Sur la soi-disant neutralité de la technique

Par Mario Ionuț Maroşan — Mémoire, mémoires et réminiscence

La vitesse est la forme d’extase dont la révolution technique a
fait cadeau à l’homme. Contrairement au motocycliste, le coureur
à pied est toujours présent dans son corps, obligé sans cesse de
penser à ses ampoules, à son essoufflement ; quand il court il sent
son poids, son âge, conscient plus que jamais de lui-même et du
temps de sa vie. Tout change quand l’homme délègue la faculté
de vitesse à une machine : dès lors, son propre corps se trouve
hors du jeu et il s’adonne à une vitesse qui est incorporelle,
immatérielle, vitesse pure, vitesse en elle-même, vitesse extase.

Milan Kundera, La lenteur[1]

 

Introduction : penser la place du facteur technique

            Force est de constater que nous vivons aujourd’hui dans un monde dans lequel la technique irrigue toutes les sphères de notre existence : les îlots sans médiations techniques manquent. Les outils techniques nous accompagnent du matin au soir[2]. Le rapport à soi-même, aux autres êtres et à notre milieu est structurellement conditionné par le mouvement de la technique. On est alors en droit de se demander : jusqu’à quel point pourrons-nous suivre la cadence et le rythme effrénés que nous impose la technique ? Sommes-nous condamnés à courir après un mouvement à accélération constante qui nous dépasse et qu’on ne pourra jamais vraiment rattraper ? Quelles sont les répercussions de ce décalage insurmontable sur l’être humain et son environnement ? L’infinitude de la technique nous fait-t-elle perdre de vue, voire nier, la finitude propre aux êtres vivants ? Toutes ces interrogations semblent diriger notre attention vers ce qu’on pourrait identifier comme les symptômes d’une fatigue technique : forme d’épuisement, d’anxiété et d’angoisse – plus ou moins intense – s’accompagnant de phénomènes physiques, psychologiques et sociétaux causés par l’appréhension de devoir toujours être disponible et la nécessité d’interagir en permanence avec les objets techniques. Après tout, qui veut vraiment risquer de perdre sa place dans le peloton de tête de la course ?

            En 1949, Jacques Ellul (1912-1994) travaille à la rédaction d’un ouvrage qui tentera de comprendre cette marche totalisante de la technique, La technique ou l’enjeu du siècle[3] (qui paraîtra en 1954). Que recherche Ellul ? Il vise à démontrer que la clef de notre modernité est à chercher non plus exclusivement dans le facteur économique – comme ce fût le cas dans la théorie historico-matérialiste de Marx – mais dans le facteur technique : plus précisément que la technique moderne n’est plus simplement un intermédiaire entre l’homme et son milieu, mais bien plus, soit un processus autonome qui obéit à ses propres lois. Ce premier ouvrage sera suivi de deux autres, d’où le fait qu’on peut parler d’une trilogie en ce qui concerne la question de la technique chez Ellul : Le système technicien, paru en 1977, et Le bluff technologique, en 1988.

            Dans le présent article, nous tenterons d’abord de déplier la question philosophique de la technique à partir de la réflexion ellulienne eu égard à l’enjeu définitionnel ; ensuite, d’articuler trois moments fondamentaux dans l’histoire des idées allant dans le sens de la thèse de la neutralité de la technique (Platon et Marx) et à contre-courant (Ellul) ; enfin, tenter d’étayer l’idée de non-neutralité de la technique au moyen de quatre arguments critiques.

La résistance ellulienne : liberté et technique

            La pensée d’Ellul se déploie fondamentalement à partir d’une tension entre deux pôles dialectiquement liés. D’une part, il y a sa pensée anarchiste ; d’autre part, le volet théologique, protestant pour être plus précis[4]. Cette pensée en tension, en tant que tension génératrice d’ouverture intellectuelle, a pour horizon la notion de liberté. À cet égard, Ellul insiste : « rien de ce que j’ai fait, vécu, pensé ne se comprend si on ne le réfère pas à la liberté[5] ». C’est pourquoi il semble que l’essentiel de l’œuvre d’Ellul ne porte pas sur le concept de technique pris en tant que tel, d’une manière esthétique – penser la technique pour la technique –, mais bien sur la place qu’elle occupe dans la conscience moderne des êtres humains. À savoir dans un monde au sein dans lequel, selon Ellul, à l’heure de la mondialisation, toutes les sociétés tendent vers l’Un, formant une entité plus ou moins unifiée, désignée comme « société technicienne ».

            Dans l’optique d’enraciner notre réflexion dans des bases solides, il convient à ce stade de nous intéresser à l’enjeu de la définition de la technique. On pourrait insister sur le fait qu’elle désigne avant tout un ensemble de phénomènes qui comprend plusieurs strates. Dans un premier temps, la technique comprend la totalité des objets fabriqués par les êtres en vue d’une certaine utilité : par exemple, les arcs des chasseurs, les cannes des pêcheurs, les fourches des paysans et les ordinateurs utilisés par les ingénieurs en informatique. Dans un second temps, notons que la technique comprend également le savoir-faire et des méthodes. À titre d’exemple : les commerçants possèdent des techniques de vente qu’ils déploient en fonction du profil du client ; les randonneurs utilisent des techniques d’orientation pour retrouver leur chemin dans la forêt. L’idée est que la technique ne comprend pas seulement des objets, mais bien l’ensemble des moyens mis en place et utilisés par les êtres humains en vue d’atteindre les fins qu’ils se sont données : capturer une proie, cultiver des légumes, vendre des marchandises ou s’orienter. Par conséquent, la technique renvoie à une manière bien précise de penser, un type de discours et donc un mode de rationalité. Ce mode de pensée technique se caractérise par la recherche du meilleur moyen pour arriver à une fin[6], du chemin le plus efficace pour résoudre un problème.

Valeur de la technique : ni bonne ni mauvaise, donc neutre ?

