Lola Abba, le spectre du grand réel

Par Frédéric Roussille — L’incertaine réalité : Rêves, illusions et hallucinations

Je te vis, la première et la seule, divine femelle dans les sphères bouleversées.

René Char[1]

Le poète René Char, ami des peintres et, pendant la Seconde Guerre mondiale, chef de maquis, raconte qu’il fut, dans son enfance, visité par un spectre. Il y fait d’abord allusion en 1931 dans « Le Fantôme de Lola Abat », un poème recueilli dans L’Action de la justice est éteinte[2]. Plus tard, remettant son ouvrage sur le métier, à ce qui sera désormais « La Manne de Lola Abba » il joint un récit de l’événement. Enfin, le fantôme est évoqué en 1980 dans un dialogue intitulé Sous ma casquette amarante. Il s’agit cette fois du texte retravaillé d’un entretien donné à la journaliste France Huser[3]. Char s’y explique, entre autres, sur les relations de la poésie et du surnaturel. On comprend que Lola Abba a ponctué toute une vie d’écriture.

On trouve le récit de la rencontre avec Lola Abba à deux endroits dans les Œuvres complètes de Char : en présentation de l’ancien poème corrigé, et en note de bas de page du dialogue retravaillé :

L’étroite croix noire dans les herbes portait : Lola Abba, 1912-1929. Juillet. La nuit. Cette jeune fille morte noyée avait joué dans des herbes semblables, s’y était couchée, peut-être pour aimer… Lola Abba, 1912-1929. Un oubli difficile : une inconnue pourtant.

Deux semaines plus tard, une jeune fille s’est présentée à la maison : ma mère a-t-elle besoin d’une bonne ? Je ne sais. Je ne puis répondre. « Revenez ? – Impossible. – Alors veuillez laisser votre nom ? » Elle écrit quelque chose. « Adieu, mademoiselle. » Le jeune corps s’engage dans l’allée du parc, disparaît derrière les arbres mouillés (il a fini de pleuvoir). Je me penche sur le nom : Lola Abba ! Je cours, j’appelle… Pourquoi personne, personne à présent[4] ?

D’entrée de jeu, le lecteur repère le douloureux voisinage des thèmes du tombeau et de la jeune fille, mais il n’aperçoit le fond de l’affaire que rétrospectivement. Un effet de chute est ménagé, comme si le fantôme avait besoin de se raconter pour se produire. Quelle est la nature de ce fantôme ? Quelle est l’économie de son apparition ? A-t-il quelque chose à nous apprendre sur notre façon de lire et de vivre ? Faut-il s’inquiéter pour la santé du narrateur ?

Vision spectrale et santé mentale

Char assume directement son histoire. À aucun moment il ne laisse entendre, soit qu’il a été le jouet d’une hallucination, soit que le locuteur, en réalité, ce n’est pas lui. Et de fait, rien de ce qui est rapporté n’entre en contradiction avec l’expérience d’un individu en pleine possession de ses facultés. Le poète dit ce qu’il a vu, à savoir une pierre tombale et, plus tard, une jeune fille. Certes, la critique a noté que Lola Abba, dont les restes étaient inhumés au cimetière de L’Isle-sur-Sorgue, s’appelait en réalité Lola Abat[5] (avec l’orthographe qu’on retrouve dans le premier titre donné au poème), mais quel témoignage est infaillible ? Le récit se présente comme un témoignage normal, c’est-à-dire qu’il comporte des inexactitudes. Quant à l’effet spectral, il tient moins aux descriptions, réduites à l’extrême, qu’à l’organisation du récit. Le fantôme est dû à ce qu’on appellerait, au cinéma, le montage. L’auteur isole deux moments : la lecture du monument funéraire et celle de la feuille de papier. Le spectre naît de la juxtaposition de ces deux lectures racontées. Il n’a pas besoin, pour être perçu, d’être mentionné en toutes lettres. Il se dessine entre les lignes. Telle est la puissance du laconisme de Char.

Car le rapport logique entre les deux inscriptions lues par le garçon n’est pas explicité. Disons que l’apparition procède d’une béance dans un texte fait lui-même de petits grains alignés. Or, les deux ressorts de la poésie de Char sont, en général, l’asyndète et la brièveté. Pour l’auteur des Feuillets d’Hypnos, il ne revient pas au poète de développer des discours. Son domaine est l’image née de la mise en contact d’éléments venus à l’improviste de n’importe quels points de l’horizon ; Char appelle cela la « communication » :

En poésie c’est seulement à partir de la communication et de la libre disposition de la totalité des choses entre elles à travers nous que nous nous trouvons engagés et définis, à même d’obtenir notre forme originale et nos propriétés probatoires[6].

La forme de notre geste nous définit, elle nous détermine en tant que nous agissons et parlons. Par elle, nous devenons nettement qui nous sommes. Comment une telle forme s’obtient-elle ? Il faut que, dans l’arène que nous occupons, des coïncidences soient ménagées. Alors l’image, advenant dans le heurt, se porte en avant ou encore se prouve. L’insolite dernier adjectif du passage cité trouve un écho dans l’affirmation suivante, où Char se risque à l’étymologie : « Probare, c’est éprouver, et plus tard : jeter en avant[7]. » Ainsi, le poème dans sa forme qui fait image et où nous nous définissons est une probation. Il est ce mouvement vers l’avant par lequel se signale l’obtention d’une vérité. D’où cette étincelle jaillie des « mots aimants, matériels, vengeurs, redevenus silex » dont parle Char dans un texte antérieur[8].

Procédant du choc de bolides croisant en sens contraire, l’image poétique n’est pas plus le portrait de quelque chose, qu’une étincelle n’est la représentation de quoi que ce soit. L’image est une forme surprise au moment où elle vient à l’être. Étant son propre terme et sa propre origine, elle ne s’explique pas. Comme elle est première, non seulement elle court-circuite toute théorie de la représentation, mais elle semble aussi un défi au principe de causalité :

En poésie il est advenu qu’au moment de la fusion de ces contraires surgissait un impact sans origine définie dont l’action dissolvante et solitaire provoquait le glissement des abîmes qui portent de façon si antiphysique le poème[9].

