Ce matin-là, je me rendais à pied aux bureaux de Chameaux. J’y avais été convoqué par le comité de rédaction, d’une façon bien laconique qui ne me laissait pas présager la raison de cet appel en apparence grave et impérieux. La veille, une voix masculine m’avait dit au téléphone : « Suis-je chez M. Edgar Edin, reporter-détective ?
— Oui, c’est moi, avais-je répondu, saisissant de ma main libre mon bloc-notes et mon stylo, prêt à noter les détails d’une nouvelle affaire que l’on me confierait.
— Bien. Un contact m’a donné votre numéro. Nous avons besoin de vos services. Êtes-vous libre demain en matinée ?
— … Sans doute, répondis-je, avec une légère hésitation. À qui ai-je l’honneur de parler ? ajoutai-je.
— Je suis secrétaire de rédaction pour la revue Chameaux. Le comité aimerait vous entretenir de certains faits mystérieux qui demanderaient à être éclaircis par un homme d’expérience. Présentez-vous demain, à neuf heures tapantes. Vous connaissez notre adresse ?
À peine avais-je eu le temps d’acquiescer et de confirmer ma présence qu’un déclic me signifiait la fin de la conversation. J’avais trouvé ce secrétaire on ne peut plus malpoli, malgré que je sois habitué à la fréquentation d’individus louches ou pour le moins étranges. Mais on peut être un malfrat avec une exquise politesse, me disai-je, en me rappelant avec une pointe de nostalgie le premier cas sur lequel j’avais enquêté, une histoire de fraude dans les soirées de bingo d’un centre communautaire de la ville1. Le lecteur se rappelle sans doute de quelle habile façon j’étais parvenu à me glisser dans le milieu et, me faisant passer pour un amateur de loterie et de karaoké, à frayer avec l’organisateur de ces soirées, un certain Johny O’Henry. À force de patientes heures passées à estampiller des cartes de bingo et à observer les rouages de cette machine finement menée, j’avais réussi à démasquer les faux joueurs qui, déguisés différemment chaque semaine, se glissaient parmi les joueurs naïfs et qui, munis de cartes préparées à l’avance par Johny et ses complices, tiraient sans surprises les numéros gagnants. Certaines boules avaient été truquées et, grâce à un savant système équilibré par les lois de la physique – Johny était un être très instruit et un fameux mathématicien – ces boules étaient toujours tirées avant les autres par l’animateur qui tournait d’un bras de fer le boulier. Enfin, bref, je vous épargne les détails de l’affaire mais, outre un succès foudroyant qui m’avait propulsé d’emblée aux unes des journaux, comme chacun le sait, le démantèlement de tout le réseau des fraudeurs avait suivi, grâce à mon intrépidité, et tous s’étaient retrouvés en prison, y compris Johny. C’était non sans un pincement au cœur, je le dévoile aujourd’hui, que j’avais renoncé à la compagnie de ce dernier. De ses manières exquises de parfait gentleman, je peux l’avouer sans rougir, j’ai gardé une certaine tenue qui n’entre pas pour rien dans ma réputation. Mais j’ennuie peut-être mon lecteur de ces remémorations de reporter. Revenons à mon affaire actuelle.
Malgré l’impolitesse catastrophale du secrétaire de rédaction de Chameaux, je me rendis au rendez-vous, car je ne peux résister au mystère (et, bien entendu, aucun mystère ne peut non plus me résister). Le secrétaire m’attendait dans le hall d’entrée. Si brusque au téléphone, il se révéla en personne être d’une amabilité empressée. Il me fit pénétrer dans une salle où les cinq membres du comité m’attendaient, assis autour d’une table ronde. Ils m’invitèrent à prendre place parmi eux. Dès lors, je ne pourrais plus trouver une minute de repos avant que cette affaire ne soit complètement, absolument et résolument résolue.
— M. Edin, soyez assuré que nous vous sommes très reconnaissants de l’empressement et de la disponibilité dont vous faites preuve. Nous sommes bien conscients que nous faisons appel à vous à la dernière minute et que votre horaire doit être singulièrement chargé…
— Peu importe. Je suis toujours prêt pour les affaires sérieuses. Aussi, si vous vouliez bien passer tout de suite aux détails, je crois avoir compris que nous n’avons pas une minute à perdre…
— En effet, M. Edin. Le temps presse.
