Colloque Femmes de lettres 2021 – « The Most Irresponsible And Dangerous Movie Of The Year» : étude de la réception du film Detroit et du cinéma politique de Kathryn Bigelow

Par Aurélien Cibilleau — Mémoire, mémoires et réminiscence

Le parcours de la cinéaste américaine Kathryn Bigelow est atypique[1]. Née en 1951 dans un milieu bourgeois, elle étudie la peinture au San Francisco Art Institute avant d’intégrer la Columbia University School of Art et un collectif d’avant-garde, appelé Art and language. Elle y fait la rencontre d’intellectuel.le.s tel.le.s que Susan Sontag ou encore d’artistes comme Robert Mapplethorpe. Elle commence à réaliser des films de nature expérimentale – son premier film, par exemple, doit beaucoup à Kenneth Anger et notamment à Scorpio Rising (1963) – avant de réaliser des films de genre à gros budget, tels que des thrillers (Blue Steel, Point Break), un film fantastique (Near Dark), ou encore un film de science-fiction, Strange Days, en 1995. Ce dernier blockbuster est un échec au box-office et Bigelow réalise des épisodes de série TV pendant cinq ans avant de revenir avec deux films au succès mitigé (K19: The Widowmaker et The Weight of Water) puis de faire à nouveau une pause de cinq ans. Cela nous amène à l’année 2008 où sort The Hurt Locker, qui remporte un succès critique exceptionnel. Le film remporte six Academy Awards, dont celui du meilleur film, du meilleur scénario et de la meilleure réalisation pour Bigelow, devenant ainsi la première femme de l’histoire du cinéma américain à recevoir cette récompense. Bigelow adopte avec ce film une esthétique très réaliste et consciemment documentaire qui tranche avec celle de ses précédents films et qu’elle reprend avec Zero Dark Thirty en 2012. Ce film est un nouveau succès critique, même si ce succès est moins spectaculaire que celui de The Hurt Locker. Zero Dark Thirty raconte la traque d’Oussama Ben Laden jusqu’à son assassinat par les services secrets américains. En ce qui concerne la mise en scène, le film est un tour de force. Il soulève, cependant, la controverse. Bigelow et son scénariste, Mark Boal, qui est aussi le scénariste de The Hurt Locker et sera celui de Detroit, sont accusés d’avoir fait un film justifiant l’usage de la torture. En effet, la violence y est montrée comme l’un des moyens ayant permis de localiser efficacement Oussama Ben Laden. Le film Detroit sort en 2017. Il est adapté de faits réels et revient sur les violences perpétrées par la police sur des membres de la communauté afro-américaine lors des émeutes de l’été 1967. Kathryn Bigelow et Mark Boal entendent dénoncer le racisme de la société américaine, et, en revenant sur des évènements passés, tenir en filigrane un discours sur la société actuelle. La réception critique du film a été houleuse. Nous chercherons à comprendre pourquoi. Avec ce film, Bigelow entend se poser en cinéaste politique et citoyenne. Nous reviendrons sur les arguments de la réalisatrice comme sur ceux de ses détracteurs et détractrices. Bien évidemment, il ne s’agira pas de compter les points ou de déterminer qui a raison ou a tort, mais plutôt de cerner les enjeux des débats soulevés par la réalisation et la sortie du film. Notre communication vise donc à analyser la constitution revendiquée de la cinéaste en sujet politique au regard des objections soulevées à la sortie de Detroit. Pourquoi demande-t-on à Bigelow de se justifier et comment le fait-elle ?