Revenant à Lola Abba, nous observons que le mécanisme de formation des images décrit par Char est à l’œuvre dans son apparition à elle. Le spectre n’est pas l’image d’une personne absente connue par ailleurs du locuteur. Il résulte du heurt de deux éléments dont la collision a été combinée par l’écrivain. Tandis que l’image qu’on se fait de quelqu’un à qui on s’adresse procède de ce qu’est, devant soi, la personne, Lola Abba est une espèce sans suppôt. Et c’est bien cela, être un spectre : c’est flotter dans les airs comme une image – de rien de spécial. Le spectre paraît appartenir au monde sensible, mais il n’y a rien d’autre que cet aspect qui frappe les sens. Lola Abba apparaît, disparaît, apparaît ailleurs. Si le spectre est tellement discontinu, c’est parce qu’il n’est l’image de rien qui subsisterait au-delà de sa semblance.

Déjà se devine le statut du spectre dans le système de la poésie. Tremblotante comme une flamme d’allumette ou frémissante sous les arbres, Lola Abba est l’image poétique par excellence. Elle est un signe orphelin, un signe qui n’est signe de rien. Si on cherche à saisir Lola Abba au-delà de son signe, personne ne répond. N’est-elle donc qu’une illusion décevante ? Il se peut qu’il y ait quelque chose d’hallucinatoire dans une telle apparition et il n’est pas exclus que Char ait affabulé, mais l’insistance du spectre vient de ce que le poète voit en lui, non pas une altération pathologique de la perception, mais l’occasion d’une vie élargie.

Tout un spectre de poésie

L’arc-en-ciel, on ne peut pas le toucher de la main ; il ne se trouve pas quelque part. C’est qu’il est, non pas un être individué, mais l’effet de la rencontre de gouttes d’eau et de la lumière du soleil. Pour Lola Abba, il en va de même. Elle n’est pas un être dont Char aurait, dans un texte, dressé le portrait : elle est l’effet d’une procédure. C’est pourquoi elle apparaît à plusieurs reprises, mais toujours au singulier. Du phénomène Lola Abba les occurrences se superposent plutôt qu’elles ne s’additionnent.

René Char affirme que Lola Abba et une certaine Françoise de M., autre figure qui le hante, sont une seule et unique « hôtesse » apparue dans certaines conditions et qui donna lieu à « une assemblée de poèmes en un seul poème inextinguible »[10]. « L’acte est vierge, même répété[11] », martèle le poète. On pourrait dire la même chose de l’apparition poétique. Son spectre discret et discontinu déjoue l’opposition du singulier et du pluriel. C’est ce qui lui vaut le renouvellement de son intarissable étrangeté.

Dans un pastiche d’article de dictionnaire, Char qualifie de plurale la figure féminine en poésie. L’avantage de cet adjectif est qu’il concilie singulier et pluriel. L’arc-en-ciel est plural car, de sa nature une, procède une infinité de teintes :

  1. IRIS. 1° Nom d’une divinité de la mythologie grecque, qui était la messagère des dieux. Déployant son écharpe, elle produisait l’arc-en-ciel.

2° Nom propre de femme, dont les poètes se servent pour désigner une femme aimée et même quelque dame lorsqu’on veut taire le nom. […]

Iris plural, Iris d’Éros, iris de Lettera amorosa[12].

Ici l’apparition s’appelle Iris, l’arc-en-ciel en grec, car le regard disposé à la surprise de l’événement irise le monde et le fait s’épanouir. Variantes lexicales du même phénomène, Iris et Lola Abba sont la femme dont l’intervention rêvée paraît vérifier l’ouvrage poétique en voie d’accomplissement. Alors il faut dire merci pour cette unification qui ne subjugue pas ce qu’elle unifie mais sublime la pluralité dont elle s’offre comme le principe : « Merci d’être, sans jamais te casser, iris, ma fleur de gravité. Tu élèves au bord des eaux des affections miraculeuses […], tu permets que toutes les fenêtres reflétées ne fassent qu’un seul visage de passion […][13]. »

Si Lola Abba n’existe pas pour de vrai, elle n’en paraît pas moins sur fond de vérité. Son apparition plus véridique que véritable, Char la mentionne encore lorsqu’il évoque Madeleine, figure inspirée d’un tableau de Georges de La Tour[14]. Le poète raconte que, dans le métro parisien, le soir qui suivit l’écriture de « Madeleine à la veilleuse », il fut accosté par une femme déclarant s’appeler Madeleine[15]. Précédemment, on a vu deux occurrences de Lola Abba : au cimetière, et dans le parc de la maison parentale ; de Madeleine, on en dénombre trois : une vue chez le peintre lorrain, vision colorée surgissant des ténèbres caravagesques ; une trouvée l’après-midi même, sur la page du poète travaillant à son texte ; une rencontrée le soir, dans les couloirs du métro. Or, combien de Madeleine et combien de Lola Abba ? Une seule, et c’est toujours la même.

Comme la triple Madeleine, la double Lola Abba est une dans sa répétition. En outre, aucune de ses apparitions n’est le modèle et aucune la copie d’une autre. L’imaginaire poétique ne relève pas de la représentation. Avec Madeleine ou Lola Abba on en est toujours au premier matin du monde. On renoue sans cesse avec l’origine « inextinguible ». Aussi, une certaine temporalité chronologique est abolie. La fleur plurale ne fait que se montrer et elle ne se montre que toute entière. Elle ne demeure pas quelque part en dehors de ses phases variées. Pareille au phénix, elle se réitère. Tout comme l’iris plural entièrement présent en chacun de ses pétales, Madeleine se manifeste pleinement en chacune de ses survenues. Et elle le fait en dépit de la causalité. Elle se présente « de façon […] antiphysique » : en contradiction avec le réalisme courant qui postule qu’un être, s’il apparaît plusieurs fois en différents lieux, doit avoir une trajectoire à travers les minutes et les années ; lorsqu’il n’est pas visible, il doit être occulté. Mais le spectre n’est concevable qu’entièrement en vue ; il n’a qu’une seule face, et ne fait que la présenter ; il est mystérieux sans détenir de secret par-devers lui.