            L’exercice théorique visant à définir la technique renvoie, par extension, à une interrogation sur la valeur même de cette technique : est-elle une bonne ou une mauvaise chose pour les êtres humains ? C’est alors que deux façons de se servir de la technique émergent. Peler un légume racine avec un couteau bien aiguisé est beaucoup plus pratique, par exemple, que de le faire avec ses dents. En ce sens, l’outil technique est une bonne chose : il nous permet d’atteindre notre objectif bien plus rapidement et efficacement que si nous n’en disposions pas. En revanche, avec ce même outil technique, le couteau, il nous est tout aussi possible de blesser autrui, voire de le tuer. Dans ces conditions, force est de constater qu’un même outil technique peut nous permettre d’atteindre différents buts. Ces buts ne sont manifestement pas à égalité sur le plan éthique. Dès lors, on pourrait vite en conclure – et ce de manière assez intuitive – que ce n’est pas la technique qui est bonne ou mauvaise en elle-même, mais que c’est l’usage qu’on en fait qui est déterminant. C’est précisément pour cette raison qu’on arrive assez vite à la conclusion selon laquelle la technique ne peut qu’être neutre. À partir du moment où on ne se la représente que sous la forme d’un simple moyen en vue d’une fin, on estime aisément qu’elle est neutre. Pourquoi ? Parce que nous estimons que ce ne sont pas les moyens mais les fins – les buts visés par les femmes et les hommes – qui sont susceptibles de faire l’objet d’une évaluation éthique. Si nous visons, par exemple, des fins comme la protection des champs contre les inondations, et que nous inventons une nouvelle technique ingénieuse visant à contrôler en amont le débit des cours d’eau, la technique nous apparaît dès lors comme une bonne chose[7]. En revanche, si nous visons la sophistication militaire de moyens de destruction massive d’une population, la technique sera alors jugée comme une mauvaise chose. En somme, on considère essentiellement qu’on ne peut pas juger de façon universelle la valeur éthique de la technique puisque justement cette dernière ne constitue qu’un moyen en vue d’autre chose qu’elle-même[8]. Dans ces conditions, c’est précisément cette autre chose – la fin – qui peut et doit être soumise au tribunal du jugement éthique. Ce n’est pas anodin si dans les tribunaux aujourd’hui, on ne juge jamais la bombe, mais celui qui l’a posée et déclenchée : toutefois, la bombe est-elle vraiment neutre ? Il est alors intéressant de souligner le fait que cette thèse de la neutralité de la technique possède des racines profondes dans notre tradition philosophique[9].

Le Gorgias de Platon et la neutralité de la τέχνη : blâmer le mauvais usage 

            Il convient d’abord de tourner notre regard vers le Gorgias de Platon. C’est dans ce dialogue platonicien qu’on retrouve Socrate qui discute avec le sophiste Gorgias eu égard à la valeur de la rhétorique. Rappelons que la rhétorique se présente comme l’art de produire des discours persuasifs – aussi bien face à une assemblée que face à un seul interlocuteur, dans un débat, par exemple –, art dans lequel Gorgias excelle par ailleurs (Gorgias, 449a-b). Ce dernier dirige également une importante école de rhétorique, école très prisée par les jeunes Athéniens qui veulent faire carrière dans la politique et maîtriser l’art de bien s’exprimer[10]. Gorgias soutient donc que la rhétorique est l’art le plus puissant parmi les arts : le concept d’art est ici entendu au sens de technique (τέχνη), comme manière de faire. On est alors en droit de se poser la question suivante : pourquoi l’art rhétorique serait-il le plus puissant de tous ? Parce que, note Gorgias, le bon rhéteur a le pouvoir de persuader n’importe qui de n’importe quoi, et ce même sans avoir de réelle compétence (savoir) sur le sujet en question (Gorgias, 452e-453e). À cela, Socrate fait l’objection suivante : la rhétorique est plutôt un art dangereux – un art du mensonge –, car il permet de tromper et persuader son interlocuteur sans connaître soi-même préalablement ce qui est juste et ce qui est injuste (précisément en raison du manque de réelle compétence sur le sujet). C’est pourquoi Socrate accuse les sophistes de faire usage d’une technique de manipulation (Gorgias, 459d-463e). À cette accusation, Gorgias répond de manière assez évocatrice : « les criminels, ce ne sont pas les maîtres, ce n’est pas l’art non plus – il n’y a pas lieu à cause de cela de le rendre coupable ou criminel ; non, les criminels, à mon sens, sont les individus qui font un mauvais usage de leur art » (Gorgias, 457a). Afin de renforcer son argumentation, Gorgias s’appuie sur l’anecdote suivante : « Je suis allé, souvent déjà, avec mon frère, avec d’autres médecins, visiter des malades qui ne consentaient ni à boire leur remède ni à se laisser saigner ou cautériser par le médecin. Et là où ce médecin était impuissant à les convaincre, moi, je parvenais, sans autre art que la rhétorique, à les convaincre » (Gorgias, 456b). Pour Gorgias donc, le pouvoir des mots est bien plus efficace et puissant que l’art médical de soigner, la compétence technique médicale : après tout, puisque le but du médecin est d’obtenir la guérison de ses patients, n’est-il pas pertinent de faire usage du moyen le plus efficace pour y arriver ? La technique de la rhétorique permet dès lors d’atteindre une fin utile et positive – bonne sur le plan éthique ; tout comme elle pourrait, en théorie comme en pratique, permettre, à l’inverse, à la femme ou à l’homme malintentionnés de tromper autrui et lui causer du tort. On peut donc conclure avec Gorgias que la technique (rhétorique) est neutre.

