Le roman au temps du loufoque. Entrevue avec François Ricard

Par Guillaume McNeil Arteau — Le roman en question

Quand le comité de Chameaux a décidé de consacrer un numéro au roman, le nom de François Ricard est immédiatement apparu en tête de liste. Les diverses fonctions qu’il remplit ou a remplies dans le monde littéraire – professeur, critique, biographe, essayiste, éditeur – confèrent un point de vue général à ses observations sur la littérature. Mais surtout, ses multiples travaux accordent une place toute particulière au genre romanesque, faisant de ce genre le lieu d’une véritable pensée dont le devoir est de questionner l’homme et le monde. C’est avec une grande générosité que François Ricard a accepté de partager par écrit ses réflexions, tout comme ses questionnements, sur le roman.

Guillaume McNeil Arteau François Ricard, d’abord merci d’avoir accepté l’invitation lancée par Chameaux.Je commencerais, si vous le voulez bien, par m’adresser à l’essayiste. Au cours de ma lecture de vos Chroniques d’un temps loufoque, parmi les divers phénomènes contemporains que vous analysez parfois avec humour et parfois avec causticité, j’ai relevé la récurrence du terme « moderne ». Avant de parler du roman en tant que tel et de la place qu’il occupe ou pourrait occuper dans nos sociétés et dans nos vies, il me semble pertinent de clarifier ce terme. D’un point de vue strictement temporel d’abord, en vous lisant, il me semble déceler « deux modernités », pour reprendre la distinction que fait Benoît Duteurtre dans Le grand embouteillage : il y aurait celle d’une époque qui semble révolue, c’est-à-dire une modernité des grandes avancées qui bouleversent toutes les structures connues – politiques, sociales, idéologiques et esthétiques entre autres -, et il y aurait celle qui est à l’œuvre aujourd’hui, celle qui est en continuité et pourtant rompt d’une certaine façon avec la première, celle qui serait à l’origine du caractère loufoque de notre temps. Comment expliquer ces deux visages d’une même modernité ? Et la décennie 1960 marque-t-elle en Occident le moment pivot de cette transformation de l’esprit moderne ?

François Ricard Votre question m’embête passablement, car je ne suis ni philosophe ni « théoricien », mais seulement un pauvre essayiste, c’est- à-dire quelqu’un qui, pour penser et écrire, se débrouille tant bien que mal avec les moyens du bord, en simple amateur, et n’utilise les termes comme celui que vous mentionnez que comme des mots un peu vagues, plus proches de la métaphore ou de l’image poétique que du concept proprement dit. Mais je vais essayer de ne pas trop me défiler, au risque d’aggraver mon cas…

Il est vrai que dans mes écrits j’emploie le terme « moderne » un peu à tort et à travers, comme bien des gens, d’ailleurs. Mais c’est que la signification du mot – ou plutôt : sa polysémie, ou mieux : son ambiguïté – le permet, n’est-ce pas ? Cela dit, je pense moi aussi qu’il y a deux « modernités » bien distinctes, sinon opposées l’une à l’autre. Pour faire court, et en m’en tenant au domaine que je connais le moins mal, celui de l’art et de la littérature, disons que la première correspondrait grosso modo à la dernière époque de ce qu’il est convenu d’appeler, justement, les « Temps modernes », c’est-à-dire les deux siècles qui suivent la Révolution française. C’est cette modernité-là qui était à l’œuvre, et avec une force qu’elle n’avait peut-être jamais eue jusqu’alors, dans ce que nous avons coutume d’appeler l’« art moderne », c’est-à-dire, en gros, toutes ces créations éclatantes qui, à partir du dix-neuvième siècle, ont bouleversé la poésie (de Baudelaire au surréalisme), le roman (de Flaubert à Gombrowicz), la peinture (de Cézanne à Picasso), la musique (de Beethoven à Stravinski) ou la philosophie (de Nietzsche à Levinas), et dont l’un des traits essentiels était de se trouver, toutes ensemble, en situation de continuité et de rupture ; continuité avec l’ambition séculaire de l’art et de la pensée, qu’il s’agissait de pousser toujours plus avant dans la découverte et la critique du monde, et rupture avec la société environnante et les discours communs, dont la résistance était perçue à la fois comme un obstacle et un aliment. Double postulation qu’Octavio Paz (dans Point de convergence) décrivait comme une « tradition de la rupture ».