Devant France Huser, Char évoque un troisième cas d’efflorescence plurale à la limite de l’hallucination. C’est une Gitane rencontrée pendant l’occupation allemande. Le récit est plus elliptique que jamais, car à peine le poète a-t-il aperçu la femme dans une ruelle – à peine a-t-il eu peur pour elle, puisque les Allemands persécutaient les Gitans – qu’elle et lui se retrouvent amants dans une cachette[16]. Certes, la gitane est moins évasive que Lola Abba et que Madeleine, mais le miracle opère dans le même défaut patent de causalité.

Enfin, il faut s’arrêter sur le cas de Françoise de M. Comme Char le raconte à France Huser, la figure d’Artine, nommée plusieurs fois au cours de son œuvre, résulte de la coalescence de Lola Abba et de cette Françoise de M. que Char jeune homme avait rencontrée sur un hippodrome qu’il fréquentait « comme une terre magnétique »[17]. Plus tard, Françoise s’étant mariée, le titre Ralentir travaux, donné à un recueil écrit en collaboration avec Éluard et Breton, lui vint « sur la route de Caumont-sur-Durance, à quelques mètres de sa demeure »[18]. Françoise est oraculaire. Elle fait signe à celui qui poétise. Olivier Belin affirme que « l’oracle, dans le texte de Char, vient récompenser le poète pour un texte antérieur »[19]. Précisons cependant que le hochement de tête de la divinité n’a rien d’un remerciement personnel. Qui remercierait qui, en effet ? L’invention vraie est à elle-même son propre remerciement. Lola Abba, c’est une écriture qui se scelle sous la forme d’une signature où, à la fois, elle s’annonce à l’enfant et se récapitule sous la plume du septuagénaire. De plus, l’activité poétique qui déclenche l’apparition n’est pas forcément littéraire ; elle est, dans le cas de la Gitane, surtout constituée par l’engagement du maquisard. Quoi qu’il en soit, voici comment apparaît le spectre. On agit et on parle, cela sonne juste, et alors paraît une figure qui est moins une réponse à ce qui précède, que le saisissement de ce qui se dit et se fait. Le monde se présente comme une face glorieuse. L’image n’est pas la rétribution d’un travail mais elle est le paraphe d’une forme de vie qui s’est trouvée. Plein de gratitude, on a soudain devant soi le « grand réel » : « L’accès d’une couche profonde d’émotion et de vision est propice au surgissement du grand réel. On ne l’atteint pas sans quelque remerciement de l’oracle[20]. »

Apparence flottant dans les airs, Lola Abba déroge à la causalité physique. Cependant elle est mieux qu’un leurre de l’imagination. Quel est ce « grand réel » dont elle semble la messagère. Pourquoi le poète le célèbre-t-il ? S’adressant à nous, de quel rapport entre le langage et le monde concret (cet autre du langage) la jeune fille témoigne-t-elle ?

La superstition du grand réel

Lola Abba naît du geste qui l’effectue. Elle ne précède pas l’écriture, mais elle lui est subséquente : par où elle échappe au réel du réalisme. Le texte poétique n’est pas la description d’un monde que Lola Abba habiterait, mais l’écriture engendre le monde dont Lola Abba est la cime brillante. Son spectre est l’épiphanie de ce qui se trouve en s’écrivant. « À la seconde où tu m’apparus, mon cœur eut tout le ciel pour l’éclairer. Il fut midi à mon poème. Je sus que l’angoisse dormait. » Cela, Char le note une nuit où il voit passer une étoile filante[21]. Or, Lola Abba n’est pas différente de l’apparition du météore. Quand la vision a lieu, l’étendue s’ouvre et les choses, au lieu de s’imposer comme des faits, s’offrent comme des fruits : « Les étoiles sont acides et vertes en été ; l’hiver elles offrent à notre main leur pleine jeunesse mûrie[22]. »

Les choses n’apparaissent pas à la façon d’objets cachés qui, un beau matin, se révéleraient : elles sont des fruits coextensifs à leur apparition. Une forme de vie s’instaure, où être au monde et être en acte sont équivalents. Le geste poétique (dont l’écriture est le paradigme) est alors ce par quoi il y a quelque chose plutôt que rien. Est-on éveillé ? Rêve-t-on ? Vittorio Sereni observe ceci : « Quand Char nomme la poésie il nomme le corps de la réalité[23]. » La réalité est ici le monde pris en charge par la parole et qui se constitue en corps qui voit, parle et agit. De son côté, le corps n’est pas une chose étendue préexistant à la parole, au regard et à l’action, mais il est ce qui, agissant, parlant et voyant, fait qu’il y a du monde au sens où, à la fois, il y a quelqu’un et il y a quelque chose avec quoi quelqu’un est en relation. Plus bas, voulant préciser sa pensée, Sereni cite une phrase de Maurice Blanchot : « L’image, dans le poème, n’est pas la désignation d’une chose, mais la manière dont s’accomplit la possession de cette chose. » Le monde est un fruit mûr. Aussi, cueillons-le.

Lola Abba n’est rien d’autre que notre attention aux choses, hypostasiée sous la forme d’une jeune fille. Produite dans la performativité du geste, elle ressemble à une tapisserie dont les motifs se noueraient de leur plein gré. Elle n’est pas aliénée par ce qui la précèderait et qui, par elle, serait représenté, mais elle s’enfante librement et comme dans le vide : « Orageuse liberté dans les langes de la foudre, sur la souveraineté du vide, aux petites mains de l’homme[24]. »

On a vu que Char appelait « communication » l’entrecroisement d’où procède ce monde sensible abritant une vie souveraine. De fait, le titre de « Madeleine qui veillait », où Char raconte son étrange rencontre dans le métro, est précédé de cette expression laissée à l’appréciation du lecteur : « Une communication ? » Quant au monde sensible, il est nommé le « grand réel ». Or, à ce grand réel et à cette communication, s’ajoute ce que Char nomme la « superstition ». Elle complète le trépied de Lola Abba. Cependant, de la superstition, la connotation surréaliste ne doit pas nous induire en erreur. Olivier Belin le signale : Char, dès la réédition de 1945 du Marteau sans maître, biffe les allusions à la voyance et à l’astrologie qui figuraient dans l’édition d’avant la guerre[25]. Avec son héritage de religiosité romantique, le surréalisme est considéré par le Char de la maturité comme appartenant à la préhistoire de sa poésie. Dans « Madeleine qui veillait », il avoue ceci : « Le souvenir de la quête des énigmes, au temps de ma découverte de la vie et de la poésie, me revient à l’esprit. Je le chasse, agacé. » Le poète n’en continue pas moins d’user d’un vocabulaire surréaliste, pour en détourner le sens.