Marx et la neutralité de la machine : briser la société capitaliste

            Il convient ensuite de faire un bond dans l’histoire et de passer de l’Antiquité à la Révolution industrielle. Ainsi, entre la fin du xviiie siècle et le milieu du xixe, notons que des groupes d’ouvriers ont choisi de saboter et de détruire des machines afin de faire entendre leurs voix critiques et leurs revendications politiques. Ces bris de machines ont atteint leur apogée à l’époque du luddisme, au début du xixe siècle en Angleterre[11]. Plus précisément, il s’agissait d’un conflit opposant des artisans tondeurs et tricoteurs aux manufacturiers qui favorisaient l’emploi des machines dans le travail de la laine et du coton, notamment dans les métiers à tisser[12]. Dans ces conditions, face à la menace que représentaient ces machines performantes – surtout du moment que les artisans ont vu les salaires baisser et les emplois menacés par le remplacement par les machines –, les bris des machines se sont multipliés. En s’appuyant sur une interprétation de ces bris de machines en tant qu’expression d’une violence tout à fait chaotique, Marx considéra que ces bris témoignaient avant tout du manque d’organisation des travailleurs[13]. Le théoricien rappela alors aux ouvriers que ce ne sont pas les machines qu’il faut briser du moment que ces machines n’y sont pour rien dans l’aliénation que vivent les ouvriers : toute aliénation, tout asservissement, toute dépossession de liberté est toujours politique selon Marx, et non technique[14]. C’est pourquoi il faut briser la société capitaliste – et non les machines – car cette dernière se sert précisément des machines pour exploiter le prolétariat : « Il faut du temps et de l’expérience avant que les ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, dirigent leurs attaques non contre le moyen matériel de production, mais contre son mode social d’exploitation[15] ». Les machines apparaissent alors comme des moyens d’aliénation, et non comme la cause de l’aliénation elle-même. Il n’est alors pas anodin de constater que pour la pensée socialiste naissante, la technique est neutre : ce sont plutôt les formes de la propriété et de l’organisation du travail qu’il faut changer afin de domestiquer la machine. La révolution libérera l’ouvrier de l’exploitation capitaliste et rendra les machines à nouveau au service de ce dernier pour le soulager de la pénibilité de son travail.

Ellul et le principe de non-neutralité : valeur d’efficacité, éthique et ambivalence

            Enfin, Ellul remettra précisément en question cette thèse de la neutralité de la technique. Or, avant d’entrer dans le vif de la démonstration d’Ellul, il convient de brièvement clarifier l’emploi de certains concepts clefs dans l’optique d’aligner les mots avec les sens qu’ils portent. Ainsi, quand on rencontre l’affirmation selon laquelle une technique est bonne, ce n’est pas vraiment sa valeur éthique que l’on considère. Plutôt, une technique est jugée bonne du moment qu’elle parvient à produire les effets qu’on attend d’elle, et ce de la manière la plus efficace possible. C’est alors un jugement sur l’efficacité qui se déploie et non un jugement éthique, même si force est de constater qu’on emploie dans les deux cas le même lexique, celui de la bonne ou de la mauvaise technique, qu’il soit question de valeur d’efficacité ou de valeur éthique. Ainsi, une bombe atomique, du point de vue de l’efficacité technique, est une très bonne technique. Pourquoi ? Parce qu’elle porte en elle une très grande valeur de réussite du moment qu’elle permet de réduire en poussière un très grand nombre d’êtres avec une certaine économie des moyens[16]. Toutefois, sur le plan du jugement éthique, la bombe atomique est une mauvaise technique : elle répand la mort et la souffrance autour d’elle. Il est intéressant de noter qu’on peut prolonger notre réflexion par-delà la technique même, et ainsi remarquer que lorsqu’on parle d’un bon technicien, l’usage de bon n’est que rarement de l’ordre du jugement éthique. Ce que nous désignons plutôt c’est l’horizon de celui qui atteint le plus efficacement ses objectifs grâce aux moyens qu’il déploie, et non pas quelqu’un qui poursuit de nobles fins.

            C’est précisément pourquoi dès la publication de La technique ou l’enjeu du siècle en 1954, Ellul prend position contre cette thèse de la neutralité de la technique, thèse qu’il considère à la fois superficielle et naïve. Pour Ellul, affirmer que ce n’est pas la technique qui est bonne ou mauvaise, mais que c’est l’usage qu’on en fait qui est déterminant, témoigne d’une méconnaissance profonde de ce qu’est véritablement la technique. À ce sujet, Ellul insiste :

L’exemple simpliste et bien connu, c’est la poudre à canon : les Chinois s’en sont servis uniquement pour des fusées d’artifice, mais elle contenait les potentialités que nous avons connues et qui ne pouvaient être négligées longtemps. […] J’entends par là que le développement de la technique n’est ni bon, ni mauvais, ni neutre, mais qu’il est fait d’un mélange complexe d’éléments positifs et négatifs, « bons » et « mauvais » si on veut adopter un vocabulaire moral. J’entends encore par là qu’il est impossible de dissocier ces facteurs, de façon à obtenir une technique purement bonne ; qu’il ne dépend absolument pas de l’usage que nous faisons de l’outillage technique d’avoir des résultats exclusivement bons. En effet, dans cet usage même nous sommes à notre tour modifiés.

Dans l’ensemble du phénomène technique, nous ne restons pas intacts, nous sommes non seulement orientés indirectement par cet appareillage lui-même, mais en outre adaptés en vue d’une meilleure utilisation de la technique grâce aux moyens psychologiques d’adaptation. Ainsi, nous cessons d’être indépendants : nous ne sommes pas un sujet au milieu d’objets sur lesquels nous pourrions librement décider de notre conduite : nous sommes étroitement impliqués par cet univers technique, conditionnés par lui. Nous ne pouvons plus poser d’un côté l’homme, de l’autre l’outillage. Nous sommes obligés de considérer comme un tout « l’homme dans l’univers technique ».

[…] cet univers technicien comporte aussi des déterminations qui ne dépendent pas de nous et qui dictent un certain usage : […] la civilisation technicienne est faite d’un ensemble non séparable de facteurs techniques. Et ce n’est pas le bon usage de l’un d’entre eux qui changerait quoi que ce soit[17].