Or tout cela se termine – ou s’épuise – quelque part dans le dernier tiers ou le dernier quart du vingtième siècle, alors que se met en place la « deuxième » modernité – certains l’appellent « post-modernité », je l’appellerais, pour ma part, « néo-modernité » -, c’est-à-dire le monde dans lequel nous nous trouvons maintenant. En fait, ce qui change alors, ce n’est pas l’ambition moderniste en soi, qui continue de se réclamer des mêmes valeurs d’émancipation et de recherche du nouveau, mais bien les conditions de son exercice, à mesure que la société, pour des raisons (économiques, idéologiques, démographiques, etc.) qu’il serait fastidieux d’évoquer ici, se « convertit » elle-même tout entière au moderne et cesse, par conséquent, de résister, tendant au contraire à s’identifier au projet moderne (ou à une version simplifiée du projet moderne) comme à sa vocation enfin découverte et assumée. Cette conversion – ce renversement qui a fait basculer les sociétés contemporaines du régime de la résistance à celui du consentement – a été abondamment et brillamment analysée par des penseurs comme Christopher Lasch, Gilles Lipovetski, Guy Debord, Jean Baudrillard, Jean-Claude Michéa ou mon cher Philippe Muray, aux propos de qui je ne vois rien d’important à ajouter. Sinon ceci peut-être : le néo-moderne, c’est le moderne « dé-dialectisé », réconcilié, domestiqué, c’est-à-dire transformé en pur instrument des forces qu’il prétendait combattre et qui ont fini, en s’emparant de sa substance, par l’avaler corps et âme et par le priver de toute fonction, si ce n’est de célébrer et d’aggraver sans cesse leurs conquêtes. Et c’est ce qui rend le néo-moderne à la fois dangereux et loufoque. Dangereux parce qu’en persistant dans ses visées supposément « émancipatrices » et dans son idolâtrie de la « rupture », qu’il ne peut plus seulement revendiquer puisque plus rien ne s’y oppose mais qu’il doit sans cesse pousser plus loin, condamné à une sorte de surenchère perpétuelle, il se trouve à servir – en la couvrant du prestige hérité de la première modernité – la destruction du monde, de cette partie « diabolique » ou « archaïque » du monde qui faisait de celui-ci un lieu problématique, conflictuel et donc humain. Et loufoque parce qu’il n’y a rien de plus drôle qu’un innocent heureux, qui, croyant infléchir le mouvement du monde, ne fait que collaborer à son accélération et qui, croyant inventer du nouveau, ne fait que répéter, que singer des gestes et des pensées autrefois percutants devenus à présent un pur rituel sans raison ni conséquence. Affirmer en 1873 : « Il faut être absolument moderne » avait quelque chose de scandaleux ; ânonner la même chose aujourd’hui ne peut que relever de l’humour involontaire, qui est bien la sorte d’humour la plus comique qui soit. Prenez par exemple un artiste « contemporanéiste » d’aujourd’hui ou, mieux encore, ce personnage improbable que l’on continue d’appeler un « militant ». Il ne voit pas, en proclamant sa « révolte » et son désir de « subversion », que ces « valeurs » recoupent exactement les slogans entonnés à la cantonade par les journalistes, les publicitaires, les enseignants, les psychologues, les sociologues, les politiciens, les grands patrons et tout l’appareil gouvernant la société dans laquelle il vit, dont il devient ainsi l’allié objectif (comme disaient naguère les marxistes), le mandataire zélé ou, plus justement, le bouffon. Et le loufoque, en somme, n’est rien d’autre que le sourire – à la fois attendri et méchant – qui naît dans l’esprit de celui qui, même s’il sait qu’il en fait lui-même partie, ne peut plus prendre ces simulacres et ces simagrées au sérieux.