Dans le premier Manifeste du surréalisme (1924), André Breton prenait la défense d’une superstition où l’imaginaire ne connaîtrait pas d’entraves[26]. En quel sens René Char va-t-il désormais employer ce terme ? Sa superstition sera le mouvement d’émergence dont Lola Abba est l’emblème et dont le grand réel est, en quelque sorte, le cri de ralliement.

À l’énoncé 94 des Feuillets d’Hypnos, après la mort au combat d’un camarade, un orvet se glisse entre deux rochers. Une telle vision, Char la qualifie de superstitieuse : « La disparition de Lefèvre, tué la semaine dernière, affleure superstitieusement en image[27]. »

Georges Mounin a commenté l’emploi, par René Char, du mot superstition[28]. Elle est étymologiquement une survivance. Elle est l’acte de continuer (super-) à se tenir debout (stare). D’ailleurs un tel sens, axiologiquement neutre, de coutume qui perdure, demeure en anglais. Cependant, sous la plume de Char, la superstition est moins une survivance qu’une naissance perpétuellement actualisée. Une genèse a lieu, genèse qui, réagissant aux injures du temps, en est l’œuvre inversée. Dans le passage suivant, le poète parle, non pas de poésie, mais d’art, mais cela revient au même, poésie et art étant, chez lui, dans un rapport de métonymie : « L’Art ignore l’Histoire mais se sert de sa terreur. Les événements de notre existence, le banditisme des sociétés, font l’amas de décombres et de fer qui assure ses fondations[29]. »

Lola Abba est superstitieuse en ceci qu’elle surgit sur fond de désolation. Bien que s’écrivant sur une pierre tombale, elle est saine et sauve. Ce qui, en elle, est inversé, c’est la temporalité chronologique de l’érosion et de la destruction, temporalité qui est celle des physiciens réalistes promoteurs de la causalité. L’apparition superstitieuse de Lola Abba est un crépuscule changé en aube. Chez Georges de La Tour, Madeleine dans sa fleur tenait un crâne sur ses genoux quand elle rêvait. Lola Abba, de son côté, « affleure en image » parmi les tombes. Et comme si jeunesse et vieillesse pouvaient tout à coup s’intervertir, c’est un poète au soir de sa vie qui suscite le plus nettement l’adolescente manifestation. Or ce monde de superstition, bondissant depuis l’aval pour aller dire merci à la source, c’est le « grand réel ». Loin d’y être occultée, la catastrophe s’y retourne évidemment comme un sablier. Voici donc, réduit à sa plus simple expression, le mécanisme du grand réel : « Toute vie qui doit poindre/Achève un blessé[30]. »

Cela ne se déroule pas mais cela point. La flèche du temps réaliste s’affole. Cependant, l’emploi du mot superstition est aussi un pied-de-nez au progressisme. Voyons à présent quel rapport la vision si peu réaliste de Lola Abba entretient avec l’histoire, science des faits.

Apparitions soudaines contre méandres de l’histoire

La poésie témoigne contre une causalité réduisant l’événement à la conséquence d’un état antérieur du monde, mais elle témoigne aussi contre l’histoire au sens moderne du terme, histoire téléologique qui prétend justifier le présent par l’avenir. Pour Char, lecteur de Nietzsche, la force du temps qui s’écoule n’est décidément pas le moteur d’une réalisation de l’esprit :

Il n’y a pas de progrès, il y a des naissances successives, l’aura nouvelle, l’ardeur du désir, […] le consentement des mots et des formes à faire échange de leur passé avec notre présent commençant, une chance cruelle[31].

De fait, Nietzsche, que Char appelle un de ses « deux porteurs d’eau » (l’autre étant Baudelaire), a été lu et relu par le poète[32]. Or, le penseur de l’éternel retour n’a cessé de s’inscrire en faux contre l’optimisme progressiste. Marc de Launay écrit ceci à propos du surhomme nietzschéen :

L’éternel retour est la loi générale qui rend compte de la périodicité des flux énergétiques. Le surhumain consiste à vivre en sachant que l’existence est sans autre justification ou finalité, et néanmoins en prenant part au processus qui précipite une décadence au profit d’une irruption nouvelle[33].

Le temps n’est pas un cours qu’il s’agirait de suivre ou d’anticiper. Le présent du poème ne vient ni après, ni en conséquence du passé, mais, toujours premier, il se substitue brutalement à ce qui est en train de tourner au passé, de sorte qu’on en est toujours à la même présence à demeure, à la même naissance réinitiée et poignante. Ainsi la forme qui surgit, et qui est la présentation de la présence, ni ne vient de nulle part, ni ne va nulle part. Comme l’écrit Serge Velay commentant Char, l’« événement n’est pas rattaché à un passé […], pas plus qu’il n’est lié à une cause ou qu’il ne s’inscrit dans une histoire[34]. »

Pourvu qu’il soit poétiquement vécu – pourvu qu’il soit l’occasion, ou la « chance cruelle », d’un geste souverain, chaque instant est à la fois ultime et premier. Telle est, en tout cas, « l’éternelle genèse » du poème dont parle Maurice Blanchot[35]. Aussi le poète, jouant sur les mots, peut-il opposer au progrès historique préconisé par les Lumières, l’insistante superstition poétique. Ne basculant pas progressivement dans le passé, cela fait retour. C’est une temporalité à boucle. Renouvelée par le geste de son apparition, la présence est aussi une constante mise en demeure. Lola Abba ne trépasse pas. Chatoyante et une, elle reste plurale.

