Dépasser les limites de la réalité : Entretien avec le réalisateur Martin Villeneuve

Par Corentin Le Corre — L’incertaine réalité : Rêves, illusions et hallucinations

Martin Villeneuve est un auteur et cinéaste québécois. Au début des années 2000, il publie deux photos-romans intitulés Mars et Avril, pour lesquels il réalise lui-même une adaptation avec, entre autres, Robert Lepage, Jacques Languirand ou encore Caroline Dhavernas, lancée en 2012. Considéré comme l’un des premiers longs métrages de science-fiction québécois, le film fait le tour du monde en festival, mettant le jeune cinéaste en lumière et le projetant sur la scène californienne de TED, où il donne en 2013 une conférence intitulée « Comment j’ai réalisé un film impossible ». Depuis, il a réalisé trois courts métrages dédiés à sa grand-mère, Imelda, dans lesquels il s’essaye à la comédie en incarnant cette dernière.

Mars et Avril est et restera longtemps un film atypique dans la cinématographie québécoise. La science-fiction de Martin Villeneuve, frère cadet du cinéaste Denis Villeneuve, sort indéniablement de l’ordinaire ! Elle met en avant une technologie plus humaine, non destinée à servir un objectif belliqueux ou guerrier, mais principalement vouée à servir le bien-être des habitants ou son information. L’amour, la joie de vivre et la culture sont au cœur de la vie urbaine où l’on retrouve des bars bondés, des amoureux de musique et des arts visuels destinés à mieux comprendre l’âme humaine. Le corps et l’âme se rejoignent pour ne faire qu’un et la cosmologie devient le théâtre de joutes oratoires.

Huit ans après la sortie de Mars et Avril, nous avons souhaité revenir avec son créateur sur cette aventure mêlant l’humain aux planètes, le réel à l’imaginaire, la science au rêve. Que ce soit dans le processus créatif ou dans les thématiques traitées, le film trouve un écho particulier avec la thématique de ce numéro. Il est préférable d’avoir vu Mars et Avril avant de se lancer dans la lecture de cet entretien, qui fut réalisé au début octobre 2020, en visioconférence.

Martin Villeneuve

Chameaux Il vous a fallu sept années pour réaliser Mars et Avril, et ce pour un budget famélique[1]. Ce long métrage est considéré comme l’un des premiers films de science-fiction québécois, ce qui démontre une certaine difficulté à produire dans ce genre. Quel constat faites-vous quant à la place accordée au cinéma de genre au Québec et par rapport à votre propre expérience ?

Martin Villeneuve De ce que j’en connais, la place accordée au cinéma de genre au Québec est assez mince. Par nature, nous faisons des films tournés vers le passé, des comédies ou encore des drames historiques. Ce sont toujours des thèmes ou personnages en lien avec le passé, comme s’il y avait des affaires à régler avec ce dernier. Je n’ai rien contre, c’est bien que le cinéma puisse avoir cette fonction, mais personnellement, à un moment donné la répétition m’ennuie. J’ai fait des découvertes magnifiques avec ce cinéma, mais je me suis rapidement rendu compte que ce qui m’intéressait le plus dans la cinématographie québécoise, ce sont des points de vue originaux, des propositions qui sortent un peu de l’ordinaire. Je pense par exemple à des films comme Léolo[2] de Jean-Claude Lauzon, avec Ginette Reno – que j’avais trouvé extraordinaire, car il porte une part d’imaginaire et de poésie –, Au clair de la Lune[3] d’André Forcier, une mythologie surréaliste d’essence québécoise, La Face cachée de la Lune[4] de mon ami Robert Lepage, une fable poétique et lumineuse, ou encore, dans un autre registre, Les Bons Débarras[5] de Francis Mankiewicz, fruit d’une riche collaboration avec le romancier et dramaturge Réjean Ducharme qui est l’un de mes auteurs préférés, et Jésus de Montréal[6] de Denys Arcand, dont certaines scènes m’ont assez marqué pour y faire inconsciemment allusion dans Mars et Avril. Ces cinéastes avec une personnalité assez forte sont capables d’insuffler une vision. Au Québec, nous avons de très bons techniciens, mais les metteurs en scène qui possèdent une réelle vision doivent s’exiler pour parvenir à faire leurs films.

J’ai donc vu beaucoup de films québécois dans ma jeunesse, mais je me suis rapidement intéressé à d’autres filmographies, notamment au cinéma américain, parce qu’il y avait des films de science-fiction avec de plus gros moyens, des aventures qui me faisaient voyager. Il y avait aussi des productions très intéressantes en Europe avec des budgets plus modestes, je pense par exemple à Alphaville[7] de Jean-Luc Godard, à Playtime[8] de Jacques Tati, ou encore à Delicatessen[9] de Jean-Pierre Jeunet, des films réalisés avec une économie de moyens, mais qui parvenaient à créer tout un univers, tout un imaginaire. J’ai aussi eu la chance de grandir dans une famille où le cinéma et la bande dessinée occupaient une place importante, et ce dans différents registres. On a donc vu plein de films, mes frères et moi, quand nous étions enfants, et avons découvert des trucs fantastiques.

Chameaux Pourquoi, à votre avis, le cinéma québécois n’accorde-t-il pas plus de place à la science-fiction ?

Martin Villeneuve Je pense que c’est surtout une question de moyens. En fait, la science-fiction est souvent associée à des méthodes de production très coûteuses, c’est-à-dire à des effets spéciaux et des mécaniques de tournages compliquées à réaliser. De fait, les gens se bloquent automatiquement. Je me rends compte à quel point la maîtrise de certaines techniques est un frein pour beaucoup de créateurs parce qu’ils se disent qu’ils n’y connaissent rien en effets spéciaux. Ils sont intimidés à l’idée de tourner sur un fond vert parce qu’ils ne maîtrisent pas ces techniques. Dans mon cas, ça ne s’est pas passé de cette manière, notamment parce que, quand j’étais jeune, je lisais des tonnes de magazines comme Starlog[10], Cinefex[11], Fantastic Films[12] ou encore American Cinematographer[13]. Je lisais énormément à propos des effets spéciaux. Je me suis rapidement rendu compte à quel point ces revues ont été formatrices pour moi. Les techniciens de l’époque y expliquaient comment ils faisaient leurs effets spéciaux, c’était très détaillé techniquement. Il n’y avait pas encore internet, donc c’était par les magazines que passait le savoir, surtout dans un petit village isolé comme Gentilly où j’ai grandi. Puis, c’est souvent par leur biais qu’on découvrait les premières images des films, comme Return of the Jedi[14], Back to the Future[15], ou Indiana Jones and the Last Crusade[16], par exemple. Au fil des années, à force de lire à ce propos, j’ai fini par apprendre beaucoup de notions sur les effets spéciaux que plein d’autres personnes ne connaissaient pas. C’est comme devenu une seconde nature pour moi et c’est pour cela que ça n’a jamais été un frein.

L’autre chose qu’il faut savoir, c’est que je ne suis pas passé par la technique pour raconter Mars et Avril, c’était le contraire. Mon histoire impliquait des effets spéciaux, donc je me suis demandé comment la raconter le mieux possible, et c’est à ce moment qu’il a fallu trouver des solutions. C’est le thème du film qui a imposé la facture puis la façon de le traiter, et non l’inverse. Je n’avais pas comme désir, à la base, de faire de la science-fiction. Ça s’est imposé à moi.

Martin Villeneuve

Chameaux Votre film a beaucoup fait parler de lui et a traversé le monde, notamment dans les festivals. Avez-vous constaté, depuis sa sortie en 2012, un changement dans l’approche du cinéma de genre au Québec ? Est-ce que votre démarche a inspiré de nouveaux réalisateurs ou de nouvelles réalisatrices à se lancer dans la science-fiction ?

