet de faire part de certaines passions, de souvenirs et de pensées profondes qui revêtent une importance singulière. Montaigne, dans ses Essais, dit se montrer « sans étude et artifice[1] » et ainsi se livrer véritablement à son lecteur. Les Confessions de Rousseau ne sont pas étrangères à ce mode de transmission du soi, qu’on retrouve aussi notamment dans le genre poétique. Il y a là encore un jeu, résidant dans la possibilité de créer une persona, masque que l’auteur peut former pour se livrer à demi, pour donner l’impression de se livrer ou bien pour développer une complicité avec le lecteur (procédé que l’on retrouve entre autres chez Sappho et Properce).
Dans les œuvres de fiction, certains personnages peuvent jouer le rôle du transmetteur. Parmi tous les types de « passeurs » étudiés par la critique, mentionnons seulement le vanishing mediator, qui ne sert que d’intermédiaire, de livreur, si bien qu’il disparaît. Les médiateurs peuvent passer divers types de savoirs ; ainsi en est-il dans la Divine Comédie de Dante, où Virgile, Béatrice et saint Bernard de Clairvaux accompagnent le protagoniste dans sa quête. Le concept semble donc très bien s’accorder avec de nombreux schémas narratifs.
La livraison immatérielle est aussi le thème de nombreuses œuvres qui abordent des enjeux liés à l’éducation, à la mémoire et à la tradition. Les récits de Fred Pellerin, par exemple, en passant des légendes, proposent une réflexion sur la manière par laquelle les légendes se créent, se transforment et se transmettent.
Notons qu’en plus de toucher le « fond » de l’œuvre, la forme d’un texte peut aussi être le sujet de nombreux passages. Les relais narratifs analysés par Genette forment l’un des procédés où un transfert de la parole advient. On retrouve cela notamment chez Platon qui, dans le Banquet, met en scène le discours de la savante Diotime, rapporté par Socrate, dont les propos ont eux-mêmes été rapportés par Aristodème, qui les a partagés à Apollodore qui, enfin, en fait part à ses amis. Un autre type de « livraison du récit » a lieu dans le roman Du bon usage des étoiles, qui présente des extraits de journaux de bord au même titre que des morceaux de narration plus omnisciente, ainsi que, entre autres, des instructions destinées à un personnage et un poème.
Comment ne pas voir en tous ces éléments une figure, une illustration du fait même de l’écriture qui, bien que certains auteurs disent en faire une activité purement personnelle, est de fait généralement destinée à un public, récepteur du colis qu’est le livre ? Les perceptions sur la destination du livre ont varié à travers le temps et selon les auteurs. Mentionnons, à titre d’exemples, Thucydide voyant en son œuvre « un trésor pour toujours[2] » et Sartre faisant état de l’auteur qui par le choix de son sujet « décide du lecteur[3] », qui peut parfois être un groupe très précis, situé historiquement. Cela offre une vaste carrière à qui souhaite examiner la manière dont les auteurs conçoivent leurs propres œuvres et comment ce qu’elles contiennent doit ou peut parvenir au lecteur. À l’inverse, les théories de la réception font état du procédé de dévoilement, de « concrétisation[4] » ou de création d’informations contenues (ou non) dans le texte au moyen de la lecture. À cela peut s’ajouter le point de vue du sociologue de la littérature qui, entre autres, examine comment s’opère le transfert d’une œuvre et comment les diverses structures et dynamiques sociales peuvent le favoriser, le freiner ou l’orienter.
Chameaux vous invite donc à explorer les différentes formes que peuvent revêtir ces diverses thématiques. Les propositions d’articles peuvent porter sur l’un ou plusieurs des thèmes évoqués précédemment. Voici une liste non exhaustive des sujets que Chameaux aimerait intégrer à son prochain numéro :
- Les livreurs et les livraisons matérielles en littérature et dans les autres arts
- Les quêtes dites « Fedex » dans le jeu vidéo
- L’usage de la lettre et de l’objet passé dans la narration
- La littérature intime : quand l’auteur se livre à son lecteur
- Le personnage de passeur, de transmetteur dans la fiction
- La mémoire, la tradition, l’éducation
- Le passage d’œuvres et de savoir dans un but éducatif
- La narration
- De la création à la réception : rapport entre l’artiste et son lecteur ou son public
- Passage d’une langue à l’autre : livrer un texte par la traduction
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Informations pratiques
La revue Chameaux encourage les approches pluridisciplinaires et comparatives portant sur la littérature, la philosophie, le théâtre, le cinéma, l’histoire, l’histoire de l’art, la peinture, la sculpture, les jeux vidéo, la musique, la sociologie, l’anthropologie, les études médiatiques, les sciences politiques, etc., à la condition que la proposition ait au moins une composante liée aux principaux domaines abordés par la revue (littérature, théâtre et cinéma).
Nous vous demandons de bien vouloir consulter notre Protocole éditorial se trouvant dans la section Publication de notre site internet, afin de vous assurer que votre article respecte les normes de rédaction de la revue : tout article ne respectant pas ces critères pourra se voir renvoyé à l’auteur avant la lecture ou refusé.
Pour soumettre un article, veuillez nous faire parvenir votre texte entier à l’adresse chameaux@lit.ulaval.ca. Les textes doivent compter entre 5 000 et 10 000 mots environ, mais il est possible que votre article soit légèrement plus court ou plus long, si votre analyse le requiert. Merci de joindre une courte biobibliographie qui contiendra votre université d’attache, votre niveau d’études ainsi que vos champs de recherche. Nous privilégions les contributions des jeunes chercheurs et chercheuses, du baccalauréat aux premières années postdoctorales.
La date limite pour l’envoi d’un article est le 5 janvier 2023. La publication du numéro se fera en avril 2023.
À ce propos, les jeunes chercheurs pour qui il s’agirait d’une des premières expériences d’écriture d’un article universitaire et qui seraient impressionnés par la démarche peuvent tout à fait nous contacter à l’adresse chameaux@lit.ulaval.ca afin de solliciter notre aide et de nous poser leurs questions.
Notez que tout article de qualité portant sur les disciplines susmentionnées et ayant un lien avec la littérature, le théâtre ou le cinéma, mais ne correspondant pas aux critères de cet appel de textes, peut également nous être transmis avant l’échéance, car il pourrait être publié dans la section Hors dossier du numéro.
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Direction du numéro
Ambroise Bernier et Corentin Le Corre
Notes
[1] Michel Eyquem de Montaigne, « Au Lecteur », dans Les Essais, Paris, Librairie Générale Française (La Pochothèque), 2001 [1595], p. 53.
[2] I, 22. Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Paris, Robert Laffont (Bouquins), 1990, p. 184.
[3] Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard (Folio Essais), 2008 [1948], p. 79.
[4] Wolfgang Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Mardaga (Philosophie et Langage), 1985 [1976], p. 48.