Dans ces conditions, il n’y a pas grand-chose à raconter. Pour nous qui n’allons nulle part, chaque instant n’est pas un maillon dans une chaîne à parcourir. Le présent et l’avenir ont une consistance, mais en tant que modes de l’inextinguible présence. Au présent renouvelé par le geste poétique les deux dimensions du passé nostalgique et de l’avenir désirable donnent sa profondeur : « Le présent-passé, le présent-futur. Rien qui précède et rien qui succède, seulement les offrandes de l’imagination[36]. » Et Lola Abba, jeune fille bien vivante qui, en dépit de la chronologie, se superpose à une morte, est une offrande. C’est l’imagination qui l’offre, et elle, en retour, offre sa souveraineté à l’imagination. Pour elle, le présent ne succède pas au passé comme la mort à la vie, mais c’est le contraire. La vie survient superstitieusement en prenant en charge le passé et en l’animant. Mue par le désir et la nostalgie, l’écriture fait surgir ce qui sommeillait, à peine lisible, dans la pénombre. Lola Abba, spectre plusieurs fois réactivé, est la métaphore d’une présence dont la condition est une joie aiguillonnée par un regret. Parce que je regrette, je désire ; et parce que je désire, je fais le geste par lequel je deviens sujet de cette vie « qui doit poindre ». Ainsi fait irruption un monde où parler et agir.

Or, la constante renaissance du spectre implique une théorie du signe souverain qui marque encore un écart entre Char et le surréalisme. Ce que nous voulons comprendre à présent, c’est ce qui distingue Lola Abba des fantômes chers à André Breton.

Mystère pur de Lola Abba

Pour l’auteur de Nadja, la déambulation urbaine permettait de récolter des signes qui, mis bout à bout, fourniraient la trame du texte à venir. D’où cette phrase prise dans Le Surréalisme et la Peinture : « Je n’écris pas ce que je croyais penser[37]. » Ce n’est pas l’individu André Breton qui est aux commandes. Tout se passe comme si cela s’inventait tout seul, selon son propre dynamisme, indépendamment des déterminations qui pèsent sur la personne de l’écrivain. Le « hasard objectif » prôné par Breton fonde une poésie de la rencontre des mots, des êtres et des choses, rencontre dont l’écriture fait son miel. Nous ne sommes alors pas si loin de la « communication » selon Char. Cependant, à l’occasion d’une telle écriture d’où l’auteur affecte de se retirer, quelque chose s’exprime, que Breton assimile à l’esprit hégélien.

Breton est hégélien en ceci qu’il admet un au-delà subjectif (mais non pas individuel) de l’écriture, au-delà qui se réaliserait dans l’écriture et dont l’image surgissant au détour d’une phrase ou au coin d’une rue serait le prodrome[38]. « L’Homme à la clarinette » de Picasso, écrit-il par exemple, « subsiste comme preuve tangible de ce que nous continuons à avancer, à savoir que l’esprit nous entretient obstinément d’un continent futur […][39]. » Le sujet est décidément en voie de réalisation : on a toutes les raisons d’être optimiste. « Rien de ce qui nous entoure n’est objet, tout est sujet », s’enthousiasme Breton[40].

Pour le concepteur du surréalisme, la poésie est le sensorium d’une instance dont les temps historiques sont à la fois le lieu d’oppression et la scène de l’expression convulsive. Quant à la pratique scripturale, elle jette une lumière crue sur ce qui était enfoui. Un secret est à déchiffrer, une clé à trouver, un prisonnier à élargir. Cela conduit un commentateur de Breton à parler d’un « Grand Objet » situé au « cœur du réel opaque, énigmatique[41]. » De fait, il est arrivé à Breton de regarder « l’intuition poétique » comme « le fil qui remet sur le chemin de la Gnose, en tant que connaissance de la Réalité suprasensible[42]. »

Donc André Breton est à l’affût de certains fantômes significatifs. Toutefois, ces derniers diffèrent de ceux aperçus par René Char. Les fantômes de Breton supposent en effet le point de fuite d’un horizon historique tandis que ceux de Char affichent leur présence absolue. Nietzsche récusait en ces termes la phénoménologie de l’esprit : « On a appelé par dérision » l’interprétation « hégélienne de l’histoire la marche de Dieu sur la terre »[43]. Or, pour Char, ou bien le divin est immanent, ou bien il n’est pas : « Nul dieu à l’extérieur de nous[44]. » Aucun message à décrypter. Lola Abba sera un spectre de plein air et non pas une de ces larves effrayantes qui amusaient tant les jeunes surréalistes. À France Huser, Char répondra donc :

Le merveilleux, dites-vous ? Dans le sillage de Melmoth ? Non. Ce merveilleux est trompeur, il a un aspect sévère et ne pose pas les devoirs-énigmes. Il n’a pas de superstition. Il est, tels les yeux battus, entièrement sous la coupe du poème[45].

Lola Abba ne reporte pas notre libération à force de nous la promettre. Faisant superstitieusement signe en sa compagnie, on connaît l’« audace d’être un instant soi-même la forme accomplie du poème », puis le « bien-être d’avoir entrevu scintiller la matière émotion instantanément reine »[46]. Avouons néanmoins que le style de signification de Lola Abba est déconcertant. Nous avons dit en effet que, dans son cas, l’apparition ne relève pas d’une économie réaliste : elle n’est pas l’apparition de quelque chose. La signification de Lola Abba est grammaticalement sans objet. Le spectre signifie, cela n’est pas douteux, mais il ne signifie rien (de spécial). Il n’est pas un signe faisant rebondir sur lui notre attention afin de la conduire autre part. Il ne fait pas signe vers quelque chose qui se situerait hors du champ actuel de notre vision. Il se contente (mais là est justement son mérite) d’éveiller l’attention, d’accomplir la présence au sein de ce présent en acte où le monde est en train de se former et où notre geste est mis en demeure de s’inventer. « L’œuvre non vulgarisable, en volet brisé, n’inspire pas d’application, seulement le sentiment de son renouveau[47]. » Le signe n’est pas inféodé à ce vers quoi on pourrait supposer qu’il fait signe : la souveraineté de la pratique poétique veut que le signe ne s’applique à rien, comme le souligne Char. Le signe souverain n’est pas le préambule à la libération d’un sujet déjà sur la voie de son expression. Dans le grand réel, tout se montre pleinement en tant que ce qu’il doit être : « Le dessein de la poésie étant de nous rendre souverains en nous impersonnalisant, nous touchons, grâce au poème, à la plénitude de ce qui n’était qu’esquissé par les vantardises de l’individu[48]. »

Lola Abba n’annonce rien, ne rappelle rien, aussi elle n’est pas interprétable. Pour trouver sa justification, elle ne requiert aucune clé des songes. Manifestation totale, et donc manifestation de rien de plus que ce qui se manifeste déjà, elle est ce mystère qui n’appelle que son renouveau. Car, pour qu’il y eût signe de quelque chose, il faudrait que tout ne soit pas encore manifesté. Quand le printemps est entièrement là, pourquoi l’hirondelle l’annoncerait-elle ? Dans un texte consacré à Rimbaud, Char écrit :

La vraie vie, colosse irrécusable, se forme dans les flancs de la poésie. Cependant l’homme n’a pas la souveraineté (ou n’a plus, ou n’a pas encore) de disposer à discrétion de cette vraie vie, de s’y fertiliser, sauf en de brefs éclairs qui ressemblent à des orgasmes[49].