En tant que structure structurante[18], la technique se déploie dans un horizon d’implication, de mise à disposition, des êtres. Ses facteurs d’efficacité, d’utilité, de rendement y dictent un certain rythme, une cadence que les femmes et les hommes doivent adopter pour ne pas risquer l’inadaptation au milieu technicisé. « Il faut s’adapter », telle est l’injonction néolibérale[19]. Dans ces conditions, il apparaît alors possible de dégager quatre arguments qui placent la thèse de la neutralité de la technique devant le tribunal de la raison et d’esquisser, par extension, une idée importante, celle de l’ambivalence essentielle de la technique. Il convient alors de nous pencher brièvement sur ce caractère de la technique qu’on peut qualifier ici de pharmakon.

La technique en tant que pharmakon : à la fois bonne et mauvaise, donc pas neutre

            Le terme pharmakon renvoie à ce qui peut être à la fois et en même temps bon et mauvais selon l’usage que Platon en fait dans le Phèdre, ou encore ce qui est de l’ordre d’un « remède » et d’un « poison[20] ». En ce sens, les techniques en tant que pharmaka[21] sont porteuses et productrices d’une certaine ambigüité (Phèdre, 274e-275a). C’est pourquoi l’essence de pharmakon de la technique fait en sorte que cette dernière incarne à la fois le problème et la solution. À titre d’exemple, force est de constater que la technique – prise globalement – se déploie en tant que pharmakon du moment où elle permet à l’homme à la fois de s’émanciper de la cyclicité totalisante de la nature (en ce sens, la technique est un remède), mais la technique l’enferme aussi dans un rapport aliénant eu égard aux cycles de production, du travail et de la machine (elle est donc aussi un poison). Il devient alors possible par le biais de cette grille de lecture de type pharmakon de voir émerger une image plus nuancée et précise de ce qui découle généralement de la dichotomie technophilie-technophobie dans le débat de plus en plus polarisé autour de la question de la technique. Or, si l’essence de la technique semble si énigmatique, c’est précisément parce qu’elle est d’ordre du pharmakon, c’est-à-dire qu’elle va fondamentalement par-delà les catégories qu’on considère en général comme mutuellement  exclusives : c’est pourquoi la technique n’est surtout pas neutre, elle est en même temps bonne et mauvaise, et ce sans qu’on ne puisse jamais vraiment en dissocier les deux aspects.

            Pourquoi ? D’abord, parce que toute technique semble contenir des potentialités indépendantes des fins initialement poursuivies. Il convient alors d’insister sur le fait que notre jugement même sur la technique est conditionné par la technique elle-même. Ensuite, la technique se constitue en système global, alors que la thèse de la neutralité de la technique sous-entend un argument d’usage qui ne vaut que pour un seul individu. Enfin, il semble que les fins poursuivies aujourd’hui par la technique – étant vaguement formulées – se déploient et se développent sans buts précis à l’intérieur d’une logique d’auto-accroissement que l’être humain ne maîtrise plus – si tant est que celui-ci l’a déjà véritablement maîtrisé dans l’absolu ; pensons ici au fait que toute technique façonne non seulement le monde des êtres, mais l’être même, c’est pourquoi il est intéressant et pertinent de se poser la question eu égard à la domination et au contrôle des êtres humains sur la technique, du moment que cette dernière est structurante.

L’argument de la puissance d’action incontrôlable

            La question philosophique que pose la technique est d’abord une question qui concerne les fins. À cet effet, un premier argument peut nous servir à étayer notre démonstration : toute technique contient des potentialités indépendantes des fins initialement poursuivies. Car si la technique est un moyen en vue d’une fin et qu’on étire jusqu’au bout cette conception de la technique – ce qu’Heidegger appelait la conception instrumentale de la technique[22] –, force est de reconnaître qu’en tant que moyen, la technique peut s’appliquer à des fins diverses et manifestement différentes. Soyons plus précis : si une technique fût inventée à un moment précis de l’histoire pour résoudre un certain problème et ainsi s’appliquer à une fin particulière, on constate que cette même technique peut tout à fait s’adapter à d’autres fins, fins qui n’ont pas été envisagées par les inventeurs initiaux. Autrement dit, toute technique est une puissance d’action, pourrait-on dire : toute technique, même celle qu’on peut a priori considérer comme bonne sur le plan éthique, peut donc à un moment donné de son histoire trouver un usage autre, par exemple une fin de destruction[23]. L’idée est donc la suivante : toute technique suggère des finalités multiples, jamais unilatérales. D’une certaine manière, toute technique se présentera inévitablement, tôt ou tard, comme une ouverture vers une finalité autre que celle initiale[24].

            Pourquoi ? Parce que la logique technicienne chercher à s’appliquer, au maximum, dans différents domaines. À cet effet, on pourrait ici rapprocher cette logique propre à la technique de la loi de Gabor – du nom du prix Nobel de physique de 1971, Dennis Gabor : loi qui postule que tout ce qui est possible sera nécessairement réalisé, que toutes les combinaisons possibles seront tôt ou tard exhaustivement tentées[25]. Ce n’est donc pas anodin si la technique se développe de manière autonome, sans que personne ne puisse vraiment diriger le processus[26].