Martin Villeneuve Non, ça a plutôt eu l’effet inverse. Ici, les gens n’ont pas vraiment aimé Mars et Avril. J’ai dû faire les envois aux festivals internationaux moi-même, si bien que beaucoup de journalistes au niveau local et international en ont parlé, parce que c’était une sorte d’ovni qui ne laissait pas indifférent. Mais au Québec, le distributeur ne croyait pas au film et ne savait pas du tout quoi en faire, donc les gens ne sont pas allés le voir. Ce fut un choc pour moi de constater qu’il y avait une certaine résistance à mon film au Québec, alors qu’à l’étranger on l’accueillait généralement comme une réussite. Pendant deux ans, j’ai voyagé en Europe, en Asie et aux États-Unis avec Mars et Avril, en festivals. Partout, les salles étaient pleines et on trouvait la proposition excitante : le fait qu’il s’agisse d’un film de science-fiction québécois dépourvu de violence, réalisé sans grands moyens, mais avec une facture visuelle étonnante, ça interpellait les cinéphiles et les médias. Les critiques internationales comme Variety, Screen Daily et io9 étaient enthousiastes. Plus tard, ma conférence TED[17] a permis au film de finalement être vu en ligne, chose que j’essayais de mettre en place au Québec avec le distributeur, mais ce dernier n’a pas su saisir l’occasion. Il ne connaissait même pas TED, ce qui démontre à quel point il y a encore des étapes à franchir au Québec pour que les gens se rendent compte de certaines évidences et opportunités pour exporter nos films. Heureusement, comme j’avais conservé les droits d’exploitation internationaux, j’ai pu vendre des licences à d’autres distributeurs afin qu’ils puissent diffuser Mars et Avril sur des plateformes comme iTunes ou Amazon, et c’est à ce moment-là que le film s’est mis à être vu et à trouver plus largement son public. J’ai même pu retourner un chèque à tous les membres de mon équipe qui avaient travaillé en différé, du jamais vu ici. On peut donc parler de réussite artistique et commerciale, mais chez moi, on ne l’a pas perçu de cette manière. C’est comme si les rares Québécois qui ont vu le film ne s’y reconnaissaient pas ; son ton « bédéesque » et l’aspect poétique les ayant sans doute rebutés. Plutôt que de reconnaître ses qualités et son rayonnement, certaines personnes ici l’ont carrément détesté, sans lui donner sa chance en salle ni prendre le temps de mettre les choses en perspective, comme s’il s’agissait d’une grosse production hollywoodienne que l’on pouvait démolir. Sans parler du très mauvais travail de distribution locale qui n’a pas aidé. Il a fallu le regard des Américains et de TED pour mettre en valeur le processus et son résultat. Nul n’est prophète en son pays, comme on dit.

Ceci dit, je pense honnêtement que personne ne va reproduire l’exploit au Québec, et je ne dis pas ça pour me jeter des fleurs. J’ai surmonté énormément de contraintes et d’obstacles pour que ce film se fasse et à mon avis, il n’aurait jamais vu le jour s’il n’y avait pas eu un certain nombre d’anges gardiens sur mon chemin, ou encore de petits miracles. Donc je doute fort que quelqu’un puisse répéter un tel processus avec succès. De plus, il y avait un certain timing pour Mars et Avril : je suis arrivé à un moment où les sociétés d’effets visuels se développaient à Montréal. Tout à coup, mon projet permettait à ces compagnies d’explorer de nouvelles façons de tourner. En plus, j’arrivais avec un plan de tournage très précis sur lequel j’avais planché durant plusieurs années.

Quand je pense au film sur le long terme, je me dis qu’il vieillit assez bien. Ça fait huit ans qu’il est sorti et on m’en parle encore, la preuve avec cet entretien. Ce n’est pas le cas de tous les films. Il y en a dont on parle pendant deux semaines, un mois, puis qui tombent dans l’oubli. Je n’ai pas l’impression que ce sera le cas pour Mars et Avril. C’est un objet étrange et atypique, j’en conviens, mais je pense qu’il a sa place dans le paysage cinématographique québécois. C’est sûr que quand on travaille aussi longtemps sur un projet puis qu’on y met toute son âme et sa passion, on veut que les gens l’aiment. Mais ce ne sont pas des choses qu’on peut commander et je ne pense pas qu’il faille en vouloir aux spectateurs d’aimer ou non une telle proposition qui sort des sentiers battus. Robert Lepage m’avait averti quand on a commencé à travailler sur le film, en me disant qu’il allait être vu et apprécié partout sur la planète sauf au Québec. C’est d’ailleurs comme ça qu’a débuté sa carrière. Au début, il y avait une résistance énorme autour de ses pièces ici. Puis, quand il s’est mis à réussir à l’international, on a commencé à lui faire une place. Le Québec est une drôle de bulle pour ça.

Chameaux On peut retrouver un phénomène similaire en France. De nombreux réalisateurs ou réalisatrices de genre français partent aux États-Unis ou ailleurs pour produire leurs films, qu’ils finissent par tourner en langue anglaise. Est-ce que l’expérience qui fut la vôtre au Québec et le retour quelque peu frileux du public québécois vous inciteraient à produire vos prochains projets ailleurs ?

Martin Villeneuve Bonne question. C’est certain que la barrière de la langue, dans mon cas, a été une sorte d’obstacle parce que, si le film avait été tourné en anglais, il aurait eu un destin différent. Ceci dit, je ne pouvais pas faire autrement que de tourner dans ma langue d’origine pour avoir certaines aides du gouvernement. C’était donc une contrainte, à la base, mais ça a pu contribuer au charme du film. Si je l’avais tourné en anglais, Mars et Avril aurait été un film de science-fiction parmi tant d’autres. Le fait qu’il s’agisse d’un des premiers films de science-fiction québécois l’inscrit dans quelque chose de spécial. Ça lui donne un cachet unique. De fait, je ne regrette pas ce choix, mais la leçon que je retiens, c’est que quelle que soit la langue dans laquelle vous tournez, vous investissez les mêmes efforts. Ça prendra le même nombre d’années et les mêmes difficultés, sauf qu’au final, votre film sera beaucoup plus vu s’il a été tourné en anglais. Il est donc certain que je miserai plus sur l’anglais pour mes projets futurs, même si je suis fier de mes origines.

Ma façon d’embrasser cette fierté a été de réaliser un court métrage hyper simple sur ma grand-mère, Imelda, complètement dépourvu d’effets spéciaux. J’ai pu me servir de ce personnage coloré que je connais intimement pour parler du Québec de façon originale, mais sans artifices. On ne peut pas faire moins coûteux que ce projet, dans le sens où les décors sont basiques et que j’interprète moi-même le rôle. Ça me permet d’ouvrir de petites fenêtres sur l’imaginaire pour très peu de moyens. La contrainte force à être inventif. Ce projet était probablement aussi une réaction au fait d’avoir travaillé pendant plusieurs années sur un film demandant une mécanique très lourde et qui dépendait beaucoup de la technologie. Je ne pense pas qu’Imelda soit exportable, dans le sens où c’est un produit typiquement québécois à cause de l’accent, des couleurs, des éléments du quotidien. Mais si je faisais de nouveau un film de science-fiction, il est certain que je me tournerai vers l’anglais, avec des partenaires internationaux et des producteurs solides. Parce que vous savez, la problématique de Mars et Avril est également que j’étais, d’une certaine façon, tout seul, même si plusieurs personnes m’ont aidé. C’est-à-dire que j’ai écrit, dessiné, produit, réalisé et même distribué le film. Donc à un moment donné, c’est beaucoup d’investissement et il est impossible d’être bon dans tout, surtout quand on s’aventure en territoire inconnu. Mon premier long métrage a certainement souffert de cela. Je pense que pour faire un bon film de science-fiction, il faut être très solidement entouré et avoir les moyens de ses ambitions.

Au Québec, on a une vraie expertise au niveau des effets spéciaux. Les Québécois travaillent toujours sur les grosses productions, les Marvel, Star Wars, Harry Potter et autres. C’est une expertise dont j’ai très certainement pu bénéficier. Cependant, pour nos propres projets, c’est différent, car les producteurs ne savent pas s’y prendre avec de telles productions. Tous les producteurs québécois que j’ai pu solliciter pour Mars et Avril m’ont dit que c’était impossible de faire un tel film au Québec. J’ai refusé de les écouter parce que Robert Lepage m’a dit un jour que si je voulais réaliser mes rêves, je ne devais pas attendre la permission des autres. Il faut provoquer le destin. Robert avait raison. Il arrive un moment dans votre vie où d’autres gens croient en vous et sont prêts à vous appuyer, mais au début, il faut faire beaucoup par soi-même.

Chameaux Pour passer au cœur du film, nous aimerions d’abord traiter du personnage de Jacob Obus. Lui-même, par son statut d’artiste, est à la charnière entre mythe et réalité. Alors qu’il a passé sa vie à composer sur la sexualité, on découvre qu’il n’a jamais eu de relation charnelle. Il y a une dichotomie entre l’homme et l’image renvoyée par l’artiste. Pouvez-vous nous en dire plus à propos du traitement accordé à ce personnage ?