L’image est donc vraie d’une vérité qui ne tient pas à l’adéquation entre signe et ce vers quoi il est fait signe. C’est pourquoi elle saisit d’un seul coup, comme un orgasme.

Maurice Blanchot a proposé une lecture de « La Bête innommable ». René Char, dans ce poème, s’inspirait d’une autre apparition, cette peinture de Lascaux qui figure un animal parfois surnommé « la Licorne » parce qu’il arbore sur son front deux cornes rectilignes et parallèles : mais on serait bien en peine de déterminer réellement son espèce. À son propos, donc, l’auteur de Thomas l’Obscur se rappelle une phrase d’Héraclite sur l’oracle de Delphes, oracle qui indique, ou encore fait signe[50]. Blanchot écrit ceci : « Le terme “indique” fait ici retour à la force d’image et fait du mot le doigt silencieusement orienté, l’index dont l’ongle est arraché et qui, ne disant rien, ne cachant rien, ouvre l’espace[51]. » Comme l’image de Lascaux ne désigne aucun animal et, par-là, ne peut qu’étonner le spectateur, ainsi Lola Abba ouvre l’espace où le geste à accomplir ne sera mis au service d’aucun projet qui lui serait extérieur. Comme si les signes ne devaient effectivement rien désigner, Lola Abba reste en suspens.

Lola Abba rend attentif sans rien faire attendre ; elle fait désirer sans convoitise, regretter sans trace d’amertume. Loin d’être le symptôme d’une aliénation, ce spectre délie.

Un fantôme contre la technique

Restent à examiner les motivations idéologiques de la dilection de Char pour les spectres. Les particularités de l’apparition poétique ne sont pas étrangères à une posture antimoderne consistant à soutenir que religion chrétienne, science moderne et totalitarisme politique ont en commun, pour le plus grand malheur de l’humanité, une conception transitive du rapport au monde. Cette transitivité asservirait, avilirait, empêcherait d’habiter poétiquement le monde[52]. De même que la transcendance chrétienne impliquerait un statut du monde sensible dégradé par rapport au divin extérieur au monde, de même le succès massif des technosciences et la pratique stalinienne ou totalitaire de la politique auraient fait, de ce que nous avons sous la main, des moyens valant pour autre chose qu’eux-mêmes[53]. Or, aux yeux de Char, les fins lointaines (et non pas les charmants spectres féminins) sont de vaines chimères : « Comment la fin justifierait-elle les moyens ? Il n’y a pas de fin, seulement des moyens à perpétuité, toujours plus machinés[54]. »

Il n’y a que des moyens : que des gestes dont la valeur dépend de leur proximité avec ce qui s’accomplit en eux. Ainsi, le geste le plus poétique est un moyen « à perpétuité » en ceci que ce qui se réalise en lui n’est pas du tout séparable de la forme qui, sous la main, apparaît. Donc Lola Abba, contrairement à Nadja chez André Breton, n’est pas une âme errante. Elle est cette jeune fille à laquelle l’enfant ouvre la porte, et elle est cet accueil. C’est pourquoi sa poésie ouvre l’espace. Elle n’ouvre pas un espace où la forme, par la suite, viendrait s’installer comme on emménage dans un appartement vacant. La poésie est l’ouverture de la forme. Elle est, si on peut dire, la formation de la forme, laquelle n’a d’autre réalité que son déploiement en acte. La forme est, au fond, toujours en train de s’ouvrir, toujours en train d’éclore et de s’épanouir. Ni dans l’intellect divin, ni dans les limbes elle ne préexistait à un quelconque passage à l’acte où, le moment venu, elle se ferait voir : « La poésie est ce fruit que nous serrons, mûri, avec liesse, dans notre main au même moment qu’il nous apparaît, d’avenir incertain, sur la tige givrée, dans le calice en fleur[55]. »

Un tel propos de Char est à rapprocher de celui de Heidegger, lorsque ce dernier dénonce la modernité techniciste qui oblitère notre être au monde et fait des choses qui devraient apparaître des objets ou bien dont on se sert, ou bien qu’on néglige :

Les productions informes de la technique viennent s’intercaler devant l’ouvert de la pure perception. Les choses qui, jadis, grandissaient dans le calme, ont tôt fait de disparaître. À travers l’objectivation, elles ne peuvent plus montrer ce qu’elles ont de propre[56].

Et, dans le même texte, Heidegger ajoute ces mots par lesquels sont assimilés l’arraisonnement techniciste de la nature et la réduction de la politique à un ensemble de procédures techniques destinées à gouverner la Cité : « La science moderne et l’État totalitaire constituent, en tant que conséquence nécessaire du déploiement essentiel de la technique, en même temps sa suite[57]. »

Quand Lola Abba fait signe, il ne faudrait pas qu’ayant remarqué son signe on se détourne de lui pour porter son regard vers ce qui est désigné par lui. L’intérêt du poète pour l’apparition n’est pas fonction d’une teneur allégorique qu’il y mesurerait. Poétiquement accueillie, Lola Abba n’a pas vocation à conduire au-delà d’elle-même. C’est ce qui fait d’elle un spectre en bonne santé mentale : elle n’entraîne personne dans une divagation herméneutique. Sa signification n’est l’amorce d’aucun cheminement de signe en signe. Lola Abba fait signe ; alors elle paraît : c’est tout. Et il faudrait laisser tous les êtres se manifester ainsi.