Une démarche se voulant citoyenne

Lorsqu’on l’interroge sur ses intentions concernant la réalisation du film, Bigelow souligne sa volonté d’interpeller. Comme elle l’indique en entretien avec le New York Times, le projet lui a été soumis par Mark Boal « au moment où sa pertinence, son importance et sa nécessité ne pouvaient pas être ignorées : un grand jury venait de refuser d’inculper un policier blanc dans l’assassinat de Michael Brown, un adolescent afro-américain qui ne portait pas d’arme, à Ferguson, dans le Missouri, en 2014[2] ». L’écriture et la réalisation de Detroit répondent donc à l’actualité américaine. Le film traite d’un évènement particulier – le triple meurtre du motel Algiers – au sein d’un évènement de plus grande ampleur – les manifestations de l’été 1967 à Détroit –, mais ce sont bien les résonances contemporaines qui intéressent Bigelow et Boal. La réalisatrice confirme elle-même qu’elle n’avait pas entendu parler du motel Algiers jusque-là, de même que, selon elle, beaucoup de gens en dehors de Detroit[3]. Il s’agit donc de mettre en scène un épisode méconnu de l’histoire américaine, malgré la sortie d’un livre de John Hersey en 1968, intitulé The Algiers Motel Incident, cela afin de créer un débat sur les inégalités raciales aux États-Unis : « Elle a réalisé, écrit le journaliste du New York Times, [et il cite les propos de Bigelow], “que j’avais l’opportunité de faire connaître cette histoire dans l’espoir que peut être cela génèrerait des conversations, commencerait à un générer un débat et/ou encouragerait plus d’histoires de ce genre à émerger. Ne rien faire n’était pas une option[4] ». La réalisation de Detroit se veut donc être la participation de Bigelow à un débat citoyen, visant à interroger le monde contemporain et, éventuellement, à le faire changer. Cet objectif semble d’autant plus réalisable que, nous le disions en introduction, à cette époque la cinéaste bénéficie d’un crédit à peine entamé par la polémique autour de Zero Dark Thirty. The Hurt Locker est entré dans l’histoire du cinéma américain et Zero Dark Thirty lui-même, malgré les questions soulevées par les représentations de la torture, a été de manière générale très bien reçu par la critique et le milieu, avec pas moins de 4 nominations aux Golden Globes, dont celle de la meilleure réalisation, et 5 nominations aux Oscars, dont celle du meilleur film.

Pour interpeller le plus de monde possible, Bigelow et Boal recourent, dans Detroit, aux mêmes partis-pris journalistiques que pour leurs deux précédents films. Mark Boal est un ancien journaliste et son travail de scénariste s’en ressent. Il a interrogé les témoins du drame, que Bigelow a conviés sur le tournage du film. Boal et elle ont, de surcroit, fait des recherches supplémentaires sur l’incident. Précisons, à ce titre, qu’ils n’avaient pas les droits du livre de John Hersey. Cela explique le fait qu’ils aient dû se servir d’un autre matériel que celui qui était dans le livre, ce que confirme l’article du New York Times :

Ne disposant pas des droits du livre de John Hersey, The Algiers Motel Incident – les ayant-droits n’ont pas voulu les leur vendre – Mr Boal et Madame Bigelow ont basé leur histoire sur des recherches supplémentaires. Ils ont étudié des documents inédits de l’époque et des enregistrements du procès. Ils ont interrogé des personnes qui étaient dans et autour de l’Algiers au moment des faits[5].

Les partis pris de mises en scène confirment cette approche journalistique. Bigelow pratique ce qu’elle appelle un « journalistic cinema » ou réfère au cinéma-vérité, notamment dans une capsule vidéo faite pour le New York Times, où elle commente une des scènes du film. Dans cette scène, Melvin Dismukes – un protagoniste du véritable événement du motel Algiers, qui était par ailleurs présent sur le tournage – joué par John Boyega dans le film, entre dans l’hôtel. Un premier homme a été abattu par la police et les autres sont alignés contre le mur avec violence. Dismukes est agent de sécurité. Il peut donc entrer sur le lieu de l’interpellation. Il est aussi afro-américain. Melvin, du côté des forces de l’ordre, se rend progressivement compte qu’il assiste à une bavure policière motivée par le racisme et le sexisme de plusieurs officiers (deux femmes blanches, surprises en conversation avec un vétéran afro-américain, sont également malmenées). Sa position est donc très instable. Bigelow explique avoir calqué sa mise en scène sur certaines figures de style d’un cinéma-vérité qu’elle qualifie d’« iconique ». Cette qualification est moins anodine qu’elle n’y paraît. Le cinéma-vérité, pratiqué dans les années 1960, consistait en la libération des contraintes techniques du tournage en studio permise par un développement du matériel. Les caméras étaient plus légères, l’enregistrement sonore synchrone avec la prise vidéo, et les documentaristes, notamment, ont pu mettre à profit ces améliorations techniques pour s’immerger dans la réalité quotidienne des gens qu’ils et elles prenaient pour sujet[6]. Une caméra portée, des angles de vue multiples qui témoignent de cette immersion, un montage parfois haché, sans fioritures : telles sont certaines des caractéristiques de ce cinéma, qui ont été réutilisées dans des films de fiction de nombreuses fois, et ce dès les productions de la Nouvelle Vague et du Nouvel Hollywood. C’est donc cet héritage que se réapproprie Bigelow, et le fait qu’elle souligne la dimension « iconique » de cet héritage souligne à la fois la conscience qu’elle a de la transformation des innovations d’une période en des conventions cinématographiques admises, et la conscience qu’elle a des effets de ces conventions sur le public.