Martin Villeneuve

Martin Villeneuve C’est une lecture très intéressante. Je me souviens qu’à l’époque, j’avais lu une citation de Pablo Picasso disant que ça prenait le travail de toute une vie pour retrouver la naïveté de l’enfance. Il traite du geste libérateur qui est celui de l’enfant lorsqu’il crée, c’est-à-dire un geste dépourvu de toute contrainte, que le peintre a cherché à embrasser et à maîtriser toute sa vie. J’avais trouvé cette idée très belle, puis je me suis dit qu’il serait intéressant d’appliquer cela à la musique ou à un vieux musicien ayant sublimé sa sexualité par son œuvre, mais qui n’a pas connu l’objet ou la source de son désir. Je trouvais intéressant le fait de confronter l’artiste de cette manière, mais toujours en gardant l’idée des archétypes. Mars et Avril est un film traitant des archétypes, il faut donc, comme spectateur, adhérer à un certain nombre de contraintes ou de règles.

Finalement, le projet dans sa globalité est assez proche de ce geste libérateur dont parlait Picasso. En effet, le spectateur moderne offre parfois des résistances lorsqu’il s’agit d’abolir un certain nombre de conventions qu’il a pu voir dans d’autres films. C’est comme si tout ce qu’on a vu au cinéma précédemment devait absolument accompagner notre expérience lorsqu’on accueille un nouveau film, et c’est un réflexe qui m’agace. Je me souviens, quand j’étudiais le cinéma et qu’on nous présentait des films de la Nouvelle Vague comme Jules et Jim[18], on constatait qu’il y avait des mouvements, comme en peinture. Du coup, il y avait des surprises en cinéma. Quand on découvrait des films de Fellini[19], on découvrait de véritables univers. Aujourd’hui, la plupart des films sont formatés. On doit beaucoup cela à la culture américaine. C’est notamment le cas en science-fiction : il faut un grand méchant, une fille sexualisée, des armes au laser, des vaisseaux spatiaux, etc. Il y a des règles et c’est comme ça, il ne faut surtout pas en sortir. Mais si on déroge à ces règles, les gens ne savent plus ce qu’ils sont en train de regarder et deviennent confus. C’est assez malheureux. C’est comme si on ne pouvait plus prendre de risques au cinéma, ne plus explorer, ne plus avoir ce geste libérateur dont parlait Picasso.

Tout cela pour dire que le personnage de Jacob, c’est un beau personnage, justement car il incarne cette naïveté de l’enfance par son regard. Il y avait la fragilité d’un homme arrivant à la fin de sa vie et qui découvre une réalité que l’on explore normalement à l’adolescence. François Schuiten m’a d’ailleurs dit un jour que Mars et Avril est un film d’adolescent tourné par un adulte, or il n’a pas tort. Ça a été un beau dialogue avec l’acteur, Jacques Languirand, pour qui j’avais écrit le rôle. Il avait déjà plusieurs des attributs du personnage, ce qui a permis d’apporter à Jacob une fragilité naturelle. Jacques est d’ailleurs décédé quelques années après le tournage et il était déjà atteint de la maladie d’Alzheimer sur le plateau. Je pense que lorsqu’on travaille avec une personne âgée et fragilisée, il faut se servir de ces contraintes pour nourrir le personnage. Je suis fier d’avoir travaillé avec lui, aussi car c’était son premier long métrage, et il savait que ce serait son dernier. C’était une belle expérience.

Chameaux Un autre personnage du film est particulièrement intriguant, à savoir Eugène Spaak, campé par Robert Lepage. Lors d’une scène marquante, ce scientifique du futur annonce devant une assemblée que la planète Mars n’existe pas réellement. Durant tout le film, on se demande s’il est dans le vrai ou dans le faux. Était-ce une manière pour vous de questionner notre propre rapport à la réalité ?

Martin Villeneuve

Martin Villeneuve À la base, pour moi, c’est de ce genre de concept intellectuel que peut naître l’émotion en science-fiction. Avoir un scientifique maîtrisant des domaines assez vastes et qui avance un postulat aussi gros que l’inexistence de la planète Mars, la reléguant au domaine du fantasme, je trouvais que c’était une idée émouvante. Ça renvoie à des découvertes faites par des scientifiques du passé, comme lorsqu’ils ont affirmé que la Terre n’était pas au centre de l’univers ou qu’elle tournait autour du soleil. À cette époque, beaucoup de personnes affirmaient que ce n’était qu’une thèse et il y avait l’influence de l’Église qui remettait ces découvertes en question. Il ne fallait surtout pas déplacer l’ego de l’homme là où on la souhaitait, c’est-à-dire au centre. De nombreux scientifiques ont été soit censurés, soit brûlés sur le bûcher pour oser remettre en cause l’anthropocentrisme. C’est en ayant cela à l’esprit que j’ai souhaité que la présentation d’Eugène Spaak soit faite dans un contexte presque religieux. Je voulais qu’il y ait une sorte de culte autour de lui, et l’Ordre des Cosmologues est présenté comme un ordre sacré, comme dans l’album La Fièvre d’Urbicande[20] de Schuiten qui a d’ailleurs inspiré le décor. Lorsque le personnage annonce sa thèse, il sait très bien qu’il va faire réagir. Tout cela interroge le monde des perceptions, les observations que l’on tient pour acquises, mais qui pourraient très bien renfermer un certain nombre de surprises. La planète Mars est une planète mythique : c’est la plus proche de la Terre et nous pourrions éventuellement y vivre. Elle a nourri toutes sortes de littératures de l’imaginaire, on y projette nos fantasmes de conquête spatiale et nos rêves de quitter la Terre. Je pense donc que le but d’Eugène en énonçant cette hypothèse était d’abord d’évoquer le mystère de la Planète Rouge et de cerner ce qu’elle dit sur nous, mais surtout de préparer le spectateur pour l’ultime voyage de Jacob qui se déroulera dans son inconscient.

« S’il nous fallait admettre que tout ce qui est visible existe, alors il nous faudrait admettre que tout ce qui est invisible n’existe pas, » nous dit Eugène dans le tome 2 du photo-roman. Évidemment, ce sophisme est lié à sa conception cosmologique d’un univers musical. Dans la vie, il y a énormément de trucs qui sont invisibles, mais tout de même réels. C’est le cas pour la musique, par exemple. Là aussi, il s’agit d’interroger le monde des perceptions. C’est pour cela que l’ouverture du film est basée sur la théorie de Kepler[21], qui date du XVIIe siècle, et son idée du cosmos musical. Mon concept, c’était que la planète Mars devienne un instrument de musique, puis que ce soit un écho à l’imaginaire du musicien. Je ne saurais pas vous dire pourquoi. À l’époque de l’écriture du film, c’est une association qui me paraissait évidente. C’est aussi le résultat de nombreuses années de lecture de bandes dessinées européennes, comme celles de François Schuiten[22]. C’est pour cela que lorsque j’ai approché ce dernier pour le projet, il s’est instantanément vu là-dedans. Il a directement compris qu’on parlait le même langage.

Chameaux Si Eugène Spaak est aussi fascinant, c’est également grâce à son apparence. C’est un personnage qui est à la fois de chair et d’hologramme, puisqu’il a un corps surplombé d’une tête holographique[23]. Il est donc à la charnière entre le réel et l’imaginaire. Comment avez-vous conçu ce personnage, que ce soit au niveau visuel ou thématique ?

Martin Villeneuve Cet élément était déjà présent dans le second tome de Mars et Avril. Eugène Spaak a un pied dans le réel et l’autre dans l’imaginaire. Sa propre science est imaginaire, car certains de ses concepts scientifiques empruntent au rêve. Il tente d’incarner des dimensions invisibles dans la réalité. C’est une idée qui a beaucoup interpellé Robert Lepage parce que c’est assez proche de ce qu’il fait dans ses pièces de théâtre. C’est d’ailleurs pour cette raison que je ne pouvais pas imaginer quelqu’un d’autre que Robert pour jouer Eugène Spaak. Donc quand le moment arriva de faire le film et qu’il n’était pas disponible, je me suis littéralement effondré. Il me fallait trouver une solution. J’ai d’abord pensé qu’il pourrait être le narrateur du film, pour lui donner une présence. Puis un jour, je me suis réveillé avec l’idée d’un hologramme pour son visage, afin de pouvoir tourner ses répliques en une journée ou deux, pour qu’un autre acteur joue son corps lors du tournage principal. Je suis tombé en amour avec cette idée. Dans les jours suivants, j’ai croisé Robert à l’aéroport par hasard et je lui ai dessiné mon idée sur un bout de papier. Il a tout de suite vu le potentiel. D’autres films l’ont fait avec des budgets beaucoup plus importants, comme The Curious Case of Benjamin Button[24] par exemple, qui a d’ailleurs lui aussi fait l’objet d’un TED Talk. J’ai donc conçu ça avec le directeur photo et un petit studio d’effets spéciaux. C’est devenu un micro laboratoire, ce que Robert apprécie.   