Comment cette néo-modernité loufoque est-elle descendue sur le monde, bien malin qui pourrait le dire. Une chose paraît claire cependant, du moins à mes yeux, et c’est cela qui a inspiré en bonne partie mon essai de 1992 sur La génération lyrique : cet avènement – dont de grands spectacles comme Mai 68 ou la chute du mur de Berlin ont constitué des sortes d’emblèmes symboliquement très chargés – a coïncidé avec l’époque où une nouvelle génération (la mienne) a pris les commandes de la société et imposé son rêve de jeunesse éternelle, c’est-à-dire sa bonne conscience absolue, son irresponsabilité à l’égard de tout héritage, son droit (que personne ne contestait) de corriger le passé et de recommencer le monde à neuf – ce qui veut dire, forcément, se condamner à l’innocence et à la répétition loufoque.

G.M.A. Quittons, si vous le voulez bien, les grandes considérations temporelles et théoriques pour nous tourner vers un domaine où vous serez, je l’espère, plus confortable, le roman. Nous pourrions penser avec une certaine naïveté que l’époque néo-moderne dans laquelle nous vivons a favorisé la pratique du roman, ce qui semble en apparence se produire par la prolifération de romans et les ventes parfois démesurées qui laissent croire que le genre ne s’est peut-être jamais aussi bien porté. Et pourtant, comme ce fut le cas à plusieurs époques, le roman paraît « menacé » – j’ai bien peur de passer pour un alarmiste ou un Sainte-Beuve en employant cette expression, faute de mieux… Ce régime du consentement sous lequel se fait le roman aujourd’hui compromet-il ce que vous appelez le devoir romanesque, à savoir celui de questionner le monde et de le comprendre ?

F.R. Votre question dit déjà l’essentiel de ce que j’aurais à dire. Bien sûr, le « roman » (défini comme un récit en prose de x pages relatant une aventure survenue à des personnages plus ou moins fictifs) occupe aujourd’hui, non seulement dans l’industrie du livre dit littéraire, mais aussi dans la vision commune que se font de leur activité aussi bien les écrivains eux-mêmes que les critiques et les lecteurs, une place si large, si effrontément dominante, qu’il est difficile de ne pas donner raison à Richard Millet lorsqu’il dénonce cet « enfer du roman » par quoi se définit selon lui ce qu’il appelle la « postlittérature » contemporaine, caractérisée par l’accumulation ad nauseam de livres médiocres ne faisant que ressasser de vieilles recettes en les apprêtant au goût du jour, à la bonne conscience vertueuse de notre époque. En ce sens, oui, on peut dire qu’il existe un lien entre la néo-modernité dont je parle et cet envahissement du roman (on pourrait dire : du « postroman »), qui en est, d’une certaine façon, l’un des symptômes les plus éloquents, si bien que le dernier recours de la littérature, dans ces circonstances, se trouve peut-être, comme le laisse entendre Millet, dans le choix de renoncer au roman. Entendre : renoncer à Y écriture romanesque, qui risque trop, en effet, de ne faire qu’ajouter du vide au vide, du mensonge au mensonge, du loufoque au loufoque majestueux de notre monde. Mais je n’en suis pas sûr. Je ne suis pas sûr que, malgré la banalisation et les contrefaçons dont il est victime, le roman comme art, c’est-à-dire comme forme de l’écriture et de la pensée, ait complètement perdu le pouvoir d’élucidation et d’éloignement ironique qui a été le sien depuis sa fondation. En tout cas, ce serait infiniment dommage, car un monde sans le roman, surtout si ce monde ressemble au nôtre, serait un monde terrible, un enfer plus infernal encore que l’« enfer du roman » évoqué par Millet.