Autrement dit, Detroit vise à produire une impression sur l’audience dont Bigelow est parfaitement consciente : celle d’être plongée viscéralement au cœur des événements. Elle conclut, dans cette capsule vidéo, que l’emploi de multiples angles de vue et d’une caméra portée, notamment, confère à l’ensemble de la scène – et incidemment à la majorité du film, où ces procédés sont majoritairement repris – « une sorte de sensation quasi vivante, organique […] Je pense, dit-elle, que cela peut contribuer à vous amener là […] cela vous met dans les chaussures de Melvin Dismukes[7] ». Les choix de Bigelow concernant son film reposent donc sur un paradigme, presque un paradoxe : informer, montrer les événements selon l’angle le plus réaliste et documenté possible, tout en annihilant les possibilités de prendre de la distance sur le plan émotionnel. Le but du recours à cette émotion est naturellement de créer de l’empathie pour les victimes d’injustice et d’en appeler à l’humanité du public. La réalisatrice a plusieurs fois insisté sur son exigence de véracité dans la reconstitution des évènements, au point que de nombreux témoins ont servi de consultants, comme nous l’avons déjà signalé (Melvin Dismukes, mais aussi Julie Ann Hysell et Karen Malloy). Elle est également revenue sur la difficulté de tourner les scènes avec le casting. En effet, cette exigence de véracité allait de pair avec la volonté de faire ressentir la peur et l’horreur aux membres de la distribution : « Pour plonger ses acteurs dans les évènements chaotiques vieux de cinquante ans, Madame Bigelow a caché des parties du script à certains d’entre eux jusqu’au dernier moment. Cela les laissait dans l’incertitude quant à certains points importants du film, comme l’identité des personnages qui allaient mourir au motel, ce qui a aidé à faire émerger une émotion réelle et la peur[8] ». Le film est donc conçu comme un uppercut à destination du public.

Les objections

Globalement, ces objections furent de trois natures différentes. La première, c’est que cette dramatisation marche beaucoup trop bien. Le film a plusieurs fois été comparé à de la pornographie, ce qui est un argument qui revient souvent lorsque l’on aborde la question des limites de la monstration de la violence et des corps au cinéma. On a également comparé Detroit à un film d’horreur au moyen d’analyses filmiques étoffées. Il n’y a pas que la brutalité des actions montrées par la cinéaste qui est remise en question ; sa volonté de se concentrer sur une situation de huis clos l’est également. L’affaire du motel Algiers se passe, nous l’avons dit, pendant les émeutes de l’été 1967 à Detroit. Ces émeutes sont montrées. Les événements sont même placés dans un contexte plus général, puisque le film commence par faire le point, au moyen d’un court-métrage d’animation, sur la situation des Afro-Américains dans le nord des États-Unis depuis les années 1920. Cependant, l’affaire du motel Algiers occupe une heure du long-métrage (le film dure deux heures et vingt minutes). Ces soixante minutes ne représentent pas même la moitié de la durée du film, mais elles en constituent l’acmé. En effet, les trente premières minutes de Detroit présentent les personnages et les raisons des émeutes, avant de laisser place à l’affaire, cette demi-heure étant trop courte pour approfondir les uns comme les autres. La critique a donc parfois souligné la superficialité de ces personnages, présentés surtout comme des victimes avec bien peu d’épaisseur, comme l’écrivait un journaliste du New Yorker : « Ils [les Afro-Américains dans le film] existent seulement en relation avec l’oppression qu’on leur fait subir, leur statut de victime[9] ». Les personnages afro-américains du film se verraient ainsi réduits à l’état de stéréotypes, finalement des corps frappés, meurtris, dans la plus pure tradition de certains genres horrifiques, comme le slasher par exemple, où les proies d’un tueur en série sont caractérisées superficiellement (comme le personnage du sportif populaire, de la jeune femme sexuellement active et dominante, ou de l’étudiante vierge) avant d’être assassinées. Ces victimes afro-américaines ne seraient pas incluses dans la communauté noire, représentée par la foule de laquelle la caméra, à l’inverse de la proximité qu’elle entretient avec les personnages, se tient souvent à l’écart. John Semley, du Globe and Mail, remarque ainsi que « quand bien même le Detroit de Bigelow et Boal représente beaucoup de personnes de couleur noire, il manque une communauté noire dans le film. Hormis le passage où le groupe des Dramatics chante en attendant de monter sur scène, nous ne voyons pas de personnes s’amuser ou interagir avec leur famille ou aucun des aspects de la vie de la communauté noire dans la ville[10] ». Le journaliste oublie quelques courts moments du film, mais ses arguments n’en sont pas moins pertinents. De façon contradictoire, les partis pris esthétiques réalistes et immersifs de Detroit mènent aussi à une déréalisation des personnages – ils les aplanissent, ainsi qu’à une dé-complexification des situations présentées. Le film, en ce sens, a parfois été accusé de sensationnalisme.