On a donc tourné la tête de Robert avant tout le reste, six mois avant le tournage principal. Je devais diriger son regard avec un laser, il était entièrement habillé en vert. Heureusement que j’avais dessiné tout le storyboard au préalable, car c’était notre seule référence « spatiale ». C’était comme une sorte de théâtre minimaliste où Robert devait tout inventer. C’était très intéressant et la technique a nourri la démarche. C’est-à-dire que tout à coup, le personnage a pris une dimension toute nouvelle. Ça m’a ouvert de nombreuses portes au niveau narratif parce que c’est à ce moment que je me suis dit que le personnage est en fait une représentation des théories qu’il avance. J’aimais l’idée que son cerveau soit probablement stocké quelque part dans une sorte de capteur d’ondes cérébrales qui retransmet ses pensées sous une forme holographique. C’est pour cela qu’il est capable, durant sa conférence, de projeter Mars, puis le cosmos. D’ailleurs, l’ouverture du film avec les planètes qui dansent sur une portée musicale, ce sont des projections d’Eugène.

Tout cela montre bien comment la forme peut influencer un contenu. Là encore, ça m’a rapproché de Robert parce que c’est de cette manière qu’il fonctionne depuis toujours, en se servant de la technique pour informer son contenu. Ce n’est donc pas pour rien qu’on s’est rencontré et s’il est un hologramme dans ce film, ce n’est pas le fruit du hasard.

Chameaux Il y a une idée visuelle assez marquante dans Mars et Avril, lorsque nous découvrons les images des photographies réalisées par Avril. Les visages sur ces dernières sont brouillés, déformés. Cela participe au brouillage entre réel et irréel. D’où vous est venue cette idée visuelle ? Aviez-vous des références particulières ?

Martin Villeneuve

Martin Villeneuve Cette idée vient des débuts de la photographie. À mon avis, dès qu’une nouvelle technologie apparaît, c’est souvent dans les années suivantes qu’elle atteint son apogée. Ça ne peut donc que décliner par la suite. La photographie a atteint son sommet à la fin des années vingt, puis au début des années trente, avec des épreuves argentiques magnifiques. C’est à ce moment qu’ont été faites les plus belles photos. Aujourd’hui, on ne fait qu’augmenter la capacité d’un capteur à recevoir de l’information, mais en bout de ligne, on doit dégrader l’image et la compresser avec des algorithmes faisant qu’au final, on se retrouve avec une image complètement dégradée. Ainsi, il y a comme une contradiction entre le désir d’avoir de plus en plus de détails et nos capacités à diffuser l’image. On ne peut donc que la dégrader. À l’époque, lors des premières photographies, les gens avaient l’impression, lorsqu’ils se faisaient photographier, qu’une partie d’eux restait dans l’appareil, comme si leur âme y était aussi captée. Certaines personnes refusaient même d’être prises en photo. C’était très étrange puisque soudainement on pouvait capter le mouvement, capturer un moment de la vie. Aujourd’hui, c’est difficile à concevoir, car nous vivons dans un monde qui foisonne d’images, mais il faut s’imaginer à cette époque où tout à coup, une nouvelle technologie pouvait capter une image de la réalité, prenant la place de la peinture qui avait déjà quelque chose de sacré. C’est une étape importante dans l’histoire de l’art et, plus globalement, dans celle de l’humanité.

C’est de là que vient l’idée. J’ai imaginé Avril dans le futur, mais travaillant avec un appareil du passé. Elle laisse l’appareil tourner longtemps. Si vous faites de la longue exposition photo, vous vous retrouvez avec des images comme celles d’Avril, mais où tout le mouvement est résumé en une seule image. J’ai toujours trouvé ça très beau. C’est comme s’il y avait du temps sur cette image unique, dans le sens où une période de temps s’est écoulée pour la créer. Par exemple, si l’exposition dure cinq ou dix minutes, ce sont cinq ou dix minutes qui sont figées sur une image. Le photographe du film a vraiment travaillé comme cela. On a par exemple photographié Jacques Languirand pendant quelques minutes, ce qui a donné une image étonnante comme ça. Encore une fois, on a une idée visuelle qui informe une thématique du film. J’ai aussi employé cette technique lorsque Jacob et Avril prennent ensemble le téléporteur et qu’Avril est envoyée par erreur sur Mars.

Chameaux Il est vrai qu’il y a une certaine adéquation entre forme et fond dans Mars et Avril. Certains moments font penser au mouvement surréaliste, avec la superposition d’images, des associations d’idées visuelles. Nous pensons notamment à la scène où vous utilisez le montage pour former un écho entre le corps de la femme et le paysage martien. Que pouvez-vous nous dire de cette scène particulièrement onirique et de sa conception ?

Martin Villeneuve

Martin Villeneuve Il y avait le désir de rapprocher des concepts qui, à la base, n’ont pas nécessairement de lien à moins de vouloir absolument en trouver un. C’est sûr que si on veut faire le rapprochement entre la femme et une planète désertique, il y a moyen de le faire. C’était ce que je souhaitais réaliser dans le film et, fatalement, ça crée des rapprochements thématiques. Donc, à ce moment du film, la planète Mars devient une représentation de l’inconnu. C’est pour cette raison que les marsonautes débarquent sur Mars au même moment où Jacob fait l’amour pour la première fois. Explorer le corps de la femme est comme arriver sur une planète inconnue. Quand on en parle maintenant, ça a l’air bien évident, mais je peux vous assurer que lorsque j’expliquais cela à des financiers ou même à mes collègues, certains me regardaient avec des points d’interrogation dans les yeux. Pour rapprocher le corps de la femme de la planète Mars et que ce soit beau, nous avons fait des images du corps de l’actrice, Caroline Dhavernas, qui posait nue pour les besoins de la scène. On se promenait avec une caméra macro sur son corps, puis à partir de ces images, nous avons fait des morph[25] afin de recréer le paysage martien en fonction des seins, du ventre, des jambes, etc. J’ai été étonné de voir à quel point ça fonctionnait bien. Puis, tout cela cautionne les autres rapprochements qu’il faut accepter pour le reste du film parce que dans le troisième acte, disons qu’on est totalement dans l’abstraction ! Le dernier mouvement est vraiment construit comme un rêve, et je pense que c’est à ce moment que j’ai perdu beaucoup de gens. Mais pour moi, ça a du sens et ça ne pouvait aboutir que là puisque dans la dernière partie du film on entre dans le rêve, dans l’inconscient du personnage. Nous nous retrouvons au centre d’une planète, elle-même la source de son imaginaire et de sa musique, au cœur de sa muse. Tout le film se retrouve concentré là-dedans. C’étaient des idées ambitieuses pour un film disposant de si peu de moyens. Avec un plus grand budget, il est certain qu’on ne m’aurait jamais laissé tourner ça ! Annoncer qu’on souhaite matérialiser une telle vision même si on n’a pas d’argent, ça reste malgré tout un défi énorme.

Chameaux Justement, vous traitez du troisième acte du film qui relève de l’abstraction et qui pourrait paraître opaque pour une partie du public. Il est vrai que Mars et Avril est un film pour le moins énigmatique, qui suggère beaucoup et qui n’est pas totalement explicite. Le spectateur devient comme un déchiffreur de symboles et d’idées que vous lui exposez. Comment considérez-vous votre rapport au public ?

Martin Villeneuve J’aime beaucoup faire confiance à l’intelligence du spectateur. Il faut dire que, dans le cas de Mars et Avril, j’ai eu une confiance aveugle et un peu naïve dans le fait que les gens allaient adhérer à ce que j’étais en train de faire. Il y a aussi une certaine forme d’arrogance dans le fait qu’en tant que créateur, quand vous avancez un concept, vous prenez presque pour acquis que les gens vont embrasser votre idée, simplement parce que vous la trouvez séduisante. D’un autre côté, pour convaincre toute une équipe, des investisseurs, des acteurs, puis les mettre dans un contexte où ils vont eux-mêmes embrasser les thématiques et les idées auxquelles vous croyez, il faut un peu de cette arrogance-là.