            Les effets néfastes du progrès technique sont inséparables des effets bénéfiques. Ellul prend ici l’exemple de la voiture : bien que la voiture permette un gain de temps dans les déplacements, les accidents générés par l’usage de la voiture finissent – du fait de leur importance et de leur récurrence – par devenir une véritable structure de société[27]. On doit alors organiser des systèmes de secours, développer des assurances, prendre en compte la prise en charge des blessés et victimes, sans oublier les campagnes de prévention routière. Parallèlement, l’augmentation massive du nombre de voitures sur la route a contribué à un engorgement progressif. C’est ainsi que, paradoxalement, on utilise notre voiture pour gagner du temps dans nos déplacements, mais on finit par en perdre en restant bloqués dans les bouchons de circulation[28]. En définitive, il semble – si on suit la démonstration d’Ellul – qu’il n’y a pas de progrès technique absolu. Toute avancée technique implique à d’autres niveaux ou plans des reculs et des coûts qui sont directement ou indirectement liés. Ellul réussit ainsi à montrer que si la technique est le remède à certains maux, elle en crée d’autres et constitue dès lors un poison pour l’homme et son environnement. Ainsi « il ne dépend absolument pas de l’usage que nous faisons de l’outillage technique d’avoir des résultats exclusivement bons[29] ». En tant que puissance d’action, la technique peut être orientée vers des usages qui étaient, au départ, totalement inconnus, voire non désirés : la technique ouvre du fait de son essence et son ambivalence un véritable champ des possibles en dehors de tout contrôle.

L’argument du conditionnement total

            L’aspect de la structure structurante mérite également d’y arrêter notre attention. C’est alors qu’un deuxième argument émerge : le fait est que notre jugement sur la technique est conditionné par la technique elle-même. On est en droit de se poser cette question : qu’implique donc fondamentalement une conception de la technique comme chose neutre eu égard aux fins poursuivies ? Cela implique qu’il serait tout à fait possible de distinguer au moyen de la raison les bons et mauvais usages de la technique. De manière plus précise, de produire un jugement dit rationnel et libre sur elle. Pour Ellul, une telle attitude n’est au fond pas possible :

C’est une des faiblesses les plus grandes de ceux qui estiment que l’on peut séparer les effets bons et mauvais de la technique : on suppose toujours une collectivité d’hommes sages, raisonnables, maîtrisant leurs désirs et leurs instincts, sérieux et moraux. Jusqu’ici l’expérience a plutôt montré que la croissance des pouvoirs techniques n’a pas conduit l’homme à plus de vertu. Dire à ce moment « Il suffit de faire un bon usage… » c’est ne rien dire du tout[30].

Selon Ellul, la technique n’est plus seulement un vaste ensemble de moyens articulés de manière séparée eu égard à la question des finalités. Elle est devenue un milieu environnant, un véritable système technicien. Ce système technicisant fait peser sur les femmes et les hommes de façon assez subtile et imperceptible des déterminations qui causent leurs actions. En somme, cela revient à souligner le fait que l’être humain moderne est conditionné par la technique, que son inconscient est très tôt et constamment modelé par la technique et ses impératifs. Pour le dire autrement, la technique par ses fondements entrave la capacité humaine à raisonner de façon autonome[31]. Ellul va alors employer l’expression de « terrorisme feutré de la technologie », au sens où cette dernière est terroriste du moment qu’elle s’impose et constitue une influence totale dont on ne peut se défaire, se défendre[32]. Affirmer la terreur de la technique, c’est au fond insister sur le fait qu’elle s’accompagne d’un pouvoir de modeler l’inconscient des individus, sans que ceux-ci n’aient aucun moyen véritable pour se défendre. La technique s’est retrouvée si intégrée dans les esprits au point qu’elle est devenue une référence pour tous : elle devient la façon même d’approcher le monde, sans que d’autres possibilités ne semblent envisageables. Ainsi, il est possible de remarquer que les valeurs de la technique comme l’efficacité, la rentabilité et la performance se sont progressivement imposées dans les sociétés modernes comme des valeurs prioritaires. Il nous apparaît dès lors tout à fait normal de s’y plier, et ce dans tous les domaines de l’existence désormais colonisés par l’essence de la logique technicienne[33]. Ellul insiste : « Le phénomène technique est la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace[34] ». Sur le plan politique, les forces technocrates s’activent ; la sexualité des hommes et des femmes est également soumise aux injonctions de l’efficacité (compatibilité, jouissance, gains personnels) ; les pratiques sportives (cross fit)[35] et loisirs en témoignent aussi.

L’argument de l’indissociabilité

            La mise en système de la chose technique représente également un facteur déterminant. Pour étayer notre démonstration, nous pouvons alors isoler un troisième argument : alors que la technique se constitue en un système global, l’argument courant de l’usage de la technique s’applique pour sa part au niveau particulier de l’individu. Les techniques modernes sont de plus en plus interdépendantes et indissociables. Elles tendent ainsi à s’organiser en un système, c’est-à-dire en un ensemble dont les parties sont étroitement liées les unes aux autres et obéissent à une régularité commune, à une logique interne[36]. C’est précisément ce qui vient poser un certain nombre de contraintes venant limiter, voire supprimer la possibilité de choisir pour l’individu. Dans ce cas, il n’est plus possible de maîtriser l’usage de la technique, précisément car la maîtrise supposerait des choix, choix qui justement sont rendus impossibles par les contraintes fondamentales. Par exemple, une grande partie des techniques que nous utilisons quotidiennement dépendent de notre approvisionnement en énergies fossiles : c’est là en quelque sorte le point de convergence du système technicien moderne. C’est pourquoi lors d’une crise d’exploitation ou d’approvisionnement, il est possible de mesurer cette interdépendance de nos techniques : la montée des prix des aliments, du combustible et des déplacements engendre des dysfonctionnements systémiques au niveau macro[37]. Notons alors l’idée suivante : ce qui compte vraiment dans le système technicien est moins de l’ordre des parties isolées, mais l’indissociabilité de ces parties, c’est-à-dire les liens intimes qui les nouent toutes.

            Les femmes et les hommes se retrouvent ainsi pris au piège dans cette totalité comme dans une toile d’araignée qui prédétermine les choix qu’ils font : il leur est impossible de se dégager de cette toile totalisante, l’intégralité de mouvements et choix ne pouvant se déployer que dans le cadre restrictif de cette toile qui devient en quelque sorte à la fois son propre univers et les limites de son univers. Il faut ajouter à cela le fait que ce n’est pas seulement entre deux techniques qu’on choisira (la plus efficace), c’est aussi et surtout qu’on préférera la solution technique à toute autre solution. Ainsi, à chaque fois qu’un développement technique engendre un nouveau problème, c’est au moyen de solutions techniques qu’on tente de régler le problème. On est alors conduit vers une logique de surenchère dont on ne peut pas vraiment s’arracher.