L’homme blond qui m’avait adressé la parole toussota et échangea un regard significatif avec ses collaborateurs. Il reprit :
— Avant de poursuivre, je crois bon de vous demander – mais cela est une pure formalité, vous voyez, j’imagine bien que ce n’est pas nécessaire… Je crois donc bon d’exiger de votre part le secret absolu. Aucun détail ne doit filtrer nulle part, car cela nuirait sans aucun doute à Chameaux.
— C’est entendu. C’est même résolument entendu, ajoutai-je avec assurance, pour les mettre en confiance. (Bien qu’à mon humble avis, au point où j’en suis dans ma carrière, ma réputation de parfaite éthique professionnelle me précède. Ainsi, par exemple, dans l’affaire du bingo… ah ! mais je m’égare.)
— Merci, fit gravement l’homme blond.
Je profitai de ces préliminaires pour me laisser aller à quelques secondes de contemplation des individus en présence. En effet, nul besoin pour un reporter-détective aguerri de plus de temps afin de saisir d’un œil perçant, acéré, dirais-je même, par l’expérience, les psychologies, tempéraments, côtés obscurs, etc., de chacun, et les tensions, aberrations et polissonneries qu’un œil normal ne peut apercevoir. Je fus quelque peu déçu par cette première investigation. Tous semblaient pour le moins banals.
L’homme blond entra alors dans le résumé de l’affaire. Il s’exprimait d’une voix claire et posée. Je saisis mon calepin (je suis un fervent admirateur des anciennes méthodes, qui ne m’ont d’ailleurs jamais fait défaut jusqu’à présent) et pris des notes à mesure qu’il parlait : « Voici : depuis plusieurs mois déjà, l’équipe de la revue travaille avec acharnement à la préparation de son sixième numéro, La presse et l’invention littéraire. Or, avant-hier, dans l’après-midi, alors que j’entrais ici en compagnie de mon collègue », il me désigna du menton un jeune homme très grand, mince et barbu, qui portait incongrument un casque de vélo, et qui opina du chef, « je fus stupéfait de constater que la salle de rédaction avait été mise sens dessus-dessous. Des papiers voletaient encore dans les airs – une fenêtre était restée ouverte, par où, je le suppose, le voleur s’est échappé en nous entendant arriver –, et sur l’écran de l’ordinateur s’affichait un message confirmant que la corbeille avait été vidée. Aussitôt, j’eus des palpitations et je vérifiai l’état de nos dossiers informatiques, pendant que mon collègue cycliste ramassait un éparpillement de papiers importants. Je poussai un cri d’horreur : on avait supprimé tous les articles et le manuscrit du numéro sur lequel nous travaillions ! Tous nos courriels avaient également été effacés, le disque dur externe, volé, de même que la version papier que nous avions fait imprimer récemment. Vite, je saisis mon téléphone portable et appelai tour à tour les autres membres du comité afin de savoir si quelqu’un possédait une version quelconque du numéro. Je fus soulagé lorsque ma collègue », il se tourna en direction de l’élément féminin du comité, qui arborait un air dévasté, « m’apprit qu’elle avait déjà, par excès de zèle, envoyé la version finale du manuscrit au graphiste. Nous pourrions sans problème, m’assurait-elle, en récupérer une copie. Je respirai enfin. Nous étions sauvés. J’appelai alors notre graphiste, un homme fiable et fidèle au poste, afin qu’il me le confirme lui-même de vive voix. Ce cauchemar allait prendre fin ! Mais à mon grand désarroi, je laissai sonner et sonner sans pour autant obtenir de réponse. Je rappelai plusieurs fois pendant l’heure qui suivit, sans succès. Pendant ce temps, tous les membres du comité étaient arrivés sur les lieux. Nous décidâmes alors de nous rendre chez le graphiste. Nous avons sonné à sa porte, cogné, tambouriné, mais il n’y avait pas âme qui vive à son domicile. Nous avons commencé notre petite enquête, en appelant tous les gens qu’il connaissait, mais personne ne l’avait vu. Nous avons passé la soirée, puis la journée du lendemain – c’est-à-dire hier – à le rechercher. Devant ce qui nous semble bien être une mystérieuse disparition, nous avons décidé de faire appel à vous. »
L’homme blond s’était interrompu. Je sentais la tension qui saturait l’atmosphère de la petite pièce. Tous me regardaient avec des yeux suppliants et remplis d’espoir. « M. Edin, vous êtes notre seul recours. Pouvez-vous nous aider à récupérer le manuscrit volé et à retrouver notre graphiste ? »
— Tout à fait. Ce sera un jeu d’enfant. Tout d’abord, j’ai quelques questions…
— Allez-y.