Bien sûr, je pensais aux spectateurs lorsque je travaillais sur Mars et Avril, dans le sens où je me disais que j’allais lui offrir un beau spectacle visuel parce que je suis un formaliste de nature, mais je pense que j’ai peut-être été trop séduit par la forme en faisant ce film-là, parfois au détriment du fond. On a d’ailleurs reproché au film d’avoir de très belles images et une certaine maîtrise de la forme, mais que les personnages n’étaient pas assez approfondis, ce qui n’est pas faux. Cependant, je ne pense pas que j’aurais pu aller tellement plus loin avec ces personnages et ces thématiques, dans le sens où ça partait aussi d’un matériau de base, à savoir les romans-photos, qui sont en quelque sorte un hommage aux bandes dessinées franco-belges des années 70 et 80 avec lesquelles j’ai grandi. Je voyais les thèmes et les personnages comme faisant partie d’une bande dessinée vivante. Il s’y trouve une certaine logique propre au dessin animé aussi. Si j’étais allé plus loin, je pense que ce serait devenu un autre film. Je ne voulais pas non plus que ça se prenne trop au sérieux. Mais avec le recul, je prends conscience que j’en demandais beaucoup aux spectateurs, sans lui donner suffisamment de substance en retour. J’ai beaucoup appris de ça, et Mars et Avril demeure mon premier long métrage, avec ses qualités et ses défauts.

Chameaux À ce propos, il y a un certain mélange des tons et des genres dans le film. Il n’est pas seulement un drame de science-fiction, il y a aussi des scènes plus légères qui ne se prennent pas toujours au sérieux, justement. Comment avez-vous composé avec cela ?

Martin Villeneuve Je voulais qu’il y ait un certain humour dans Mars et Avril, mais ce film a été tellement difficile à faire que l’humour a fini par disparaître presque entièrement. Je me souviens, quand on tournait certaines scènes avec les marsonautes par exemple, que ça riait beaucoup sur le plateau. C’est bien d’avoir des intentions, mais à un moment, vous vous retrouvez devant la matière réelle que vous avez tournée, puis il faut la réorganiser, la triturer, la questionner au montage… Donc au final, le scénario que vous aviez au tout début, vous pouvez le mettre à la poubelle. Une fois tourné, il devient autre chose. Il ne faut pas être en résistance contre ça, il faut réinterpréter ce que vous avez tourné. Tout ça pour dire qu’à la base, pour moi, Mars et Avril était une comédie dramatique sur fond de science-fiction. Il y avait vraiment un aspect ludique et naïf comme dans les films de Méliès. Je suis un fan fini de son cinéma. Le Voyage dans la Lune[26] est un film d’une beauté extraordinaire. Je voulais qu’il y ait cet esprit-là dans le film, un aspect un peu théâtral. Mais une fois que tout a été mis ensemble, certains choix artistiques ont été perçus comme des maladresses de mise en scène. Pourtant, ils étaient voulus. Il y avait des éléments que je voulais théâtraux, je les voulais comme ça. Il y a aussi un côté bande dessinée qui s’ajoute à tout cela. En fait, Mars et Avril est une rencontre de tout ce qui m’intéresse depuis toujours : le théâtre, la bande dessinée, les vieux films d’époque, les films rétro-futuristes où tout à coup on regarde vers le passé pour se projeter vers l’avenir…

Chameaux On comprend, en vous écoutant et en voyant le film, que Mars et Avril est une sorte de conte philosophique dans le futur. Il s’agit donc d’un film d’auteur, mais avec une facture visuelle aux allures de grosses productions. Comment avez-vous trouvé la juste mesure entre ces deux approches ?

Martin Villeneuve Ce sont des contraintes que je m’étais données à moi-même. Je voulais que la facture visuelle soit très travaillée, parce que j’ai été élevé avec des films américains très léchés, de même pour les bandes dessinées européennes que je lisais adolescent. Je suis très séduit par l’image. Je voulais que le film soit beau, mais en même temps j’étais complètement conscient que je faisais un film d’auteur, puis la seule façon de le faire, c’était de moi-même m’accorder la liberté de le faire. C’est-à-dire que si j’avais travaillé avec des producteurs, ils n’auraient rien compris à ce que je faisais, ou ils s’y seraient opposé. J’ai aussi été un peu protégé par Robert Lepage qui a quand même senti quelque chose d’important là-dedans et qui a été comme une sorte de parrain, en cautionnant la démarche. Je pense que la seule façon de faire un film d’auteur aujourd’hui, c’est en s’autoproduisant. Il faut soi-même créer un contexte afin que le projet voie le jour. C’est la seule façon de s’y prendre. Sinon, vous embarquez dans des mécaniques où vous avez tellement de gens à rassurer, notamment des producteurs ou distributeurs frileux, que ça devient impossible ou que ça aboutit sur une tablette. C’est comme ça que je l’ai fait, sans trop me poser de questions sur ce que ça allait donner. Je le voyais dans ma tête, je me disais : « Ça va marcher ! Pourquoi ça ne marcherait pas ? » Je pense qu’il faut vraiment avoir cette naïveté pour être capable d’aller jusqu’au bout.

Chameaux Vous traitez beaucoup de la difficulté qui fut la vôtre lors de la conception de ce film. Lors de la scène dans le train, Eugène Spaak déclare à Jacob Obus : « Ta tête est un vaisseau spatial, grâce à elle, tu peux aller où tu veux, même sur Mars ». Il s’agit d’une lettre d’amour à l’imaginaire, mais c’est également comme si cette dernière citation rejoignait votre propre vision du processus créatif derrière Mars et Avril

Martin Villeneuve

Martin Villeneuve Oui, c’est vrai ! Par ailleurs, tout ce que dit Eugène à ce moment du film est très prétentieux. Tout ce qui a rapport à la scène du train, je m’en rends bien compte, ce sont des concepts un peu empiriques, comme des formules scientifiques de comptoir. Je trouvais qu’il y avait de l’humour là-dedans aussi. Le personnage lance ce genre de phrases comme s’il s’agissait d’un savoir absolu, mais en fait, il est en train de parler du film. Il s’adresse directement au spectateur et lui dit : « Voici ce que vous êtes en train de regarder ». Moi, personnellement, je trouve ça à hurler de rire, mais personne ne rit quand Eugène tient ce discours. C’est là où l’on se rend compte qu’il y a une différence entre l’intention et le rendu final. Par exemple, c’était important pour moi que les personnages se regardent. Eugène regarde directement dans la caméra quand il dit cette réplique et Jacob lui retourne son regard en fixant à son tour l’objectif. C’est toujours étrange quand on utilise ce procédé au cinéma, pourtant Woody Allen le fait très bien. Le spectateur, tout à coup, est pris à parti et on lui dit : « Tu n’es plus dans le film maintenant, je suis en train de te parler à toi, et je suis en train de te parler du film que tu es en train de regarder ». Il y a quelques mises en abyme comme celle-ci dans Mars et Avril.

Par rapport à la phrase que vous citiez, je me souviens que tous ceux qui ont travaillé avec moi me disaient avoir vécu un véritable voyage sur Mars. Ils sont tous allés sur Mars. Je trouve ça assez drôle, car quand je regarde les photos du plateau des années plus tard, je me rends compte à quel point c’était vraiment un vaisseau spatial cette affaire-là. On a véritablement vécu des trucs étonnants et c’est vrai que nous étions comme dans une sorte de dimension parallèle. Quand vous vous retrouvez dans un studio avec des acteurs habillés en marsonautes, avec de la poussière rouge sur le sol, un téléporteur et un bout de vaisseau spatial, des dessins de François Schuiten sur les murs, vous finissez par vous dire que vous êtes dans un rêve incarné. C’était comme mettre les pieds sur un plateau rêvé. C’était un beau périple en fait. Un vrai voyage initiatique.

Chameaux Pour revenir sur la notion d’onirisme, il semble que même le rythme de Mars et Avril en soit empreint. C’est-à-dire qu’on a l’impression d’une atmosphère propre au rêve, au point où parfois, le spectateur peut trouver une difficulté à démêler le rêve de la réalité. L’atmosphère est elle-même flottante, ce qui est amplifié par la musique de Benoît Charest. Ce climat onirique, le souhaitiez-vous dès le début ?