Detroit, et c’est là une deuxième objection dominante de la critique, s’est vu reprocher d’omettre des précisions majeures quant au déroulement des émeutes de 1967 et au procès qui a suivi les meurtres du motel Algiers. Le fait que le film mette en lumière des évènements ignorés de la majorité des Américains, de même que la disproportion du temps alloué à la reconstitution des meurtres et la déréalisation des victimes, sont loin de constituer des circonstances atténuantes. En effet, pourquoi l’équipe s’est-elle concentrée sur la réalisation de scènes suspectées de sensationnalisme quand Detroit ne précise pas, par exemple, que le procès qui a suivi les meurtres racistes a eu lieu sur l’insistance de la communauté afro-américaine ? Dans leur article à charge, Jeanne Theoaris, Say Burgin et Mary Philips remarquent que « [l]e film semble indiquer que le procès [des policiers coupables de meurtres racistes] a eu lieu naturellement, plutôt que de montrer comment la communauté noire de Detroit a refusé de laisser l’incident passer sous le radar[11] ». Ce que l’on reproche notamment à Detroit, c’est d’avoir occulté la dimension systémique du racisme qu’il décrit. Aussi, concluent Theoaris, Burgin et Philips, « [l]e film distord et obscurcit l’histoire de Detroit dans les années 1960, les évènements du motel Algiers, et plus largement la vie des afro-américains dans la ville, malgré les prétendues “recherches[12]” ». Le travail de reconstitution du film est donc plus partiel qu’il n’y paraît, ce qui sème le doute quant à sa partialité ou sa pertinence.

Le troisième type de critique cible plus particulièrement Bigelow et constitue des attaques à la personne. Le fait qu’elle soit une femme issue de la bourgeoisie blanche, tout comme le fait qu’elle n’ait pas assisté aux émeutes, lui a été reproché à plusieurs reprises. À travers elle, on dénonce le manque de diversité de l’industrie hollywoodienne. On trouve là une forme d’ironie du sort, sans pour autant que ces arguments soient invalides. En effet, avant d’être reconnue, la cinéaste a elle-même dû s’imposer au sein d’un milieu masculin. L’échec de Strange Days, notamment, a porté un coup à sa carrière et les mérites, par ailleurs nombreux du film, ont surtout à l’époque été attribués à James Cameron, dont l’influence sur le script et la réalisation de Strange Days a été surévaluée[13]. Par ailleurs, le propos politique de Bigelow, pour contestable qu’il puisse être dans Detroit, a toujours été présent dans son cinéma, que ce soit par la remise en question des stéréotypes genrés au sein des films d’action (dans Point Break, notamment) ou, justement, par l’évocation des inégalités raciales aux É.-U. Strange Days, réalisé en 1995, faisait écho à l’affaire Rodney King et aux émeutes ayant suivi l’acquittement des policiers accusés de l’avoir tabassé. Bigelow profite donc d’un gain de crédibilité pour mettre de l’avant les aspects politiques de son cinéma de façon, là encore, extrêmement consciente, comme le montre un article du Guardian : « La politique serait-elle désormais sa seule motivation ? [demande le journaliste] Elle [Bigelow] hoche la tête une nouvelle fois : “Cela fait longtemps. C’est juste plus évident maintenant[14]”. » Bigelow met en rapport cette prédominance du politique dans son cinéma avec sa consécration académique plus explicitement encore, dans les pages du New York Times. Revenant sur le fait qu’elle ne fasse pas partie des minorités ethniques ciblées par la police, elle explique : « Tout ce que je peux faire, c’est d’essayer d’être respectueuse et humble, de reconnaître mes lacunes, et dans le même temps, d’utiliser mon influence à Hollywood pour faire des choses qui me semblent avoir du sens[15] ». Bigelow n’est par ailleurs pas la seule à être sensible à cette question d’influence, puisque ses efforts ont également été interprétés par une frange du paysage journalistique comme une contribution signifiante à la propagation d’un message de rapprochement entre les différentes communautés états-uniennes.