Je consultai mon calepin, sur lequel j’avais noté pendant l’exposé les points que je voulais d’abord éclaircir. Je suis un être foncièrement méthodique et discipliné.
— Hum hum… Y avait-il des traces d’effraction lors de votre arrivée sur les lieux ? La porte extérieure était-elle ouverte ? Et celle de la salle de rédaction, peut-on la fermer à clef ?
— La porte extérieure était fermée à clef. Il n’y avait aucune trace d’effraction, non plus que sur la porte de la salle de rédaction, qui était également fermée. Par ailleurs, il est impossible que le voleur ait pénétré par la fenêtre. Celle-ci était fermée de l’intérieur à son arrivée.
— En êtes-vous bien sûr ? demandai-je à l’homme blond.
— Absolument.
— Hum humm, fis-je, en me grattant le menton.
Je songeais que le voleur possédait nécessairement une clef et qu’il était alors un habitué des lieux, ou bien qu’il devait avoir trouvé ici un complice. Mais je ne fis pas part de mes déductions à mes interlocuteurs. Il vaut mieux garder certaines informations cruciales pour soi. Alors, un autre des membres du comité, qui n’avait pas parlé jusqu’ici et qui semblait me dévisager suspicieusement, se pencha vers moi par-dessus la table :
— M. Edin, dit-il, il serait sans doute bon que vous jetiez un coup d’œil à la salle de rédaction où le vol a eu lieu, qu’en pensez-vous ?
Je crus déceler une nuance d’ironie dans sa question. Néanmoins, je demeurai stoïque et acquiesçai gravement. Il est important de conserver en toute circonstances une certaine contenance. Je me levai et le suivi dans le hall d’entrée. Il était environ de la même taille que l’homme blond, mais il avait les cheveux bruns. Appelons-le donc l’homme brun. Il poussa la porte de la salle de rédaction, qui faisait face à la petite salle où nous étions réunis. Nous nous retrouvâmes dans une assez grande pièce carrée, remplie d’une quantité incroyable de papier, sous toutes les formes possibles : livres, magazines, journaux, feuilles volantes, calepins, cahiers, bloc-notes, et même de nombreuses boules de papier chiffonné qui avaient sans doute servi à élaborer une énième idée éphémère ou, pensai-je, un bout d’article, une introduction. Impressionné, je demeurai un instant immobile. Mon guide, qui, visiblement et sans aucune raison apparente, ne semblait pas beaucoup m’apprécier, laissa échapper un sourire où ne manquait pas d’entrer une nuance de scepticisme : « Voilà, M. Edin, vous êtes sur les lieux du crime. » Décidément, cet individu me devenait de plus en plus antipathique. Je le notai dans mon calepin. En effet, ma technique d’enquête est des plus personnelles, et accorde une très grande importance, je dirais même, une importance résolument fondamentale, à mes intuitions et à mes impressions. J’ai du flair, il faut bien se l’avouer.
— Mon cher… je ne veux pas être impoli, surtout pas, mais je vous prierais de me laisser seul dans cette pièce quelques instants, la porte fermée, évidemment, afin que je puisse recréer mentalement le crime et me placer dans la peau du voleur de manuscrit.
— Bien entendu, répondit l’homme brun, avant de sortir.
Alors, je sortis de ma poche intérieure la loupe portative que j’y place en permanence et débutai méthodiquement mes recherches. Je commençai par scruter le sol en quête d’un objet oublié ou d’un indice quelconque pouvant me lancer sur la piste du coupable. Or, trop de papiers jonchaient le plancher pour y trouver quoi que ce soit. Je me mis alors à classer et à replacer les livres et les papiers. Un bruit, comme un gloussement, me fit me retourner vers la porte : derrière une fenêtre ronde, je voyais distinctement les membres du comité qui m’observaient comme des bêtes curieuses, avec cependant un air amusé qui me mit hors de moi. Je ne supporte pas qu’on ne prenne pas au sérieux mon travail. Néanmoins, je me mis à genoux et poursuivis mon classement. Je ne me laisse pas si facilement détourner de mon devoir. Enfin, je découvris une trace qui me charma. J’allai vers la porte et fit entrer mes observateurs.