Martin Villeneuve C’était effectivement dans mes intentions, mais il est toujours difficile de trouver la balance pour créer un climat, une atmosphère. Vous savez, un climat au cinéma naît toujours de nombreuses discussions. J’ai eu ces discussions avec le directeur de la photographie, les gens de l’image et du son, le monteur et surtout avec François Schuiten. Avec François, on a commencé à discuter cinq ans avant le tournage, lorsqu’on dessinait tout le film ensemble. Nous avons beaucoup parlé du climat du film et de la manière d’atteindre une balance raisonnable avec cette histoire qui n’est pas du tout classique, notamment du fait qu’il n’y ait pas d’antagoniste. En fait, dans le film, l’antagoniste, c’est un peu la réalité, étonnamment. Cette réalité qui résiste à l’incarnation du rêve. Il y a toujours une confrontation entre le rêve et le réel. C’est toujours sur cette mince frontière que le film joue. D’une certaine manière, l’antagoniste, ce sont les propres résistances de Jacob. C’est ce que lui dit Eugène dans le train : « C’est toi qui crées les limites de ta réalité », parce qu’il sait que le personnage va bientôt mourir, qu’il va se perdre dans le dédale de son imaginaire et laisser son âme sur Mars. Il s’agit d’associer la mort à une certaine forme de libération, de rentrer dans une dimension autre. Créer ce climat a demandé beaucoup de discussions. Cela passe par la musique et l’ambiance sonore, mais aussi par l’image et la façon de tourner. On a filmé avec une caméra numérique RED, mais avec de vieux objectifs Panavision des années 60, de vieilles lentilles de cinéma, en utilisant des flous et des lens flares[27]. Il y avait une façon d’approcher le film que les gens avec qui j’ai travaillé comprenaient bien. La dimension onirique fut la plus intéressante à explorer.

Chameaux Vous dites que l’antagoniste du film est, d’une certaine manière, la réalité, le fait de s’y perdre. À un moment, l’un des marsonautes dit en entrevue à la trois-délévision que le plus grand problème de l’humanité, c’est justement que « tout est relatif », donc que la réalité peut constamment être remise en question. Que pouvez-vous dire à propos de ce constat que fait le marsonaute ?

Martin Villeneuve

Martin Villeneuve À l’époque où je concevais le film, je lisais Woody Allen, et ce trio des marsonautes, je le voyais complètement comme sortant d’une œuvre de ce cinéaste. C’était de l’humour un peu bon marché, avec une sorte de prétention derrière. Il fallait que le personnage le dise comme s’il s’agissait d’une vérité absolue, encore une fois. Il y avait beaucoup de gags autour des marsonautes, par exemple quand ils expliquent s’ennuyer profondément sur Mars, car il n’y a rien d’autre à faire que de ramasser des cailloux. Pour moi, c’est un comic relief, comme C3-PO et R2D2 dans Star Wars.

Parce que dire que tout est relatif, c’est un peu facile. Cependant, ça correspond bien à la réalité dans laquelle nous sommes. Nous vivons dans un univers où il existe une multitude de points de vue et on encourage le fait que tout le monde croit au sien comme étant la vérité, ce qui est assez dangereux. C’est peut-être une plaie de l’ère moderne, d’ailleurs. Puis, avec l’essor d’internet, on a accès à des contenus qui correspondent à nos envies, ou du moins à nos convictions. C’est l’inverse de ce qui se passait avant. C’était ça le concept derrière la trois-délévision, dans le film. La trois-délévision est un médium qui vient vers nous, alors qu’à l’époque, on devait aller vers le médium. C’est-à-dire que si je voulais avoir de l’information, il fallait que j’aille vers le journal, la radio ou la télévision. Aujourd’hui, tout vient à nous et plus on va avancer dans le futur, plus ça sera le cas. Ridley Scott avait montré ça, déjà, dans le premier Blade Runner[28]. Il montrait d’immenses publicités holographiques au-dessus de la ville, ce qui donnait des images visuellement magnifiques. Avec François Schuiten, nous avons réfléchi à ce propos et nous nous sommes demandé à quoi allait ressembler l’information du futur et jusqu’à quel point est-ce qu’on peut faire de la désinformation une aventure extraplanétaire. C’est toute la problématique du canular de l’expédition sur Mars et de ce qu’Eugène Spaak déclare lorsqu’il dit que la planète Mars n’existe pas. C’étaient des idées importantes dans le film, la dichotomie entre réalité et fiction, avec l’idée des fake news, comme les appelle Donald Trump. Ce dernier a sa propre conception de ce qu’est la vérité, mais finalement, c’est tout et son contraire. Plus on va avancer avec la technologie, plus ça va être difficile de faire la différence entre le réel et le faux. On le voit déjà avec des logiciels qui changent nos visages ou qui mettent ceux d’acteurs célèbres sur les nôtres… Dans le futur, quand ces technologies auront atteint leur apogée et que le rendu sera parfait, on ne sera même plus capables de déterminer ce qui est vrai ou non. C’est aussi de ça que parle le film.

Chameaux Il est vrai qu’il y a dans le film cette idée de flot d’informations en continu, ces dernières devenant particulièrement intrusives. C’est un concept que l’on peut retrouver dans Blade Runner 2049[29], où on voit des hologrammes importuner des passants dans la rue. Nous observons aussi cela dans Mars et Avril, lorsque Jacob Obus est installé au bar et qu’une fusée holographique décolle en plein milieu de sa table. C’est extrêmement intrusif comme manière d’informer.

Martin Villeneuve C’était encore pire dans le scénario ! Jacob se faisait réveiller pendant la nuit par les marsonautes. On avait toute une scène, qui a été tournée d’ailleurs, dans laquelle il s’en prend aux marsonautes parce qu’ils apparaissent chez lui en pleine nuit. Le dialogue entre eux était assez drôle. Il y a quelques scènes comme celle-ci que nous avons dû supprimer, car elles ne collaient plus au rythme du film. Il y en a certaines que je regrette, comme une scène assez shakespearienne durant laquelle Eugène explique comment il est devenu en partie holographique, ou une autre plutôt surréaliste dans l’instrument de musique où Jacob se retrouve la tête à l’envers parce qu’il n’y a plus de gravité. Mais à un moment donné, il faut savoir faire des sacrifices.

Chameaux Vous avez évoqué votre collaboration avec François Schuiten, dessinateur belge de bandes dessinées. C’est avec lui que vous avez travaillé la conception des décors virtuels, qui ont un aspect un peu irréel, alors que vous partiez d’une ville bien réelle, à savoir Montréal. Comment s’est passée votre collaboration pour créer ce nouveau Montréal et comment vous y êtes-vous pris ?

Martin Villeneuve

Martin Villeneuve Lorsque j’ai approché François, ce qui l’a d’abord séduit, c’est justement que je voulais transposer Montréal dans le futur, parce qu’il n’avait jamais fait cet exercice. Il l’avait déjà fait dans ses bandes dessinées pour plusieurs villes européennes comme Paris ou Bruxelles, qu’il recréait dans une dimension parallèle, en ajoutant un certain nombre d’excroissances, d’éléments rêvés à la réalité. Mais il ne l’avait pas encore fait pour Montréal. Il connaissait un peu la ville, qui est assez jeune par rapport à Paris, par exemple, avec une architecture un peu chaotique, pas très harmonieuse, issue d’influences à la fois européennes et américaines. Il m’a d’abord demandé de le nourrir de recherches parce qu’il ne connaissait pas bien la ville, contrairement à moi. Nous avons vraiment abordé Montréal comme un personnage. Nous nous sommes demandé à quoi ressemble ce personnage, comment il respire, quelles sont ses envies. Nous avons donc dressé ensemble une sorte de courbe de ce personnage, que l’on perçoit dans le film. Évidemment, c’est du ressenti, parce que ça passe par l’image, mais ce sont des questions qu’il faut se poser lors du processus créatif.

On a fait une sorte de portrait-robot de la ville du futur parce qu’on ne voulait pas non plus que ce soit un pastiche de Blade Runner ou de The Fifth Element[30], puis de toute manière, nous n’avions pas de tels moyens. Nous nous sommes donc rapidement tournés vers des techniques assez simples, c’est-à-dire prendre des photos de la ville, pour créer une banque d’images. Je partais en mission avec mon ami photographe, Yanick Macdonald, avec qui j’avais fait les romans-photos. On partait la nuit, on avait des accès à des tours pour tourner des images en hauteur. Nous sommes partis de ces photos sur lesquelles François intervenait puis ajoutait des couches. Puis, grâce aux effets spéciaux, nous ajoutions des éléments irréels à une réalité préexistante, puis du mouvement.