Élargissement autour de la question de la légitimité

Michael Eric Dyson, professeur de sociologie influent issu de la communauté afro-américaine de Détroit et consultant pour le film, a en effet défendu la sortie du long-métrage en ces termes : « Voilà une femme blanche [Bigelow] qui fait son possible pour dire la vérité au sujet des inégalités raciales en Amérique […] Cela va avoir un écho puissant auprès des blancs. Quelle meilleure manière d’utiliser son privilège de blanche que de saper ce privilège, le remettre en question et de le mobiliser au nom des afro-américains et des métis qui n’ont généralement aucune voix au chapitre en la matière[16] ? ». C’est bien en faveur d’une implication de la communauté blanche pour faire changer les mentalités que penche Bigelow, dont les propos entrent en résonance avec ceux de Dyson. Elle réfère notamment aux évènements du motel Algiers :

[Cette histoire] a été oubliée pendant cinquante ans, dit-elle, et le plus important n’est pas de savoir si je suis la bonne personne ou non pour la raconter, mais bien le fait qu’elle l’est. La communauté blanche a besoin de prendre sa responsabilité quant au racisme en Amérique. Et j’essaye, avec les moyens qui sont les miens, d’encourager le débat[17].

La sortie de Detroit s’apparente en ce sens à une campagne de sensibilisation, ce que ne cache pas Bigelow lorsqu’elle répond aux critiques. Elle rappelle, lors d’un entretien avec Peter Travers, que le film a été projeté à Capitol Hill par un membre de la Chambre des représentants, John Conyers, afin de convaincre d’autres membres d’appuyer son projet de loi sur l’arrêt du profilage racial par la police. Ceci, dit-elle, est un exemple de « comment ce film fait sa petite part de travail[18] ». Detroit permet d’appuyer des arguments politiques en faveur d’un changement des mentalités d’autant plus nécessaire que le film sort lors de la présidence de Donald Trump, élu en janvier 2017 (le film est distribué en août de la même année aux États-Unis). Detroit a donc été conçu pendant la présidence de Barack Obama, mais constitue un contrepoint majeur au trumpisme et notamment à la condamnation tiède par le président américain des attentats à la voiture-bélier perpétrés à Charlottesville par un suprémaciste blanc en août 2017. La BBC a par ailleurs mis en ligne les réactions de Bigelow et de John Boyega à l’annonce des attentats, pendant la promotion du film[19]. La cinéaste a ensuite dénoncé le racisme et la xénophobie du président américain à la réception des NAACP Award[20].

Elle s’érige donc, par la force des choses, en représentante d’une communauté raciale, la communauté blanche américaine, tout en ayant conscience de sa position sociale. En effet, la cinéaste encourage en même temps qu’elle représente une ouverture plus manifeste du cinéma mainstream américain aux problématiques soulevées par les inégalités raciales aux États-Unis. Des films récents témoignent de cette ouverture, certes relative, tels que Green Book (2018, réalisé par un blanc, Peter Farrelly), de même que l’attention portée aux derniers films de Steve MacQueen, de Barry Jenkins ou de Spike Lee. Depuis 2018, ce dernier signe son retour au cinéma avec des films de genre populaires (comédie dramatique, film de guerre[21]), mais virulents – au départ comédie grinçante sur l’histoire adaptée de faits réels d’un policier afro-américain infiltrant le Ku Klux Klan, le film BlacKkKlansman se clôt sur les images glaçantes de l’attentat de Charlottesville. Quatre ans après la sortie du film, les tensions restent vives aux É.-U. La mort de George Floyd, en mai 2020, n’est qu’un autre exemple des abus commis par les forces de l’ordre. Certains des policiers impliqués encourent cette fois jusqu’à quarante-cinq ans de prison. Il ne reste pas moins que les inégalités sont loin d’avoir disparu et si l’on peut s’interroger quant à l’impact réel de Detroit sur la politique américaine, ce film témoigne d’une volonté de changement des représentations des minorités sexuelles et genrées au sein de l’industrie hollywoodienne – quand bien même ce changement serait timide ou motivé par des raisons commerciales[22]. Incidemment, la contribution de Bigelow a probablement davantage servi la promotion d’une nouvelle génération de réalisatrices et infirmé l’idée qu’une femme ne pouvait pas réaliser un film d’action, un blockbuster ou un film historique à vocation politique, comme Detroit.

