Membre par membre (fragments)

Par John Hea — Le monstre

Qu’est-ce que la monstruosité ? On pourrait relier cette question à celle qui est posée dans l’un des poèmes publiés ici : « Qu’est-ce que l’esprit ? » La monstruosité, pour paraphraser un professeur qui me fut cher, c’est après tout aussi la beauté, c’est la même chose : c’est la perception des extrêmes et donc du milieu, le déploiement spectral de notre propre forme. On s’étonne que les mannequins soient maigres, mais, quoi de plus normal : quels beaux spectres en effet ! Elles doivent figurer les formes variées du désir en devenant elles-mêmes, pour ce faire, des fantômes protéiformes. Une belle femme et un monstre, c’est nous, mais c’est mieux, ou pire : bref, c’est parfaitement nous. Il n’est pas étonnant que « mannequin » désigne autant ces femmes que leurs avatars de plastique habillables et rhabillables éternellement car sans chair, tout comme il n’est pas innocent que sous le même nom de Frankenstein, on en soit venu à confondre la créature et le créateur. Car la monstruosité, c’est aussi l’esprit, comme il a été dit, l’esprit dans son déchirement pathétique quand il veut fonder son immanence mais qu’en même temps il n’arrive pas à prendre tout à fait corps, et c’est cela l’objet réel à mes yeux du roman de Shelley. Où se trouve vraiment l’esprit, en fin de compte, sous quelle forme matérielle se coince-t-il le mieux ? Poser cette question, c’est révéler la tragédie : et pour l’un l’esprit s’échappera sous la forme d’un monstre, d’une créature ratée ; pour l’autre sous la forme d’une vie inutilisable et sans dessein.

J’ai voulu faire de mon texte, ainsi, Membre par membre, une souricière vivante pour attraper à mon tour un certain esprit. J’ai voulu circonscrire quelque chose, en tout cas, le cerner presque perfidement. Mais cette chose était visqueuse, ou alors c’était mes mains qui l’étaient, ou encore, sans doute : mes mots. Une viscosité fondamentale s’exprimait ainsi du moins, au contraire de ce que je cherchais : les mots ont fui en avant naturellement, c’est-à-dire, ont formé des poèmes. Des mots, pourtant, on voudrait un raisonnement clair ! Même, l’humain admettra volontiers qu’il n’est là sur Terre que pour formuler des raisonnements clairs, et que s’il pouvait résoudre son univers à ce point complètement qu’il ne lui resterait plus qu’à s’en retirer discrètement et en toute logique, il s’entendrait bien en effet pour dire que c’est tout ce qu’il avait toujours cherché, puis il disparaîtrait sans grâce ni bonheur, mais sûr de son système. Mais, voilà, la vérité, c’est qu’il tient finalement honteusement toujours un peu à lui-même, un peu trop… Et dans tout ça, comble du ridicule : il finit même par écrire de la poésie par-dessus le marché. Ainsi dans sa compréhension la plus profonde et intelligente du monde se trahit toujours son goût inexpugnable des viscères ; il finit toujours par écrire de la poésie. Ce goût de tripes qu’il cherche lui rappelle sa naissance tout comme il appelle sa mort, le rassure sur sa pérennité et lui révèle son obstination. Ces poèmes, bref, oui, sont obstinés, monstrueusement obstinés. Ils auraient pour volonté de se poursuivre éternellement pour éviter toute disparition. Mais, voilà, en fin de compte c’est l’éternité qui est monstrueuse, faisant de la présence qu’à peine un fragment.

Imaginez, imaginez : un jeune caniche gris très musclé du derrière et des pattes, avec en guise de tête le portrait d’un pierrot qui pleure, et qui sautille comme un ressort ; et alors personne parmi les passants qui cernaient ce triste spectacle ne sut comment bien l’interpréter…

J’aimerais dédier ce message à la jolie maigrichonne,
là, au fond,
qui a le teint cireux et les dents pâles : ses jambes arc-boutées et sa
figure simiesque
siéent à ravir avec sa robe à pois sales – sa bave sentant la soupe et ses aisselles les produits ménagers, tout un parfum subtil émane de
cette créature
et je me demande pourquoi je suis en train de me l’imaginer…

Ah !
Je suis si fatigué que mes yeux bâillent comme des bouches !
Et toi, en avant, on dirait que tu te dédoubles ;
Comme tu étais déjà siamoise, vous êtes maintenant quatre, rattachées à un même tronc
Et comme ce tronc est celui d’un arbre, tels de généreux rameaux, vous émergez donc d’une même souche !
Ce que j’avais d’abord cru comme une place publique n’est autre qu’une véritable forêt !

Écoutez, comme vous bruissez souplement…
Le vent est charmant qui vous fait s’agiter comme des branches !

Mais au fait, ce n’est que moi qui bâille… et mes yeux qui s’embrouillent l’espace d’un moment
Ce qui n’empêche pas que vous soyez une véritable forêt, ou des sœurs siamoises.

Les mots sont comme des petites bulles
que la langue perce sèchement,
hop !

d’un coup de lame
tranchant sa coquille d’air –
petite bulle
– poup! –
La langue, autant au sens propre
que figuré
est un petit scalpel incisif
qui coupe médicalement et sans broncher.
Il n’y a autour que de beaux gros organes palpitants
que le scalpel s’occupe à découper,
déchirant délicatement de sa lame fine
les tissus fermes organiques
qui les entourent de leurs fibres.
Hop ! hop ! ce petit ciseau taille la chair
retenant le cœur libre et juteux
du coup assujetti aux mains calleuses
d’ hommes sales et voraces,
qui, de leur barbe tantôt poudreuse, tantôt grasse
frotteront tantôt mon foie, tantôt mon pancréas,
tantôt le froufroutement affriolant de mes corps adipeux :
OH ÇA CHATOUILLE ! ÇA CHATOUILLE !
VEUILLEZ s’il VOUS PLAÎT LAISSER TRANQUILLE MON CORPS DISSÉQUÉ.