François m’avait demandé s’il y avait eu des projets utopiques rêvés dans le passé pour Montréal, par exemple au milieu du siècle dernier, et il s’avère que des concepts fantastiques ont été imaginés pour cette ville. Il voulait aussi que je fasse le tour de tous les cabinets d’architectes et des bibliothèques universitaires. J’ai fait ça pendant plus d’un an, j’ai cherché partout. Je suis arrivé devant François avec des tonnes d’images pour alimenter nos séances de travail. Puis tout à coup, il accrochait sur un élément, comme la Biosphère de Buckminster Fuller[31], qui est déjà une bulle extraordinaire. Il y a une scène qui se déroule dans cette bulle, celle du bar. Puis, on s’est dit qu’il serait surprenant de placer cette bulle au sommet d’une tour, et là, d’une façon incroyable, on se rendait compte qu’il s’agissait d’un des projets de l’architecte, qu’il avait fait des plans pour placer son œuvre au sommet d’une tour, mais que le projet était trop cher à réaliser. Nous sommes retournés dans ses plans, dans ses concepts, et nous l’avons réalisé. C’était intéressant de partir d’éléments ancrés dans le réel pour les réinterpréter dans le film.

Chameaux Mars et Avril est un film abordant énormément la dualité, le double. Tout fonctionne en écho à cette dualité, même les couleurs. Il y a une dualité chromatique avec une omniprésence du rouge, la couleur de Mars, et du bleu, couleur de la Terre. Comment vous est venu ce choix ? Était-ce une volonté thématique ou purement esthétique ?

Martin Villeneuve Voilà une autre bonne question, que l’on ne m’a jamais posée ! Je me souviens que lorsque nous avons fait les livres Mars et Avril, le premier était en noir et blanc, avec quelques touches de bleu et de rouge-orangé, et quand on a fait le deuxième, on l’a fait tout en couleur. Quand nous avons travaillé sur ce dernier, nous y avons aussi inclus du rouge et du bleu, dans les costumes, accessoires et fonds monochromatiques, justement pour désigner la planète rouge de la planète bleue, c’était aussi simple que cela. Puis, lorsque nous avons fait le film et que tout à coup les gens de l’image se sont mis à me questionner sur l’aspect visuel que ça allait prendre, je me suis rabattu sur cette idée parce que je me suis dit que le rouge allait plutôt être associé à l’imaginaire et le bleu plutôt à la réalité, ou du moins à l’image qu’on s’en fait, mais sans que ça devienne une contrainte trop lourde. Il s’agissait aussi de traiter du choc entre le réel et le rêve. Par ailleurs, c’est aussi important pour les gens du maquillage, des costumes, de l’éclairage, d’avoir ces codes chromatiques, mais sans qu’on s’y enferme, sinon ça devient trop. Il est certain, en tout cas, que les couleurs participent beaucoup à raconter une histoire.

C’était intéressant de travailler Mars, car on l’a déjà vue dans de nombreux films. Nous nous sommes demandé comment lui donner un nouvel aspect. On est allés dans des oranges très saturés, un traitement que j’avais déjà tenté avec les livres. Je m’étais amusé à saturer les couleurs de Mars, de l’amener presque plus vers un orange brun très vif et non pas nécessairement seulement le rouge. Les ciels de Mars tendaient vers des ocres orangés, puis il y avait aussi du magenta et du violacé.

On se rend compte à quel point les couleurs ont une influence sur la perception de la réalité. Par exemple, pour moi, il était certain que les hologrammes devaient être bleus. C’est sûrement parce qu’ils le sont dans Star Wars que je voyais les hologrammes de cette couleur. D’ailleurs, j’ai été vraiment étonné le jour où j’ai vu Star Wars, Episode VIII The Last Jedi de Ryan Johnson et que j’ai vu passer, dans la scène du casino, un personnage ressemblant comme deux gouttes d’eau à Eugène Spaak, avec une tête holographique sur un corps humain, avec la même source lumineuse et un traitement visuel identique. Je pensais que ce n’était qu’une coïncidence jusqu’à ce que François Schuiten mène à mon attention que c’était délibérément un clin d’œil avoué à Mars et Avril, puisque Ryan Johnson et Kathleen Kennedy étaient là le jour où j’ai donné ma conférence TED. Ce n’était pas un hasard. C’est drôle comme parfois les influences se répondent.

Chameaux Il est intéressant que vous pointiez le fait que la couleur rouge soit celle de l’imaginaire et la couleur bleue, celle de la réalité. Il y a un moment dans Mars et Avril où le couple protagoniste prend un verre au bar L’Effet de Serre. Jacob boit un breuvage un peu bordeaux (« Dry Mazoutini »), avec une tranche d’orange rouge, et Avril un cocktail bleu (« Antigel »). Nous imaginons qu’il ne s’agit pas d’un hasard…

Martin Villeneuve

Martin Villeneuve Absolument pas ! C’est amusant que vous notiez cela parce que le directeur photo du film m’a rappelé à quel point je me suis énervé parfois sur le plateau. Je ne suis pas quelqu’un de colérique, mais je me souviens que pour tourner cette scène, j’avais pété un plomb contre l’accessoiriste parce qu’il est arrivé avec des cocktails qui n’avaient rien à voir avec ce que j’avais demandé. J’avais pourtant préparé un moodboard avec des recettes spécifiques parce que je voulais un cocktail bleu et un autre rouge. Du coup, j’ai moi-même préparé les cocktails en deux minutes, avec du colorant artificiel. Ce sont des détails, mais dans un film comme celui-ci, ils ont une importance, car ils veulent dire quelque chose.

Chameaux Vous l’avez rappelé à plusieurs reprises, Mars et Avril est, à la base, un roman-photo. Comment s’est déroulé le processus d’adaptation ?

Martin Villeneuve Au départ, quand j’ai fait le premier livre, j’étais étudiant. C’était une histoire que je voulais absolument raconter, mais je ne savais pas quelle forme elle allait prendre : un film, une pièce de théâtre, une bande dessinée ? Rien de cela ne me semblait accessible, notamment financièrement. Donc je me suis dit : « est-ce qu’il y aurait moyen que je contrôle ces éléments ? » Puis, à ce moment-là j’étudiais en design graphique, c’est-à-dire la typographie, l’illustration et la photographie. Je me suis demandé si je pouvais me servir de ces outils pour raconter une histoire. J’avais un professeur à l’époque que j’aimais beaucoup et qui m’avait encouragé. Il m’a conseillé de faire un roman-photo moderne parce qu’on n’en fait plus, et qu’il fallait justement aller là où personne ne va.

Chameaux C’est vrai que lorsque l’on pense au roman-photo, nous avons l’image d’un genre plutôt désuet, de mauvais goût, ou même carrément kitch.

Martin Villeneuve Oui, c’est exact ! Il était donc intéressant de le moderniser, puis de voir quel aspect ça pourrait prendre aujourd’hui. Puis là, mon professeur m’a ramené au constructivisme. Il m’a dit : « Tu sais, à l’époque, si les constructivistes faisaient leurs collages expérimentaux, c’est parce qu’ils n’avaient pas accès à de grosses machines : c’était la crise économique, il n’y avait pas de pellicule disponible, ils créaient avec ce qu’ils pouvaient, donc ils inventaient avec peu de moyens un langage nouveau, en recyclant de vieux éléments ». Je me suis dit que j’avais cette opportunité incroyable, puisque personne ne faisait de roman-photo. J’ai poussé l’idée assez loin pour me dire que quitte à le faire, autant aller chercher de vrais acteurs, je n’avais rien à perdre. Puis, le projet a fait boule de neige. Il était suffisamment simple pour être gérable, mais assez complexe pour rêver d’aller plus loin que ce que nous donnait à voir le livre. Donc, lorsque j’ai entrepris l’adaptation au cinéma, j’avais déjà plein d’idées. J’avais déjà rêvé le récit des milliers de fois. En plus, un lien était établi avec les acteurs, donc c’était plus simple, comme si je faisais un projet avec des amis. C’était le prolongement de l’aventure que nous avions amorcée ensemble sous forme de livres, puisqu’ils connaissaient leur place dans l’histoire.

Chameaux Pour terminer, sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Avez-vous d’autres projets cinématographiques ?