— Voyez, dis-je, là, sur le plancher, près du mur, sous la fenêtre.
Tous se penchèrent en avant. En soulevant une feuille de papier qu’un courant d’air avait poussée là, j’avais fait apparaître au grand jour une trace de pas, sale sur le plancher clair, et de forme très étrange. J’avais déjà eu le temps, depuis le début de notre réunion, de remarquer la forme et la pointure des souliers de tous les membres du comité, et cette trace-ci était fort nouvelle et fort distincte, c’était l’évidence même. Elle me rappelait à certains égards des traces de pas similaires, ou bien des pieds, que j’avais dû rencontrer quelque part, déjà, mais je ne parvenais pas à identifier où. Je crois que c’est la minceur et l’élégance de la trace qui me frappa surtout.
— Remarquez le bout pointu qui va s’allongeant, fis-je aux membres du comité, ainsi qu’au secrétaire de rédaction, qui nous avait rejoint. Nous avons à ce moment une raison d’espérer. La situation n’est pas du tout aussi perdue qu’elle en avait l’air quelques minutes auparavant. Comme le disait Rouletabille, ou son fidèle ami, je ne sais plus… aujourd’hui, qu’avions-nous à combattre ? Des ténèbres ! Où était l’ennemi ? Partout et nulle part ! Nous ne pouvions ni viser, ne sachant où était le but, ni encore moins prendre l’offensive, ignorant où il fallait porter nos coups ! Mais la situation se retourne en notre faveur ! La lumière commence à se frayer une voie à travers les ténèbres !…
J’étais enthousiaste. Il m’arrive parfois d’atteindre une certaine éloquence dans ces moments d’élan spontané. Je cessai de parler et de gesticuler et me mis à croquer la trace sur mon calepin, sous les yeux attentifs de tous :
Je fis circuler mon dessin à la ronde, et chacun prit le temps de l’examiner. Malheureusement, cela ne nous mena nulle part : personne ne semblait connaître ou reconnaître cette trace. Je décidai alors de ne laisser aucune piste inexplorée, et je demandai si on pouvait me mener chez le graphiste. Je sentais que c’était là le point de départ raisonnable de la suite de mon enquête. Tous se regardèrent. Visiblement, personne n’avait envie de me servir de guide. Je commençais à déplorer l’apparente léthargie des chameliers, et je regardai alors le troisième homme du groupe, moins blond que le premier, mais définitivement moins brun que le deuxième, disons donc l’homme châtain. Il m’avait l’air plutôt sympathique, et je lui demandai personnellement s’il voulait bien m’accompagner.
— Bien entendu, M. Edin, répondit-il.
— Au fait, pourquoi ne m’appelleriez-vous pas tous Edgar, tout simplement ?
Après ce rapprochement (très important, voyez-vous : dans une situation où chacun est un suspect potentiel, il est bon de susciter la confiance et les confidences…), je pris congé des autres membres du comité et sortis en compagnie de l’homme châtain. Il avait de grands yeux bleus. Je me sentis tout de suite des affinités avec lui, puisque je pensai – non sans raison – qu’il devait être un bon observateur, tout comme moi.
— Vous verrez, Edgar, l’appartement de notre graphiste n’est pas très loin d’ici. Normalement, il travaille chez lui et sort peu, c’est pour cette raison que son absence nous a tout de suite alertés.
J’acquiesçai à ces considérations pleines de bon sens tout en examinant le quartier et en marchant d’un pas allègre – je remarquai non sans quelque fierté que des piétons se retournaient, sans doute impressionnés par l’allure professionnelle que me conférait mon nouveau costume sur mesure en flanelle à carreaux bruns. Celui-ci était résolument parfait, me disais-je, et mon tailleur avait bien raison, la flanelle ne gène en rien mes mouvements, qui doivent être souples et alertes vu les circonstances imprévues et tragiques dans lesquelles je risque de me retrouver. C’est le métier ! Je n’avais qu’un seul regret, c’était d’avoir dû me départir de ma pipe à tabac, sombre habitude acquise à la lecture des récits de mes maîtres reporters, et qui m’avait été fortement déconseillée par mon médecin.