La carrière entière de Bigelow est à ce titre édifiante, mais ses derniers films, plus âpres et engagés, ont enfoncé le clou. La facilité de la réalisatrice à naviguer entre les genres de films et à s’adapter à différents budgets, à passer du film à gros budget au drame indépendant, comme ce fut le cas avec The Weight of Water, en 2000, a fait des émules. Chloé Zhao, choisie par Marvel pour réaliser The Immortals (2021), qui comprendrait le premier superhéros explicitement gay de la franchise, a également réalisé Nomadland (2020), pour lequel elle a reçu l’Academy Award de la meilleure réalisation en avril 2021. De la même manière, la réalisatrice néo-zélandaise Nikki Caro a réalisé plusieurs films indépendants et primés avant de travailler pour Disney à la réalisation du remake live de Mulan (2020). Patty Jenkins, réalisatrice de Monster, sorti en 2003 et qui revient sur l’histoire de la première tueuse en série américaine, Aileen Wuornos, est aussi la réalisatrice de Wonder Woman (2017) et Wonder Woman 1984 (2020) pour DC Comics et la Warner. À cette occasion, Jenkins a par ailleurs distancé Bigelow sur le record du plus gros budget alloué à une réalisatrice. Wonder Woman 1984 a, en effet, couté deux cents millions de dollars US, loin devant les cent millions alloués à Bigelow pour K-19: the widowmaker (2002). On pourrait également citer les cas intéressants de Cathy Yuan ou de Karyn Kusama. Bref, Bigelow a donc établi un précédent et continue d’enfoncer des portes dans lesquelles s’engouffre la relève de ces dernières années. On aurait tort de croire à une amélioration globale concernant la sous-représentation des femmes au sein des métiers de création du cinéma états-unien, de même que l’on se méprendrait à penser que la sous-représentation et le stéréotypage des minorités sexuelles et raciales au sein de ce même cinéma ont changé du tout au tout. Il reste que la situation évolue tout de même.

En conclusion, on peut donc dire que la carrière de Bigelow cristallise les tensions nées de la cohabitation de plusieurs tendances au sein du cinéma états-unien. Bigelow, en tant que femme cinéaste, entend disposer d’un prestige durement acquis pour tenir un propos ouvertement politique et pour permettre l’évolution des mentalités au sein de la société américaine. Son effort s’inscrit dans celui, certes relatif, de l’industrie pour remettre en question les inégalités sociales, jusqu’au sein du cinéma hollywoodien lui-même. Son exemple sert, en ce sens, la cause de l’accès des femmes à la réalisation et à la reconnaissance sociale comme professionnelle ; coïncidence – ou pas – l’année de sortie de Detroit est aussi celle de la résurgence du mouvement Me too suite à l’affaire Weinstein. La réalisation de Detroit se veut donc être un geste politique progressiste et émancipateur, pour les femmes, mais, plus explicitement aux vues du sujet du film, pour les afro-américains. Ceux-ci, cependant, et avec eux divers critiques et experts, interrogent la pertinence du film, en regard de ce qu’il présente, de ce qu’il omet, mais aussi de sa réalisatrice. Si elle est femme, elle est aussi dans une position de pouvoir. Cette position de pouvoir lui permet de prendre la parole pour celles et ceux qui ne l’ont pas, mais contribue virtuellement à effacer davantage cette parole, d’autant plus que le film, s’il est virtuose en certains points, est contestable en bien d’autres.

Aurélien Cibilleau

Bibliographie

Corpus primaire

Bigelow, Kathryn, Detroit, États-Unis, 2017, couleur, 143 min.

 

Corpus secondaire

« Charlottesville: Kathryn Bigelow and John Boyega react », dans BBC News, [en ligne]. https://www.bbc.com/news/av/entertainment-arts-40955711 (Consulté le 21 janvier 2021).