L’argument de l’auto-accroissement

            Enfin, pour étayer notre démonstration, il convient d’insister sur un quatrième argument : à savoir que les fins poursuivies par la technique sont généralement plus ou moins mal identifiées. Ainsi, pour Ellul, ce qui caractérise la technique moderne, c’est précisément son absence de finalité[38]. Pourquoi ? Parce que la technique se développe selon ses propres impératifs. Plus précisément, selon une logique du progrès. Ainsi, les préoccupations extérieures à elle – par exemple, pensons au bien commun – ne semblent n’y exercer aucune importance. Nous retrouvons-nous alors avec la mise en place de techniques que personne ne semble réellement avoir souhaitées[39] ? Cela est probable. Par exemple, les techniques d’exploitation industrielle des « ressources » animales sur des grandes surfaces : porcs, volailles, poissons, etc. La viande produite affecte négativement non seulement la vie du consommateur, mais également celle du producteur lui-même qui développe des dysfonctions à la fois physiques et psychologiques au contact de la détresse animale et des produits chimiques utilisés pour l’élevage, le nettoyage et la gestion du tout industriel. L’usage technique (méthodes industrielles, modifications génétiques) se présente dans ces circonstances telle une chose ou moins contrainte par la course à la productivité et au rendement[40]. Ainsi, on est en droit de se poser la question suivante : à quoi bon produire abondamment si ce qu’on produit conduit en définitive à nous faire mourir prématurément ? Cette question semble précisément mettre le doigt sur l’absurdité de la logique technicienne qui s’impose pourtant, sans une remise en question ou une critique radicale eu égard à son essence[41]. C’est pourquoi, selon Ellul, la technique finit toujours par imposer ses propres valeurs : efficacité, rentabilité, accroissement, performance et concurrence. Elle les impose même dans ce qui n’a pas trait à elle directement.

            Or, un des aspects fondamentaux de la technique moderne se caractérise par son autonomie et son auto-accroissement. C’est pourquoi la technique évolue sans intervention décisive de l’être humain. On assiste alors à un phénomène plutôt précis : la seule finalité du développement technique finit par être son développement même[42]. Par conséquent, note Ellul, la technique ne supporte aucun jugement venant de l’extérieur, aucun véritable frein. Elle se présente plutôt comme une nécessité. D’une manière plus précise, c’est comme si nous ne pouvions même pas arrêter cette marche triomphale si nous le voulions. Elle est autonome – cette autonomie de la technique entraîne à la fois une perte de notre maîtrise de celle-ci, mais aussi et surtout la perte de la possibilité de refuser un tel développement. Une phrase de langage commun résonne alors tel un tonnerre dans la nuit : « on n’arrête pas le progrès[43] ». Certes, le fait est qu’on n’arrête pas le progrès, précisément parce qu’on est incapable de le ralentir, de le dévier ou bien de le freiner. Se dissimule, pourrait-on dire, derrière l’enthousiasme technophile de la foi en la marche historique du progrès, un arrière-goût franchement amer du désespoir[44].

Conclusion : sur la question de l’agir politique

            Finalement, ce qui est en jeu ici c’est la possibilité même pour l’être humain depuis sa condition moderne d’exprimer et ainsi d’exercer sa liberté eu égard au choix de dire oui ou non aux développements de la technique et à son mode de pensée orienté par la recherche de l’efficacité, la rentabilité et l’innovation frénétique. Pour cette raison fondamentalement, le système technique constitue une problématique philosophico-politique à prendre au sérieux. En tant que système, il menace la liberté d’action vis-à-vis de l’organisation de la société : l’agir politique, au fondement même de la vie en cité, est ainsi étouffé. Plus encore, politique et État sont aujourd’hui manifestement conditionnés par ce développement de la technique. Pourquoi ? Parce que la technique elle-même oriente les questions politiques et les réponses : réponses tout à fait techniques. Dans ces conditions, il est aujourd’hui nécessaire de se pencher sur l’interférence de la technique moderne dans la sphère politique. Le scandale Cambridge Analytica – société de conseil qui avait recueilli les données personnelles de millions d’utilisateurs de Facebook sans leur consentement afin de les cibler en leur adressant des messages politiques personnalisés – témoigne de la relation tendue qui se déploie aujourd’hui entre politique et technique[45]. Est-il possible de penser la place de la technique dans le continent politique ? Si oui, comment pouvons-nous alors penser l’action politique par-delà les solutions technicistes ? De telles interrogations servent à mettre en lumière des facettes essentiellement politiques de la question de la technique, qui n’est au fond ni neutre, ni même apolitique.

Mario Ionuț Maroşan

Biobibliographie

Mario Ionuț Maroșan est doctorant en philosophie politique à la Faculté de philosophie de l’Université Laval. Chercheur au sein du CIRRES et de la Chaire UNESCO EVA, ses intérêts de recherche se situent au carrefour de la philosophie politique, de la philosophie de la religion et de la philosophie de la technique : soit la tradition métaphysique et herméneutique.

Bibliographie

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Notes

[1]Milan Kundera, La lenteur, Paris, Gallimard, 1995, p. 10.

[2]Notons que certains outils et applications enregistrent les mouvements nocturnes et « aident » à visualiser les cycles du sommeil.

[3]Jacques Ellul, La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Economica, 1990.

[4]Caroline Baudouin, Jacques Ellul : que peut-on faire face à l’emprise techniciste généralisée ?, [en ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=pwti4ydSY0I (Site consulté le 3 novembre 2019). La présentation de Beaudoin servira également de référence et d’inspiration intellectuelle pour la construction argumentative du présent article.