L’esthétique de Char est apparentée à celle de Heidegger, à ceci près que Char ne semble pas croire que le rapport d’immanence au monde pour lequel il milite ait jamais été à l’ordre du jour dans aucune société humaine. L’empire de la poésie reste un « vœu de l’esprit[58] ». Ce dont l’auteur des Feuillets d’Hypnos se prend à rêver, c’est une forme de vie échappant non seulement aux technosciences, mais même, à la limite, aux techniques les plus rudimentaires. La souveraineté qu’il appelle de ses vœux serait à ce prix. Allumer un feu en entrechoquant deux pierres est, en toute rigueur, déjà un abus. Il faudrait que les pierres se heurtent d’elles-mêmes, faisant aux hommes le don de leurs étincelles : « Merveilleux moment que celui où l’homme n’avait nul besoin de silex, de brandons pour appeler le feu à lui mais où le feu surgissait sur ses pas, faisant de cet homme une lumière de toujours et une torche interrogative[59]. »

Char n’entend pas revenir en arrière. Son moment poétique s’esquisse hors de l’histoire, à l’époque rêvée d’avant tous les commencements. Dans ses Œuvres complètes, le poème où Lola Abba est nommée s’intitule « La Manne de Lola Abba ». Or, voici le passage de la Bible où il en est question de la nourriture donnée par Yahvé aux Israélites : la « couche de rosée une fois évaporée, apparut sur la surface du désert quelque chose de menu, de granuleux, de fin comme le givre sur le sol » (Exode, 16, 14). Cette manne que Char emprunte à l’Ancien Testament est une granulosité qui, au matin, devient visible. Elle s’écrit d’elle-même à la surface, non pas du sol aride comme dans l’Exode, mais d’une pierre tombale. De même que, pour se nourrir de la manne, on n’a, dans la Bible, ni à cultiver la terre, ni à faire cuire le fruit de sa cueillette, de même, chez René Char, la manne devient directement le corps qui parle et agit, la vie qui s’invente, le cadeau qui se donne et se reçoit. Aucune médiation technique n’est requise. Quelque chose est surpris dans le dénuement de son principe.

Lorsqu’il combattait dans le maquis, Char fit comme si une vie souveraine était à portée de main, et comment ne pas lui donner raison ? Le spectacle offert par l’humanité avait de quoi décourager mais « ceux qui aiment la poésie savent que ce n’est pas vrai, en dépit des apparences et des preuves étalées »[60]. Lola Abba, jeune fille que, tout d’abord, on pense morte, et qui, ensuite, se présente vivante, est emblématique d’une « superstition », d’un état à la fois fragile et soulevé du monde, où les êtres qui apparaissent valent par eux-mêmes.

– Mais enfin elle n’existe pas, elle n’est qu’une illusion due à l’imagination du poète !

– « Obéissez à vos porcs qui existent. Je me soumets à mes dieux qui n’existent pas[61]. »

À bon entendeur, salut. Flamme sans origine assignable et de destination inconnue, Lola Abba brille hors de toute justification car la preuve, en définitive, c’est elle.

Lola Abba est tissée de désir. Si l’on se demande qui est fou et qui est en bonne santé, alors la question est moins de savoir si la rencontre de Char enfant avec Lola Abba eut vraiment lieu, que celle-ci : sommes-nous capables, notre vie durant, de regarder en face le spectre de notre désir ?

Frédéric Roussille,
docteur en Langue et Littérature françaises

Bibliographie

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Bio-bibliographie

Enseignant les Lettres classiques dans le Secondaire et chargé de cours à l’Université, Frédéric Roussille a consacré sa thèse à l’image chez René Char et des publications à Larbaud, Beckett, Giraudoux, à la peinture, enfin aux notions de traces, de silhouette et d’écriture. Pendant plusieurs années, en Études visuelles à Toulouse Jean-Jaurès, il a mis en relation des textes littéraires, philosophiques ou scientifiques, et la peinture, le cinéma et l’urbanisme pratiqués par les sociétés à une époque donnée. Face à une œuvre, sa démarche consiste à demander non pas ce qu’elle dit ou ce qu’elle veut dire, mais si on peut lui supposer une subjectivité pour que son intelligibilité se réalise. Il travaille donc sur ce qu’on pourrait appeler les processus de subjectivation.

Notes

[1] « Éros suspendu » dans René Char, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1983, p. 403.

[2] René Char, Dans l’atelier du poète, Paris, Quarto Gallimard, 1996, édition établie par Marie-Claude Char, p. 159-160.

[3] Marie-Claude Char (Dans l’atelier du poète, op. cit., p. 971-972) présente des extraits de l’entretien tel qu’il fut d’abord publié dans Le Nouvel Observateur.

[4] Nous citons ici Sous ma casquette amarante dans René Char, Œuvres complètes, op. cit., p. 832, mais, à quelques détails typographiques près, ce texte reprend la présentation de « La Manne de Lola Abba », id., p. 25.

[5] Olivier Belin, René Char et le surréalisme, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2011, p. 393.

[6] René Char, « Partage formel » dans Œuvres complètes, op. cit., p. 160.

[7] Id., Sous ma casquette amarante, p. 821.

[8] Id., « Lombes », p. 518.

[9] Id., « Partage formel », p. 159.

[10] Id., Sous ma casquette amarante, p. 834.

[11] Id., Feuillets d’Hypnos, p. 186.

[12] Id., Lettera amorosa, p. 346-347.

[13] Ibid.

[14] George de La Tour, Madeleine pénitente, c. 1640, Paris, Musée du Louvre.

[15] René Char, « Madeleine qui veillait » dans Œuvres complètes, op. cit., p. 663.

[16] Id., Sous ma casquette amarante, p. 834.

[17] Id., p. 833-834.

[18] Ibid.

[19] Olivier Belin, René Char et le surréalisme, op. cit., p. 582-583.

[20] Voir René Char, « Madeleine qui veillait » dans Œuvres complètes, op. cit., p. 663.

[21] « Le Météore du 13 août », id., p. 268.

[22] « Destination de nos lointains », id., p. 490.

[23] Vittorio Sereni, Sur « Feuillets d’Hypnos », Cahiers de L’Herne n° 15, mars 1971, p. 38. Nous soulignons.