Elle a des doigts de pied peints
Et des cerises aux oreilles
Elle sourit comme une orange
Elle a une chevelure de chou-fleur
Elle ressemble à un légume Rouge

Elle est en forme de moulin
Elle a des pales qui tournoient
Pour retourner la farine jusqu’à redevenir le grain
Elle a le visage fariné, oui c’est cela
Des grosses pommettes comme les épouvantails et des dents à en faire pâlir les clôtures
Des yeux aussi limpides que la lymphe
Elle porte des robes qui lui gonflent le cul comme un nuage
Madame s’évapore et puis elle pleut.

J’ai un meilleur ami
Voici comment il est :
Quelques traits suffisent à le définir ;
Quelques cheveux bleus
hirsutes en coin
Un maigre toupet ;
Une bouche tel un coquillage,
Des moustaches sensibles de chat ;
Son nez est oblong
Et obtus

Son menton fuyant et courbe,

À peine laisse-t-il envisager un cou ;
Il a des yeux comme des amandes vides,
Au centre desquels se tracent d’invisibles iris verts ;
Mon ami, en fait, est impalpable et évanescent
Il est une feuille de papier qui me fixe
Je suis complètement nu.

Ma poésie
Est médiocre
Agressive
Et obscure
Autodestructrice
Vide
Elle s’attaque
À tout de toute part
Trop vite
Elle est de plus
Sa

Cca
Dée
Et sans sens
Irréfléchie
Elle accouche
De pages affreuses
Où je m’adresse au lecteur
Comme pour le violer
Il faut dire
Que j’étais un enfant surprotégé
Que l’on n’a plus aimé ensuite

Que je me serai suicidé d’ici trente ans
Et que les poètes maudits sont tous au bout du compte des homosexuels malheureux et gaffeurs qui rêvent tout haut leurs âneries comme des somnambules mal réveillés ;
Non, vraiment, je ne suis pas cet homme.

J’hésitai une demi-heure devant mon armoire, incapable de décider si j’allais aller ou non à cette soirée, et lorsqu’enfin je fus arrivé à la porte, le pire était effectivement survenu : mes amis s’étaient changés en meubles, et je fus forcé de m’asseoir.

Il pleut des soirs d’hiver endimanchés
et alors tout le monde s’arrête pour regarder ce qui se passe ;
en ce vendredi, il ne fait pas encore noir
Il pleut des monsieurs en complet-cravate qui n’existent qu’en 2D
— qui coulent donc et ruissellent jusque sous le cadre…
Mon Dieu ! ils vont tacher les souliers du monsieur qui regarde !
celui qu’on ne voit que de nuque,
là, devant le tableau,

qui regarde des soirs plus !…

(Hommage à Magritte)

Cheval rouge
aux dents cariées
comme citrouilles
bleues
dans ciel
vert pommade
il pleut jaunisses
dans ta tête humide
la mienne est un gosier.

Flasque porc
dans une nuit de muscles
salive jeune fille argent
s’exclame : eh beauté ! veut coucher pour du liquide ?
jacule formol,
donne béprouvettes.

Arbre-vie,
cheval rouge
etc.

Qu’est-ce que l’esprit ? C’est la simple déduction perceptive de ce qui est, dicte, se meut, possède une autonomie réactive particulière, cette chose qu’on ne peut toutefois pas voir : son propre corps pris comme une sorte de sarcophage, renfermant quelque vide obscur et déterminant. Pourtant on le sait plein d’organes, cet espace ! Il n’y a pas de creux, de cavité supplémentaire pour accueillir l’esprit… Cela enfin est normal, car l’immatériel est invisible ; or, le visible est donc pur matériel, et ce qui est invisible n’est que sa suspension temporaire, sa visiblité potentielle, imminente. Ouvrez- vous le ventre, devant le miroir : c’est cela, votre esprit !

Ah ! Violence
Extrême violence !
Je les ai vus
Dans le noir
Des bras et des mains qui donnaient du coude
Des robes noires…
Dans le satin picoré de paillettes
Et de lumières du dimanche
Jour spécial !
Grande violence !
Les rotules qui roulent
Les cous qui ploient
Les hanches qui ondulent
Les corps qui se frappent,
Doucement
Le tumulte
L’extrême fracas
Le désir des goûts
La salive de la bouche
Qui bouillonne et qui chuinte
Nuit violentée !
Lorsqu’ils sont deux mille
À vouloir cette douceur.
Monstruosités à deux !
À plusieurs !

Ô mon amour !
Mon amour je t’aimerai pour toujours
Je t’aimerai toujours mon amour
Mon amour mon amour
Mon amour mon Amour mon amOUR
me maNge mon amour mE MANGE
MON AMOUR ME MANGE

Le monstre

Revue Chameaux — n° 3 — automne 2011

Dossier

  1. Le monstre

  2. L’autoportrait ou le monstre de soi

  3. Josée Yvon, par effraction

  4. Le monstre, figure comique

  5. Essai « de quoi » sur Paludes et La soirée avec Monsieur Teste

  6. Un univers vianesquement mOnstrUeUx

  7. Membre par membre (fragments)

  8. Une tératologie des textes

  9. À travers ces cadavres mobiles et sans âme. Entrevue avec Olivier Schefer

  10. Autour du cinéma d’horreur. Entrevue avec Richard Bégin