Brody, Richard, « The Immoral Artistry of Kathryn Bigelow’s Detroit », dans The New Yorker, [en ligne]. https://www.newyorker.com/culture/richard-brody/the-immoral-artistry-of-kathryn-bigelows-detroit (Consulté le 21 janvier 2021).

Burgin, Say, Mary Phillips, et Jeanne Theoaris, « « Detroit » Is The Most Irresponsible And Dangerous Movie Of The Year », dans HuffPost, [en ligne]. https://www.huffpost.com/entry/detroit-is-the-most-irresponsible-and-dangerous-movie-this-year_b_5988570be4b0f2c7d93f5744 (Consulté le 4 juin 2020). 

Eligon, John, « A White director, the Police and Race in Detroit », dans The New York Times, [en ligne]. https://www.nytimes.com/2017/08/02/movies/kathryn-bigelow-mark-boal-detroit-police-brutality.html (Consulté le 21 janvier 2021).

Gonzalez, Umberto, « Kathryn Bigelow Condemns Trump’s Racist and Xenophobic View’s after « Detroit » NAACP Win », dans The Wrap, [en ligne]. https://www.thewrap.com/kathryn-bigelow-trump-racist-xenophobic/ (Consulté le 21 janvier 2021).

Jermyn, Deborah et Sean Redmond [dir.], The cinema of Kathryn Bigelow. Hollywood transgressor, London/New York, Wallflower Press, 2003, 232 p.

Leigh, Danny, « Kathryn Bigelow on Detroit: « There’s a radical desire not to face the reality of race » », dans The Guardian, [en ligne]. https://www.theguardian.com/film/2017/aug/17/kathryn-bigelow-on-detroit-theres-a-radical-desire-not-to-face-the-reality-of-race (Consulté le 21 janvier 2021).

popcorn with Peter Travers, « Oscar-winning director Kathryn Bigelow on the making of her new film « Detroit » », dans Youtube, [en ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=VBNYoHrkI5s (Consulté le 21 janvier 2021), 23 min. 15 sec.

Semley, John, « Review: Detroit desolves into an exploitation horror film », dans The Globe and Mail, [en ligne]. https://www.theglobeandmail.com/arts/film/film-reviews/review-detroit-devolves-into-an-exploitative-horror-film/article35871621/?ref=http://www.theglobeandmail.com& (Consulté le 21 janvier 2021).

Senécal, Henri-Paul, « Qu’est-ce que le cinéma vérité ? », dans Séquences. La revue de cinéma, n° 34 (octobre 1963), p. 4-9.

Notes

[1] La première partie du titre de notre article est une reprise partielle de celui de l’article du Huffington Post. Jeanne Theoaris, Say Burgin et Mary Phillips, « « Detroit » Is The Most Irresponsible And Dangerous Movie Of The Year », dans HuffPost, [en ligne] https://.0f2c7d93f5744 (Consulté le 4 juin 2020). 

[2] John Eligon, « A White director, the Police and Race in Detroit », dans The New York Times, [en ligne]. https://www.nytimes.com/2017/08/02/movies/kathryn-bigelow-mark-boal-detroit-police-brutality.html (Consulté le 21 janvier 2021). C’est nous qui traduisons.

[3] « À Détroit, les gens savent ce qui s’est passé au motel Algiers, du moins à certains degrés. En dehors de Détroit ce n’est pas le cas », dit-elle lors d’un entretien avec Peter Travers. Popcorn with Peter Travers, « Oscar-winning director Kathryn Bigelow on the making of her new film « Detroit » », dans Youtube, [en ligne]. https://www.youtube.com/watch?v=VBNYoHrkI5s (Consulté le 21 janvier 2021), [00:07:10]. C’est nous qui traduisons.

[4] John Eligon, « A White director, the Police and Race in Detroit », art. cit. C’est nous qui traduisons.

[5] Id.

[6] « Un matériel portatif peu encombrant et très maniable, une pellicule ultrasensible qui rend inutile l’emploi de projecteurs. Une caméra libérée du trépied, sans câbles […]. Soit un matériel discret qui échappe le plus possible à l’attention des personnes filmées […]. L’invention d’une technique qui se dissimule pour surprendre la réalité dans sa crudité totale », recensait déjà Henri-Paul Senécal en 1963, dans son article « Qu’est-ce que le cinéma vérité ? », dans Séquences. La revue de cinéma, n° 34 (octobre 1963), p. 7.

[7] John Eligon, « A White director, the Police and Race in Detroit », art. cit., [s. p]. C’est nous qui traduisons.