Mais heureusement, il nous reste… le roman. C’est-à-dire le corpus des grands romans qui sont déjà là, offerts à notre lecture, et qui restent d’une actualité, d’une présence aussi fraîche qu’au premier jour. C’est pour moi une évidence : il n’y a pas de saisie plus juste et plus pénétrante de notre monde – et de ce qu’est notre existence dans ce monde – que Don Quichotte, Madame Bovary, L’homme sans qualités, Le procès ou La peau (pour ne mentionner que ceux-là). Ces livres ont été écrits bien avant le triomphe généralisé du loufoque, et pourtant je ne connais pas d’œuvres (même parmi celles d’aujourd’hui, à quelques très rares exceptions près) qui aillent aussi loin dans le dévoilement du loufoque comme possibilité de la conscience et de la vie humaines. Et ce n’est pas un hasard. Car la découverte et la compréhension de l’homme et du monde, de l’homme dans le monde, constituent le territoire même de l’art du roman, c’est-à- dire la vérité et la beauté particulières que cet art est le seul, parmi tous les arts, à pouvoir nous donner.

Bref, nous voici (comme Millet, en fait) dans une drôle de position, incités, d’un côté, à déplorer la dégradation du roman (comme de tant d’autres arts) en pur ersatz, à la fois produit et instrument de l’abêtissement contemporain, et, de l’autre, à nous raccrocher à lui comme à notre dernière planche de salut.

G.M.A. Votre réponse, tout en reconnaissant la légitimité du constat particulièrement sombre que dresse Richard Millet, me semble portée malgré tout par un certain optimisme : quant à la lecture des romans que vous mentionnez, bien sûr, mais aussi à l’égard des ressources de l’écriture romanesque qui ne seraient pas complètement épuisées. Dans cette veine, distinguez-vous une avenue nouvelle – ou du moins différente de celle qui caractériserait le roman des « Temps modernes » – que le roman actuel pourrait emprunter, ou dans laquelle il est déjà engagé, pour répondre au caractère loufoque de notre monde néomoderne ?

F.R. Si je me suis montré optimiste, je m’en excuse, ce n’était pas voulu. Pour répondre à votre question, je dirai simplement : non, je ne vois rien, ni avenue ni rue dans laquelle le roman actuel pourrait ou devrait s’engager. Non qu’il n’en existe pas, non que les possibilités du roman soient nécessairement épuisées et que celui-ci, comme art, ne recèle pas encore des ressources insoupçonnées, mais n’étant pas moi-même romancier (ce qui me distingue de la plupart des professeurs de lettres, admettez-le), je ne peux pas avoir de « programme » ni dire, même sur le mode du souhait ou de la crainte, de quoi l’avenir du roman sera fait. Tout ce que je peux faire, c’est lire (trop peu, sans doute) et observer. Or, dans les romans qu’il m’est donné de lire depuis quelques années (je parle du domaine de langue française), s’il est relativement facile de discerner diverses « tendances » (exercice dont raffolent les journalistes), en revanche j’avoue que les signes de cet esprit tout particulier qu’est depuis son origine l’esprit du roman me paraissent plutôt rares, ou m’échappent le plus souvent. Peut-être suis-je aveugle ou blasé, c’est possible. Mais ce qui me frappe surtout quand je feuillette ce qu’on appelle la « production courante », c’est plutôt (à quelques exceptions près, que vous me permettrez de ne pas désigner nommément) ce qui frappe également Millet dans ce qu’il appelle le « roman postlittéraire », c’est-à-dire le ressassement, la facilité, un ennui né de la répétition des mêmes procédés et des mêmes préoccupations, j’irais jusqu’à dire : de la même « posture » soi-disant ironique et désenchantée qui a caractérisé jusqu’ici le roman moderne. Ce qui fait que, d’une certaine façon, le roman lui-même a aujourd’hui quelque chose de loufoque, si on définit cette qualité par le fait d’imiter sans le savoir et en se prenant terriblement au sérieux des manières de faire qui ont jadis été originales ou percutantes. Écrire comme Flaubert, comme Proust, comme Kundera ou comme qui vous voudrez – même en se dissimulant sous des nouveautés de surface – n’ajoute rien à rien, si ce n’est au vide artistique à la fois comique et désolant de l’époque. Autrement dit, le roman – je l’espère sincèrement – nous réserve peut-être encore des surprises, c’est-à-dire des œuvres d’une beauté et d’une vérité à la fois renversantes et inattendues, mais j’ignore, personnellement, d’où cela nous viendra. J’attends.