Martin Villeneuve Oui, j’en ai beaucoup, tout simplement parce que j’ai toujours voulu faire des films. Je m’imaginais un peu naïvement qu’en ayant fait un premier long métrage ayant suscité un certain intérêt et fait couler beaucoup d’encre, j’allais pouvoir en réaliser un deuxième assez rapidement. Finalement, cela fait huit ans que Mars et Avril est sorti, et à part Imelda, je n’ai pas encore trouvé le film que la réalité souhaite accueillir, et ce n’est pas à défaut d’avoir essayé. Néanmoins, j’ai beaucoup de projets en développement qui, théoriquement, devraient bientôt voir le jour. Je refais équipe avec François Schuiten et son ami Benoît Sokal pour le dessin animé Aquarica, qui traite de chasse à la baleine géante et de changements climatiques. Avec François, nous développons aussi un projet avec James V. Hart, qui a été scénariste sur trois films que j’aime beaucoup, à savoir Contact, avec Jodie Foster, le Dracula de Coppola ou encore Hook, de Spielberg. On travaille avec lui sur un scénario de science-fiction qui s’appelle Waternova, un drame spatial beaucoup plus ancré dans le réel que Mars et Avril, qui traite de l’exploration spatiale et de notre rapport à la nature. Il y a également un drame que je devrais bientôt tourner qui est parfaitement en phase avec la crise du COVID, dans le sens où ça se passe avec deux personnages isolés dans une petite ville durant un week-end pluvieux, et qui s’appelle Two Piranhas. Je ne l’ai pas écrit, mais je travaille dessus en tant que réalisateur. Je planche également sur une télésérie en dessin animé dont j’ai écrit le pilote, que je compte bien réaliser et qui s’appelle Red Ketchup, basée sur une série de bandes dessinées québécoises avec laquelle j’ai grandi. C’est un peu une sorte de James Bond vu par Tarantino. Et bien sûr, il y a Imelda qui est toujours un projet qui m’habite puisque je viens de tourner deux suites, avec Robert Lepage et Ginette Reno. Qui sait, il y en aura peut-être d’autres…

Corentin Le Corre

Nous souhaitons remercier vivement Martin Villeneuve pour le temps qu’il nous a accordé.

Notes :

[1]Le budget de Mars et Avril s’est élevé à 2,3 millions de dollars canadiens, ce qui est peu pour un film de science-fiction aussi ambitieux visuellement et technologiquement. Pour se faire une idée plus précise de ce que cela représente, Prometheus, film de science-fiction sorti la même année, a bénéficié d’un budget de 130 millions de dollars américains. De même, le budget de Cloud Atlas s’est élevé à 128 millions de dollars américains.

[2]Jean-Claude Lauzon, Léolo, Canada, 1992, couleur, 107 minutes.

[3]André Forcier, Au clair de la Lune, Canada, 1983, couleur, 92 minutes.

[4]Robert Lepage, La Face cachée de la Lune, Canada, 2003, couleur, 105 minutes.

[5]Francis Mankiewicz, Les Bons Débarras, Canada, 1980, couleur, 120 minutes.

[6]Denys Arcand, Jésus de Montréal, Canada, 1989, couleur, 119 minutes.

[7]Jean-Luc Godard, Alphaville, France/Italie, 1965, noir et blanc, 99 minutes.

[8]Jacques Tati, Playtime, France, 1967, couleur, 155 minutes.

[9]Jean-Pierre Jeunet, Delicatessen, France, 1991, couleur, 99 minutes.

[10]Starlog était un magazine mensuel américain publié entre 1976 et 2009 et dédié à la science-fiction. L’ouvrage de Mike Ashley, Gateways to Forever: The Story of the Science Fiction Magazines from 1970 to 1980, revient, entre autres, sur l’importance croissante qu’a pris ce magazine dans le paysage de la science-fiction à partir des années soixante-dix (Mike Ashley, Gateways to Forever: The Story of the Science Fiction Magazines from 1970 to 1980, Liverpool University Press, 2007).

[11]Fondé en 1980, le magazine américain Cinefex s’intéressait surtout aux effets spéciaux cinématographiques. Il est actuellement toujours actif.

[12]Actif entre 1978 et 1985, le magazine américain Fantastic Films était spécialisé dans la science-fiction et la fantasy.

[13]Fondé en 1919 et toujours actif, le magazine américain American Cinematographer s’intéresse au cinéma dans sa globalité, tous horizons confondus. Le cœur du magazine consiste en de longues interviews avec des cinéastes ainsi que des articles portant sur la technique cinématographique.

[14]Richard Marquand, Star Wars: Episode VI – Return of the Jedi, États-Unis, 1983, couleur, 131 minutes.

[15]Robert Zemeckis, Back to the Future, États-Unis, 1985, couleur, 116 minutes.

[16]Steven Spielberg, Indiana Jones and the Last Crusade, États-Unis, 1989, couleur, 127 minutes.

[17]Les conférences TED (Technology, Entertainment & Design) sont renommées au niveau international pour la diversité des sujets qu’elles abordent ainsi que leurs intervenants. Martin Villeneuve y a donné une conférence intitulée « Comment j’ai réalisé un film impossible » en 2013. Il est à ce jour le premier et unique Québécois à être intervenu dans ce contexte. Vue plus d’un million de fois et sous-titrée en une trentaine de langues, la conférence est disponible en ligne sur le site de TED : https://www.ted.com/talks/martin_villeneuve_how_i_made_an_impossible_film

[18]François Truffaut, Jules et Jim, France, noir et blanc, 1962, 102 minutes.

[19]Federico Fellini est un cinéaste italien ayant notamment réalisé les films La dolce vita (1960), La strada (1954), Huit et demi (1963) ou encore Fellini Roma (1972).

[20]La Fièvre d’Urbicande, album-culte de la série Les Cités obscures du tandem Schuiten & Peeters, initialement publié en noir & blanc chez Casterman en 1985, fait présentement l’objet d’une réédition en couleur.

[21]Dans son traité Harmonices Mundi, publié en 1619, l’astronome Johannes Kepler présente une théorie consistant à attribuer aux planètes une musicalité qui leur est propre. Il fait se connecter le physique et le spirituel, notamment par le prisme de la musique. La séquence d’ouverture de Mars et Avril offre une interprétation visuelle de cette théorie : https://vimeo.com/66697472

[22]François Schuiten est un dessinateur belge de bande dessinée. Il a travaillé sur la conception visuelle de Mars et Avril.

[23]Robert Lepage interprète la tête d’Eugène Spaak dans Mars et Avril.

[24]David Fincher, The Curious Case of Benjamin Button, États-Unis, 2008, couleur, 166 minutes.

[25]La technique du morphing est utilisée au cinéma pour transformer une image en une autre de manière organique.

[26]Georges Méliès, Le Voyage dans la Lune, France, 1902, noir et blanc, 14 minutes.

[27]Le lens flare est un effet visuel très utilisé au cinéma qui consiste à rendre visible des traits de lumière ou des cercles lumineux à l’écran, au contact d’une luminosité très vive.

[28]Ridley Scott, Blade Runner, États-Unis, 1982, couleur, 111 minutes.

[29]Denis Villeneuve, Blade Runner 2049, États-Unis, 2017, couleur, 163 minutes.

[30]Luc Besson, The Fifth Element, France, 1997, couleur, 126 minutes.

[31]La Biosphère est un musée situé à Montréal qui fut ouvert en 1995. Il s’agit d’un dôme géodésique conçu par l’architecte américain Richard Buckminster Fuller à l’occasion de l’Exposition Universelle tenue à Montréal en 1967.

L’incertaine réalité : Rêves, illusions et hallucinations

Revue Chameaux — n° 12 — mars 2021

Dossier

  1. Présentation du numéro

  2. Lola Abba, le spectre du grand réel

  3. L'appareil imaginaire : matière du cinéma bergmanien et refus du cadrage réaliste

  4. La grande ville et la merveille après les Surréalistes : Aux frontières de la réalité métropolitaine dans l’œuvre de Jacques Réda

  5. L'espion aux frontières du réel ou James Bond et l'au-delà

  6. Francis Bacon – David Lynch : Une plasticité du sensible

  7. Le jeune Christopher Nolan : Lecture merleau-pontienne de Following, Insomnia et Memento

  8. Quand le virtuel se substitue au réel : incertitude ontologique et dualisme numérique dans le jeu vidéo Enslaved : Odyssey to the West

  9. Rêves et voyages initiatiques dans la poésie d'Elizabeth Bishop

  10. L'Aventure du rêve – La Traumnovelle d'Arthur Schnitzler

  11. Dépasser les limites de la réalité : Entretien avec le réalisateur Martin Villeneuve

  12. Rêves, illusions, hallucinations chez Terry Gilliam : Le rêve comme refuge impossible

  13. Par-delà le mur de l'entendement : Valeur épistémique et fonctions narratives du rêve dans l’œuvre de H.P. Lovecraft

  14. La « Folie spirite » ou « Le délire hallucinatoire » : La littérature médiumnique féminine aux frontières du réel