[5]Jacques Ellul, À temps et à contretemps : entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange, Paris, Le Centurion, 1981, p. 162. L’auteur avait notamment adopté comme devise : « exister, c’est résister ».

[6]Caroline Baudouin, op. cit.

[7]C’est la marche du progrès, après tout ?

[8]Baudouin, op. cit.

[9]Voir Ibid. pour ces deux exemples : celui qui traite du Gorgias de Platon (14:27 à 17:43) et celui dans Le Capital de Marx (17:45 à 20:45).

[10]Voir la partie Notice sur le « Gorgias » d’Émile Chambry dans Platon, Gorgias, Paris, Éditions Garnier-Flammarion, 1967, p. 165-294.

[11]François Jarrige, « Le luddisme, refus de la mécanisation », dans Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky [dir.], Paris, La Découverte, 2014, p. 69-78.

[12] d.

[13]Marx, « Le Capital. Vol. 1 », dans Œuvres. Économie, Paris, Gallimard, 1963, p. 961-963.

[14]Marx, Le Capital. Livres II et III, Paris, Gallimard, 2008, p. 1442-2050.

[15]Marx, Le Capital, Roy, Paris, Maurice Lachâtre, 1872, p. 185.

[16]Baudouin, op. cit.

[17]Jacques Ellul, Le bluff technologique, op. cit., p. 90-94.

[18]Mario Ionuț Maroșan, « Le devenir robot de l’humain », dans Argument, vol. xxi, n° 2 (printemps-été 2019), p. 142-148.

[19]Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019.

[20]Voir Bernard Stiegler, « Questions de pharmacologie générale. Il n’y a  pas de simple pharmakon », dans Psychotropes, vol. xiii, n° 3 (2007), p. 27-54, précisément pour la note en bas de page (p. 34n9) où Stiegler montre comment « dans son livre, [Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », dans La Dissémination, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 69-197] Jacques Derrida a procédé à une lecture déconstructionniste du texte de Platon, où les pôles opposés se réunissent et, selon cette lecture, le pharmakon, « cette ‘‘médecine’’, ce philtre, à la fois remède et poison, s’introduit dans le corps avec toute son ambivalence. Ce charme, cette vertu de fascination, cette puissance d’envoûtement peuvent être – tour à tour ou simultanément – bénéfiques et maléfiques » (p. 87). Il ajoute que « si le pharmakon est ‘‘ambivalent’’, c’est donc bien pour constituer le milieu dans lequel s’opposent les opposés, le mouvement et le jeu qui les rapportent l’un à l’autre, les renverse et les fait passer l’un dans l’autre (âme/corps, bien/mal, dedans/dehors, mémoire/oubli, parole/écriture, etc.) » (p. 158). Pour contextualiser les commentaires de Stiegler et de Derrida, voir Platon, Phèdre, 274e-275a .

[21]Pharmaka est la forme plurielle, en grec, de pharmakon.

[22]Martin Heidegger, « La question de la technique », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 2017, p. 9-48. Voir surtout p. 9-13.

[23]Caroline Baudouin, op. cit.

[24]Jacques Ellul, Le bluff technologique, op. cit., p. 90.

[25]Lecourt Dominique, « La technique et la vie », dans Humain, posthumain. La technique et la vie, Paris, Presses universitaires de France, 2011, p. 87-97.

[26]Nous retrouvons des traces de cette intuition de la non-neutralité la technique déjà chez Léonard De Vinci, qui après avoir esquissé un prototype de sous-marin, a refusé de dévoiler ses plans « à cause de la méchanceté des hommes qui s’en serviraient pour assassiner au fond des mers », ce qui le poussa ultimement à détruire le prototype. Or, force est de constater aujourd’hui que même si les sous-marins servent pour l’exploration des fonds marins, c’est principalement l’usage militaire qui prévaut. Gabriel Séailles, Léonard de Vinci, l’artiste et le savant : 1452-1519 : essai de biographie psychologique, Paris, Librairie Académique Didier, 1892.

[27]Voir Jean-Luc Porquet, Jacques Ellul, l’homme qui avait presque tout prévu, Paris, Édition du Cherche-Midi, 2003.

[28]Caroline Baudouin, op. cit.

[29]Jacques Ellul, Le bluff technologique, op. cit., p. 90.

[30]Jacques Ellul, « Réflexions sur l’ambivalence du progrès technique », dans La Revue administrative, n° 106 (juillet-août 1965), p. 387. 

[31]Caroline Baudouin, op. cit.

[32]Jacques Ellul, Le bluff technologique, op. cit., p. 449.

[33]Caroline Baudouin, op. cit.

[34]Jacques Ellul, Le bluff technologique, op. cit., p. 18-19.

[35]« La santé améliorative s’inscrit dans l’idéologie de la performance individuelle. Un exemple illustre ce phénomène : les crossfit games. Chez les jeunes, cet entraînement combine des sports d’endurance très intenses qui mènent jusqu’à rechercher la douleur physique comme critère de succès. […]. En réalité, cette recherche de la performance chez les jeunes adultes conduit invariablement à des blessures et, à court terme, à des maladies (inflammation des articulations, problèmes biomécaniques de la colonne vertébrale, etc.). Elle ne mène ni à la santé de la personne, ni à son bien-être, mais à son contraire, à la négation de la santé : avoir mal à son corps et à son esprit dans cette quête éperdue. » Voir surtout Marie-Hélène Parizeau, Habiter le monde au-delà de soi : de la santé améliorative à la santé écologique, [en ligne]. https://www.acfas.ca/publications/magazine/2018/11/ habiter-monde-au-dela-soi-sante-ameliorative-sante-ecologique (Site consulté le 5 novembre 2019).

[36]Caroline Baudouin, op. cit.

[37]Id.

[38]Chastenet Patrick, « Le penseur de la technique », dans Introduction à Jacques Ellul, Paris, La Découverte, 2019, p. 38.