G.M.A. J’aimerais, en terminant, revenir si vous le voulez bien sur la place qu’occupe à vos yeux l’œuvre de Milan Kundera dans l’histoire du roman. Dans votre essai Le dernier après-midi d’Agnès, en vous appuyant sur la définition du romanesque selon Hegel – qui suggère que les romans modernes donnent à voir un individu qui s’oppose à « l’ordre existant et à la réalité prosaïque » -, vous distinguez deux étapes dans l’histoire du roman moderne : le roman de la lutte et le roman de l’exil, seconde étape dont les romans de Kundera seraient l’une des meilleures expressions puisque les héros kundériens abandonnent la lutte. Selon vous, dans quelle mesure l’œuvre de Kundera, en « épuisant » le modèle romanesque de Hegel, conclut-elle sinon l’histoire, du moins un chapitre central de l’histoire du roman moderne ?

F.R. À vrai dire, je ne serais pas sûr de pouvoir défendre bien longtemps la validité historique de cette opposition, que j’ai inventée non tant pour décrire l’évolution du roman en général que, tout simplement, pour mieux comprendre l’originalité de l’œuvre de Kundera. Je suis parti de la définition du roman telle qu’on peut la lire dans l’Esthétique de Hegel ; il s’agit donc d’une définition d’inspiration romantique, mais qui, me semble-t-il, peut s’appliquer à l’ensemble du roman moderne, au moins jusqu’à Kafka, sinon jusqu’à nos jours. Selon cette définition, le roman est toujours le récit d’une lutte, ou d’une quête, entreprise par un héros qui, pour tenter d’accomplir son désir, doit faire face à la résistance ou à l’hostilité du monde dans lequel il est jeté. Comme celui-ci, de par sa nature même, ne saurait se plier à ce désir, la lutte ne débouche que sur deux conclusions possibles : soit le héros se détourne du monde et se replie sur lui-même (jusqu’à s’effacer, comme le font Emma Bovary ou Anna Karénine), soit il se soumet, c’est-à-dire accepte la réalité telle qu’elle est et renonce à sa quête (comme Don Quichotte ou Fabrice Del Dongo). Mais dans un cas comme dans l’autre, cette défaite met fin au roman, dont le déroulement aura consisté à suivre aussi longtemps que possible la lutte du héros, en multipliant les épisodes, tantôt épreuves, tantôt demi-victoires, en étirant le « suspense », comme s’il s’agissait d’en ignorer ou d’en retarder indéfiniment l’issue, c’est-à-dire l’échec. C’est ce qui fait, je crois, et comme le montre si bien Yannick Roy dans sa Révélation inachevée1, la grande « vérité existentielle » du roman : il raconte à la fois notre désir et notre aveuglement, la puissance de notre besoin de vivre et la déception fatale qui nous attend, en un mot, le passage inéluctable de la jeunesse à la maturité.