Nous arrivâmes devant un immeuble à logements de quatre étages. L’appartement du graphiste était au deuxième. L’homme châtain sonna : aucune réponse. Je pris alors l’initiative géniale – je la tiens d’un film – d’appuyer à la fois sur tous les numéros, ce qui fit en sorte que les locataires répondirent tous en même temps et qu’au moins l’un d’entre eux cru devoir ouvrir la porte.
— Vieux truc, fis-je en clignant de l’œil à l’homme châtain qui me regardait, quelque peu subjugué.
J’escaladai les marches quatre à quatre et tambourinai sur la porte de l’appartement numéro six. Au-dessous du judas, une petite affichette en carton qui avait été clouée là indiquait :
P.L.C. graphiste professionnel
au service des mots et des chameaux
veuillez prendre rendez-vous.
— Ah ça ! C’est un fantaisiste, votre graphiste. Tout comme moi, remarquez… dis-je à l’homme châtain.
Après une attente vaine, ce dernier s’apprêtait déjà à descendre l’escalier, mais je le retins par la manche.
— Si on veut des résultats, il faut prendre parfois les grands moyens. Aidez-moi, voulez-vous ?
À deux, nous nous élançâmes contre la porte, mais celle-ci résistait, elle était résolument résolue à ne pas nous laisser passer, me sembla-t-il, et nous nous écrasâmes sans grâce contre le bois lustré. « Quelle déconfiture ! » me disais-je. « Si Johny O’Henry nous voyait de sa cellule, ce qu’il rigolerait ! Lui qui est sans doute venu à bout de dizaines et de dizaines, voire de centaines de portes tenaces dans sa carrière. » L’homme châtain me suggéra alors d’enfoncer plutôt la porte au niveau de la serrure, à l’aide du pied, ce que je fis, cette fois avec succès.
Nous pénétrâmes dans une pièce sombre. La lumière extérieure filtrait à travers les stores baissés. Dans les rayons, de fines particules de poussière flottaient, en suspension. L’homme châtain trouva un interrupteur et nos yeux purent enfin apercevoir les détails des lieux. J’avançais lentement dans un long corridor. À ma droite, des mouches voletaient autour d’une assiette sale posée sur le comptoir de la cuisine. La pièce suivante, le salon, ne présentait rien de particulier à noter. Dans la chambre, dont la porte était close, je trouvai quelques paires de souliers abandonnées. Je les examinai rapidement, afin de voir si l’une d’entre elles ne correspondait pas, par chance, à l’empreinte, mais ce n’était pas le cas. Enfin, nous arrivâmes dans la dernière pièce, qui donnait sur un petit balcon. Elle servait manifestement de bureau. Un ordinateur était encore ouvert. Précipitamment, l’homme châtain se pencha vers l’écran et commença à vérifier le contenu du disque dur. J’observais par-dessus son épaule, tout en remarquant une certaine odeur qui flottait dans l’air, une odeur étrange, lourde, exotique, qui me rappelait les dimanches à la messe de mon enfance. J’aperçus alors sur le coin du bureau un bâton d’encens à demi brûlé, au-dessus d’une petite assiette ronde emplie de cendres.
— Edgar, je ne trouve pas le manuscrit ! s’écria l’homme châtain, avec un certain désespoir qui ne me semblait pas feint, notai-je mentalement.
— Peut-être a-t-il été imprimé ou bien enregistré ailleurs ? demandai-je.
L’homme châtain se mit à fouiller toutes les pièces de fond en comble. Pendant ce temps, j’examinai attentivement l’espace de travail, et mon attention se fixa à nouveau sur le bâton d’encens. Je ne sais pourquoi, je pressentais alors – il s’agit d’une de ses impressions qui, je vous l’ai déjà expliqué, guident le cours de mes enquêtes – que ce bâton d’encens était l’une des clefs du mystère. Il me semblait inusité qu’il se trouvât là ; je me disais, par l’une de ces prodigieuses avancées de l’instinct d’un reporter sûr de lui, que ce bâton n’avait rien à faire sur ce bureau d’honnête graphiste, qu’il était même tout à fait incongru. Je songeai qu’on le lui avait peut-être donné, en lui recommandant habilement de le faire brûler, qu’il contenait peut-être une substance soporifique… Bref, mon imagination s’emballait. Je saisis la moitié non consumée du bâton entre mes doigts. À cet instant, mon regard se posa dans la corbeille à papier, près de moi. Un carton d’allumettes y avait été jeté. Je le saisis et l’ouvris. Il était vide, mais sur le rabat intérieur, on pouvait lire ces mots, inscrits à l’encre rouge2 :
5h. Café du Soleil levant
C’était une piste, assurément ! J’appelai l’homme châtain :
— Par ici, mon cher, j’ai trouvé quelque chose d’intéressant !