[24] René Char, « La lune change de jardin » dans Œuvres complètes, op. cit., p. 269.

[25] Olivier Belin, René Char et le surréalisme, op. cit., p. 538.

[26] « Sous couleur de civilisation, sous prétexte de progrès, on est parvenu à bannir de l’esprit tout ce qui se peut taxer à tort ou à raison de superstition, de chimère ; à proscrire tout mode de recherche de la vérité qui n’est pas conforme à l’usage. » (André Breton Manifestes du surréalisme, [1962], réédition Folio Essais, 2018, p. 20.)

[27] René Char, Feuillets d’Hypnos dans Œuvres complètes, op. cit., p. 198.

[28] Georges Mounin, René Char et le langage, revue Europe, janvier-février 1988, p. 91.

[29] René Char, « Outrages » dans Œuvres complètes, op. cit., p. 651.

[30] « Toute vie… », id., p. 336.

[31] « Vieira da Silva, chère voisine, multiple et une… », id., p. 586.

[32] Voir respectivement René Char, « Baudelaire mécontente Nietzsche », id., p. 496, et Patrick Née, « Nietzsche ascendant », dans René Char et son siècle, collectif, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2009, p. 119.

[33] Marc de Launay, Nietzsche et la Race, Paris, Éditions du Seuil, 2020, p. 111.

[34] Serge Velay, René Char, l’éblouissement et la fureur, Éditions Olbia, Paris, 1998, p. 61.

[35] Maurice Blanchot, « La Bête de Lascaux », Cahiers de L’Herne n° 15, op. cit., repris dans René Char, Œuvres Complètes, op. cit., p. 1145.

[36] René Char, « Aromates chasseurs » dans Œuvres complètes, op. cit., p. 513.

[37] André Breton, Le Surréalisme et la Peinture, Gallimard, [1965], rééd. Folio Essais, 2006, p. 25.

[38] Breton cite Hegel dans Nadja, Gallimard, [1964], rééd. Folio, 1972, p. 188.

[39] André Breton, Le Surréalisme et la Peinture, op. cit., p. 17.

[40] Id., p. 56.

[41] Claude-Pierre Pérez, Les Infortunes de l’imagination, PUV, 2010, p. 223.

[42] André Breton, Du surréalisme en ses œuvres vives, dans Manifestes du surréalisme, op. cit., p. 172-173.

[43] Friedrich Nietzsche, Seconde Considération intempestive, De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, Paris, GF Flammarion, 1988, p. 148.

[44] René Char, « Dieux et mort » dans Œuvres complètes, op. cit., p. 520.

[45] Id., Sous ma casquette amarante, p. 832.

[46] « Étais », version figurant dans René Char, Dans l’atelier du poète, op. cit., p. 238.

[47] René Char, « Baudelaire mécontente Nietzsche » dans Œuvres complètes, op. cit., p. 496.

[48] « Le Rempart de brindilles », id., p. 359.

[49] « Arthur Rimbaud », id., p. 730.

[50] Σημαίνει est le terme employé par Héraclite, voir fragment B93 : « Le roi dont l’oracle est à Delphes ne dit ni ne cache. En revanche, il se manifeste par signes. » (Fragments, Éditions Findakly, 2014, p. 39). Ce qui fait l’intérêt d’un tel énoncé est l’emploi du verbe signifier, ou indiquer, sans complément d’objet.

[51] Maurice Blanchot, La Bête de Lascaux, dans Cahiers de L’Herne, René Char, op. cit., p. 56. L’image de l’index à l’ongle arraché vient de la préface que Char donna à Yves Battistini pour sa traduction d’Héraclite en 1948 : voir René Char, « Héraclite d’Éphèse » dans Œuvres complètes, op. cit., p. 720.

[52] « Char revendique une manière d’habiter le monde. […] Son rejet de la Technique est d’autant plus ferme qu’il établit, dans plusieurs poèmes, une filiation entre christianisme, science et totalitarisme. » (Eugénie Morin, René Char : Éthique et utopie, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 193.)

[53] Voir René Char, « Tous partis ! » dans Œuvres complètes, op. cit., p. 608.

[54] L’Âge cassant, id., p. 767.

[55] « Nous avons », id., p. 410.

[56] Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Tel Gallimard, 2002, p. 349.

[57] Id., p. 348.

[58] René Char, « Qu’il vive ! » dans Œuvres complètes, op. cit., p. 305.

[59] René Char, « Riche de larmes » dans Éloge d’une Soupçonnée, précédé d’autres poèmes, 1973-1987, NRF, Poésie Gallimard, 1988, p. 175.

[60] René Char, « Arthur Rimbaud » dans Œuvres complètes, op. cit., p. 728. Char parlait ici de fautes imputées à Vigny.

[61] « Contrevenir », id., p. 413.

L’incertaine réalité : Rêves, illusions et hallucinations

Revue Chameaux — n° 12 — mars 2021

Dossier

  1. Présentation du numéro

  2. Lola Abba, le spectre du grand réel

  3. L'appareil imaginaire : matière du cinéma bergmanien et refus du cadrage réaliste

  4. La grande ville et la merveille après les Surréalistes : Aux frontières de la réalité métropolitaine dans l’œuvre de Jacques Réda

  5. L'espion aux frontières du réel ou James Bond et l'au-delà

  6. Francis Bacon – David Lynch : Une plasticité du sensible

  7. Le jeune Christopher Nolan : Lecture merleau-pontienne de Following, Insomnia et Memento

  8. Quand le virtuel se substitue au réel : incertitude ontologique et dualisme numérique dans le jeu vidéo Enslaved : Odyssey to the West

  9. Rêves et voyages initiatiques dans la poésie d'Elizabeth Bishop

  10. L'Aventure du rêve – La Traumnovelle d'Arthur Schnitzler

  11. Dépasser les limites de la réalité : Entretien avec le réalisateur Martin Villeneuve

  12. Rêves, illusions, hallucinations chez Terry Gilliam : Le rêve comme refuge impossible

  13. Par-delà le mur de l'entendement : Valeur épistémique et fonctions narratives du rêve dans l’œuvre de H.P. Lovecraft

  14. La « Folie spirite » ou « Le délire hallucinatoire » : La littérature médiumnique féminine aux frontières du réel