Or, chez Kundera, les choses se présentent sous un jour quelque peu différent. Le temps de la lutte, ici, est terminé. On est dans un autre temps, un autre territoire de l’existence et de la pensée : celui qui s’ouvre aprèsque la lutte ou, plus précisément, après que la défaite a eu lieu. La désillusion qui, dans le roman de type « hégélien », clôt l’aventure du héros (et que René Girard a magistralement analysée à la fin de Mensonge romantique et vérité romanesque), devient ici le principe et la condition même de l’imagination romanesque. Comme si le roman, au lieu de raconter les tribulations de Don Quichotte sur les routes d’Espagne, commençait au moment où celui-ci rentre chez lui et retrouve ses esprits. Cela change tout, évidemment. Sur le plan thématique, ce n’est plus l’homme désirant, l’homme en quête d’accomplissement et en lutte contre le monde qui intéresse Kundera, mais bien l’homme désenchanté, celui qui, ayant lutté et perdu, renonce à son désir, dépose les armes et se met à l’écart, devenant du coup une sorte de déserteur ou d’exilé. Ce qui se traduit forcément, sur le plan formel, par l’invention d’un nouveau mode d’écriture romanesque, marqué par la dévaluation, voire l’abandon pur et simple (dans Le livre du rire et de l’oubli, notamment) de l’intrigue et de la linéarité temporelle au profit d’une composition beaucoup plus souple et éclatée, misant moins sur le suspense ou sur la narration conventionnelle que sur ce que le romancier appelle la « variation », et où il s’agit moins de courir d’une scène ou d’un épisode à l’autre que de tourner, d’errer inlassablement autour de quelques situations révélatrices, et ce, par tous les moyens disponibles, y compris la méditation essayistique, le récit onirique ou les interventions « personnelles » de l’auteur. Dans mon petit essai de 2003, c’est cette forme tout à fait inédite (et magnifique) que j’ai appelée, en m’inspirant d’un passage de L’Immortalité, le « roman-chemin ».

En fait, c’est dans son tout premier roman, La plaisanterie, que Kundera découvre ce nouveau territoire moral et esthétique dont il poursuivra l’exploration tout au long de son œuvre à venir. D’une certaine manière, ce roman relève toujours du modèle « hégélien » et, d’ailleurs, sa forme ne rompt guère, comparée à celle des romans ultérieurs, avec les grandes conventions du genre. C’est qu’il s’agit encore, au départ, d’un roman de la lutte, celle que livre Ludvik, le héros, pour se venger d’un outrage subi des années auparavant. Mais son projet, vous vous en souviendrez, tourne au burlesque : il accomplit bel et bien la vengeance qu’il a préparée, mais pour découvrir en même temps que celle-ci n’a plus de sens et qu’il n’a fait que poursuivre des chimères. Que sa lutte, en d’autres mots, n’a rien changé ; au contraire, elle a fait de lui le jouet de forces (le temps, l’Histoire, l’oubli) contre lesquelles il ne peut rien. Il n’aura été en somme que le bouffon d’une immense, d’une épouvantable « plaisanterie ». Cette prise de conscience éclaire toute la dernière scène du roman, où Ludvik, en se joignant au petit orchestre folklorique de la ville, effectue son « pas de côté », sa sortie hors du désir et de la foi en son destin. C’est-à-dire son entrée dans l’âge de la désillusion et du rire, où vont le rejoindre bientôt la majorité, sinon la totalité des « grands » personnages auxquels Kundera donnera naissance dans la suite de son œuvre et en qui s’incarneront par excellence l’esprit et la beauté singulière du roman de Y exil, qu’il s’agisse du quadragénaire de La vie est ailleurs, de Jakub, Bertlef et Skreta dans La valse aux adieux, de Jan dans Le livre du rire et de l’oubli, de Tomas dans L’insoutenable légèreté de l’être, de Josef dans L’ignorance, ou encore de ces incomparables figures de femmes que sont Tamina (Le livre du rire et de l’oubli), Agnès (L’immortalité) ou Chantal (L’identité). Autant de personnages qui, chacun à sa façon, et avant même d’entrer dans leurs romans respectifs, ont déjà traversé la « frontière », quitté le champ de bataille et trouvé la paix à la fois triste et souriante où celui qui est tombé hors du monde peut enfin se reposer et, lucidement, attendre la fin.