[39]Caroline Baudouin, op. cit.

[40]Id.

[41]Martin Heidegger, op. cit.

[42]Id.

[43]Id.

[44]La parole poétique est-elle en mesure de dégager des lumières au fond du gouffre ? Tentons le coup, à la Kierkegaard – inspiré par Vincent Delacroix, L’espoir fait-il vivre ? Kierkegaard, au-delà du désespoir, [en ligne]. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/l-espoir-fait-il-vivre-1-4-kierkegaard-au-dela-du-desespoir-6244561 (Site consulté le 1 novembre 2019) –, avec des reflets pauliniens : « La colombe légère qui fend l’air : (dés)espérer en temps de crise » / Désespoir confortablement installé dans le moi, / Le rapport toujours défaillant à soi est crise. / Désespoir suprême, ignorance du désespoir, / Ignorer que l’on désespère, pourquoi donc ? / Plonger au plus profond du désespoir, l’étincelle y est aveuglante, / Désespérer franchement, telle est peut-être l’étincelle de l’espoir. / Assumer son moi désespéré, expérience de l’espoir, / Ne pas réussir à être soi, fondement du désespoir, / Ne pas vouloir être soi, forme de désespoir, / Vouloir absolument être soi, ultime désespoir. / Si pour espérer il faut du possible, / Trop ou trop peu de possibles nous font désespérer. / Mais notre condition fondamentale se fonde dans ce désespérer. / Qu’ai-je donc le droit d’espérer, moi qui suis affolé ? / Tout ou rien. / Que m’est-il permis d’espérer, moi qui suis fatigué ? / Tout et rien. / Est-ce ainsi qu’on fraye un chemin à l’espérer ? / Plus il y a de possibles, moins il y a d’espérer. / L’horizon du perpétuel recommencement est ensorcelant, / Mais l’accumulation des possibles peut étouffer. / Se rapporter trop au temporel, désespoir, / Se rapporter trop à l’éternel, désespoir, / Ai-je même une chance d’échapper au désespoir ? / Déséquilibre permanent, le moi trébuche sur le désespoir, / Ou bien trop de fini, ou bien trop d’infini, / Choisir l’un à l’autre n’aidera en rien, / Dissoudre la tension en une synthèse non plus, / Espoir et désespoir sont étroitement liés. / Peut-être faut-il assumer l’infini dans notre finitude ? / Car le moi participe de l’infini par sa finitude. / Ne s’opposant pas nécessairement, / Espoir et désespoir partagent une même interrogation, / Comment ancrer le moi dans le réel ? / Alors que les portes d’entrée vers ce réel sont multiples, / Mais une fois entré, le moi est-il pour autant satisfait ? / Exister, c’est peut-être espérer, / Espoir dans l’inespéré, / L’exil à jamais pour le moi. ⁂ S’opposent toutefois espoir et espérance. / Si espérer c’est croire dans le possible, / Prédictibilité permanente, espoir raisonnable, / Une fois cet espérer épuisé, alors l’espérance germe. / Là où l’espoir désespère, l’espérance espère, / Désespérer franchement, ouverture vers l’espérance. / Croire l’incroyable, c’est cela l’espérance, / Croire le croyable, est-ce vraiment croire ? / Alors la raison instrumentale se tait, / Froideur de la raison calculante, / Limite de ce qu’on peut ou pas expliquer, / L’avenir constamment ouvert dans le présent. / Ouverture de l’existence du moi au présent, / Ce présent est crise, / Qui n’enferme guère, qui ouvre. / Tel est notre présent, / Le temps de maintenant, / Qui est le seul temps réel. / Temps du reste, excès réel, / Qu’est-ce qui reste donc ? / L’impossibilité pour le moi de coïncider avec lui-même. / Sous l’effet de la coupure d’Apelle, / Le moi résiste, même en temps de crise. / Émergeant comme reste, / Ne se laissant jamais réduire comme ce qui reste, / Il est comme un excédent. / Élément incommensurable, / Se dérobant et résistant aux séparations, / Débordant les classifications, / Espère et désespère le moi.

[45] Ivan Manokha, « Le scandale Cambridge Analytica contextualisé », Cultures & Conflits, n° 109 (printemps 2018), p. 39.

Mémoire, mémoires et réminiscence

Revue Chameaux — n° 13 — hiver 2023

Dossier

  1. Présentation du numéro

  2. Comment Giorgio Vasari façonne-t-il le mythe et la mémoire des artistes de la Renaissance italienne au moyen d’outils rhétoriques picturaux et textuels ?

  3. L’histoire revisitée des tirailleurs sénégalais. La mémoire franco-africaine de la Grande Guerre dans le roman français contemporain : le cas de L’Indigène de Jean-Denis Clabaut

  4. Le monument de l’écriture dans l’œuvre d’Alain Nadaud

  5. Quand les mémoires s’opposent : l’influence de la langue sur les réceptions de Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières

  6. Mythisation littéraire du génocide rwandais et construction d’un imaginaire de résilience

  7. Quand l’être devient mystère de l’oubli dans les récits de Beckett

Hors-dossier

  1. Sur la soi-disant neutralité de la technique

  2. Colloque Femmes de lettres 2021 – Virginia Woolf : pour un engagement féministe indirect

  3. Colloque Femmes de lettres 2021 – « Et cela me regarde » : l’engagement de l’écriture de Marguerite Duras dans « Sublime, forcément sublime Christine V. »

  4. Colloque Femmes de lettres 2021 – Les légitimités de l’engagement chez Annie Ernaux, des entretiens à Monsieur le Président

  5. Colloque Femmes de lettres 2021 – « Hypersext » : Hypertexte, cyborgs, et poésie postpornographique

  6. Colloque Femmes de lettres 2021 – « The Most Irresponsible And Dangerous Movie Of The Year» : étude de la réception du film Detroit et du cinéma politique de Kathryn Bigelow