[8] Id.

[9] Richard Brody, « The Immoral Artistry of Kathryn Bigelow’s Detroit », dans The New Yorker, [en ligne]. https://www.newyorker.com/culture/richard-brody/the-immoral-artistry-of-kathryn-bigelows-detroit (Consulté le 21 janvier 2021). C’est nous qui traduisons.

[10] John Semley, « Review: Detroit desolves into an exploitation horror film », dans The Globe and Mail, [en ligne].

https://www.theglobeandmail.com/arts/film/film-reviews/review-detroit-devolves-into-an-exploitative-horror-film/article35871621/?ref=http://www.theglobeandmail.com& (Consulté le 21 janvier 2021). C’est nous qui traduisons.

[11] Jeanne Theoaris, Say Burgin et Mary Phillips, « « Detroit » Is The Most Irresponsible And Dangerous Movie Of The Year’’, art. cit. C’est nous qui traduisons.

[12] Id.

[13] Lire à ce sujet l’ouvrage de Deborah Jermyn et Sean Redmond [dir.], The cinema of Kathryn Bigelow. Hollywood transgressor, London/New York, Wallflower Press, 2003, 232 p.

[14] Danny Leigh, « Kathryn Bigelow on Detroit: « There’s a radical desire not to face the reality of race » », dans The Guardian, [en ligne]. https://www.theguardian.com/film/2017/aug/17/kathryn-bigelow-on-detroit-theres-a-radical-desire-not-to-face-the-reality-of-race (Consulté le 21 janvier 2021). C’est nous qui traduisons.

[15] John Eligon, « A White director, the Police and Race in Detroit », art. cit. C’est nous qui traduisons.

[16] Id.

[17] Id.

[18] Popcorn with Peter Travers, « Oscar-winning director Kathryn Bigelow on the making of her new film « Detroit » », document video cité, [00:03:27]. C’est nous qui traduisons.

[19] « Charlottesville: Kathryn Bigelow and John Boyega react », dans BBC News, [en ligne]. https://www.bbc.com/news/av/entertainment-arts-40955711 (Consulté le 21 janvier 2021).

[20] Umberto Gonzlez, « Kathryn Bigelow Condemns Trump’s Racist and Xenophobic View’s after « Detroit » NAACP Win », dans The Wrap, [en ligne]. https://www.thewrap.com/kathryn-bigelow-trump-racist-xenophobic/ (Consulté le 21 janvier 2021).

[21] Nous pensons à son dernier film, Da 5 Bloods (2020).

[22] Le film Black Panther (2018), par exemple, réalisé par un réalisateur afro-américain, Ryan Coogler, mais produit par Kevin Feige pour Marvel, soulève à ce titre de nombreuses questions.

Mémoire, mémoires et réminiscence

Revue Chameaux — n° 13 — hiver 2023

Dossier

  1. Présentation du numéro

  2. Comment Giorgio Vasari façonne-t-il le mythe et la mémoire des artistes de la Renaissance italienne au moyen d’outils rhétoriques picturaux et textuels ?

  3. L’histoire revisitée des tirailleurs sénégalais. La mémoire franco-africaine de la Grande Guerre dans le roman français contemporain : le cas de L’Indigène de Jean-Denis Clabaut

  4. Le monument de l’écriture dans l’œuvre d’Alain Nadaud

  5. Quand les mémoires s’opposent : l’influence de la langue sur les réceptions de Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières

  6. Mythisation littéraire du génocide rwandais et construction d’un imaginaire de résilience

  7. Quand l’être devient mystère de l’oubli dans les récits de Beckett

Hors-dossier

  1. Sur la soi-disant neutralité de la technique

  2. Colloque Femmes de lettres 2021 – Virginia Woolf : pour un engagement féministe indirect

  3. Colloque Femmes de lettres 2021 – « Et cela me regarde » : l’engagement de l’écriture de Marguerite Duras dans « Sublime, forcément sublime Christine V. »

  4. Colloque Femmes de lettres 2021 – Les légitimités de l’engagement chez Annie Ernaux, des entretiens à Monsieur le Président

  5. Colloque Femmes de lettres 2021 – « Hypersext » : Hypertexte, cyborgs, et poésie postpornographique

  6. Colloque Femmes de lettres 2021 – « The Most Irresponsible And Dangerous Movie Of The Year» : étude de la réception du film Detroit et du cinéma politique de Kathryn Bigelow