Cela ne veut pas dire que toute trace du monde de la lutte ait disparu, loin de là. Dans chaque roman de Kundera, celle-ci reste présente à travers tel ou tel personnage (Jaromil dans La vie est ailleurs, Ruzena dans La valse aux adieux, Bettina et Laura dans L’immortalité, Vincent dans La lenteur, pour ne nommer que ceux-là), mais elle y est vue depuis cet au-delà de la lutte que représente le monde de l’exil, et donc comme le lieu des illusions et du loufoque. Le lieu par excellence de la jeunesse, de la foi et de « l’innocence avec son sourire sanglant » (La vie est ailleurs).

L’invention du « roman de l’exil » marque-t-elle une rupture ou une révolution dans l’histoire du roman ? Pour ma part, je me méfie de ces interprétations tonitruantes, car je ne crois pas que les arts « évoluent » ainsi, par sauts brusques et déflagrations successives. C’est pourquoi je préfère m’en tenir à des vues plus modestes (ou « conservatrices », si vous préférez). Kundera, en fondant son entreprise esthétique sur l’expérience d’un désenchantement si radical, d’un « désamour » si entier pour le monde, loin de prétendre subvertir ou réformer son art à la manière des avant-gardes, ne fait à vrai dire qu’en prolonger l’histoire, qu’en approfondir une des possibilités latentes restée jusque-là inexplorée. Se faire le romancier de l’« exil », ce n’est pas trahir ou condamner les romanciers de la « lutte » ; c’est ouvrir toute grande une porte que ceux-ci avaient commencé d’entrouvrir avant lui. Et c’est aussi assumer leur héritage en prenant acte, comme eux l’avaient fait en leur temps, de ce que l’Histoire récente et le monde tel qu’il est devenu ont fait de l’existence humaine, matière unique du roman, énigme dont l’élucidation est depuis toujours sa seule raison d’être.

Cela dit, et pour revenir à la place qu’occupe Kundera dans l’histoire du roman, je me permettrai d’insister, en terminant, sur son rôle de « théoricien » ou plutôt, comme il le dirait lui-même, de praticien qui réfléchit à son art. La tétralogie que forment L’art du roman, Les testaments trahis, Le rideau et Une rencontre n’a pas son égal, me semble-t-il, dans le roman moderne. En lisant ces essais d’une intelligence, d’une finesse et d’une clarté incomparables, on a l’impression que le roman, en quelque sorte, y prend conscience de lui-même. Il se dote d’une généalogie bien à lui, il réfléchit à sa nature et à sa « vocation » propres, il essaie de saisir ce qui fait sa spécificité et sa valeur comme art, il explicite ses défis techniques et les multiples possibilités qui s’offrent encore à lui, il s’interroge sur sa place dans le monde actuel, et il se défend contre les attaques et les détournements qui le menacent. Que l’on soit ou non d’accord avec chacune des idées et des hypothèses qu’elle contient, cette œuvre d’analyse et de réflexion marque incontestablement un tournant dans l’histoire du roman moderne, et aucun romancier, aucun critique, voire aucun lecteur, s’il est un tant soit peu sérieux et attaché à l’art du roman, ne saurait aujourd’hui s’en passer. (Quant aux littératurologues et autres misomuses patentés qui la snobent – et ils ne sont pas rares, comme vous savez -, eh bien, tant pis pour eux.)

Notes de bas de page

  1. Yannick Roy, La révélation inachevée, Montréal, PUM (Espace littéraire), 2011.

Le roman en question

Revue Chameaux — n° 4 — automne 2012

Dossier

  1. L’espace-temps du roman

  2. Le temps du roman

  3. Julien Gracq et le roman - Des « fleurs coupées » et de la « plante humaine »

  4. Tolstoï ou les itinéraires de l’intention. Une contribution à l’ontologie du roman

  5. Le roman mis à mal

  6. Le miroitement de la complexité. Norman Mailer et le New Journalism américain

  7. La catastrophe statique. Entrevue avec Marc Angenot

  8. Retour sur l’avenir du roman. Entrevue avec Michel Brix

  9. Le roman au temps du loufoque. Entrevue avec François Ricard

Hors-dossier

  1. Design intérieur