Il jeta un coup d’œil sur le paquet que je tenais dans le creux de ma main. Je l’ouvris pour lui en montrer l’intérieur.
— Ah oui, je connais cet endroit, me dit-il.
— Bien entendu, ajoutai-je, je le connais aussi !
Le Café du Soleil levant avait auparavant attiré mes investigations. Sans doute administré par des individus louches pour blanchir de l’argent, cis dans un des quartiers les plus éclectiques et les plus curieux de la ville – où prostituées, clochards, étudiants, hommes d’affaires et drogués se côtoyaient –, il exhalait un certain parfum de bas-fonds exotiques qui n’était pas sans opérer sur moi un début d’envoûtement. C’étaient aux alentours des rues sinistres, étroites, où montait la fumée des bouches d’égoût, et peuplées la nuit d’automobiles lentes et mystérieuses. Le bingo de Johny O’Henry, d’ailleurs, se trouvait non loin du Café du Soleil levant et, à l’époque de ma première enquête, je passais fréquemment devant la façade rouge et orangée, ornée d’une frise en bois représentant une longue caravane de chameaux, sillonnant, sous le soleil de midi, un désert parsemé de palmiers, le tout sculpté en bas-relief. Cette façade retenait chaque fois mon regard, et j’observais du coin de l’œil, à travers les vitres un peu crasseuses, les hommes attablés autour de narguilés, de petits verres de thé à la menthe ou de grandes assiettes rondes de couscous, au milieu des coussins colorés et tissés de fils d’or. Ceux-ci luisaient derrière la vitrine du café, et parfois il m’arrivait de les confondre avec l’éclat d’un couteau affilé vivement retiré d’une poche secrète.
À ce moment de mes réflexions, il me parut opportun de congédier l’homme châtain :
— Mon cher, vous voyez, pour le bien de cette enquête, et surtout pour votre propre bien – car j’ignore quels périls m’attendent maintenant, mais ce sont, à coup sûr, de périlleux périls –, je crois qu’il serait sage que vous me laissiez poursuivre seul sur cette piste.
— Edgar, vous en êtes bien certain ?
— Oui, affirmai-je avec bravoure. Je n’ai pas froid aux yeux.
Nous redescendîmes côte à côte l’escalier de l’immeuble. Le carton d’allumettes était allé rejoindre ma loupe dans la poche intérieure de mon veston, de même que le restant du bâton d’encens que j’avais enroulé avec le plus grand soin dans une feuille de papier. Je comptais bien le faire analyser plus tard. Dehors, la lumière vive me fit mal aux yeux, après la pénombre de l’appartement. Je faillis me fracasser le nez contre une femme qui semblait attendre quelque chose… Je la reconnus comme étant l’élément féminin du comité.
— Je suis venue à votre rencontre, expliqua-t-elle, en voyant que vous ne reveniez pas. Le comité m’a envoyée en éclaireuse. Nous commencions à nous inquiéter…
— Ne vous en faites plus, la situation est résolument sous contrôle, affirmai-je, tout en m’inclinant galamment. J’ai découvert un nouvel indice sensationnel.
— Et notre graphiste ?
Sa disparition me revint subitement à l’esprit.
— Eh bien, ma petite dame, il semblerait qu’il ait été enlevé, et le manuscrit avec lui ! Vous voyez comme tout s’explique. Le coupable est probablement la même personne qui s’est volatilisée par la fenêtre de votre salle de rédaction. Que pensez-vous de cela ? demandai-je avec un large sourire, ravi de l’avancement de mon enquête.
— Hum, eh bien, c’est un début, M. Edgar… Qu’allez-vous faire maintenant ?
— Je me rends sur le champ au Café du Soleil levant, où me mène ma dernière découverte. Mais avant tout, je dois passer chez moi, pour choisir dans ma garde-robe les vêtements qui me permettront de passer inaperçu. Au revoir. Je n’ai pas une minute à perdre.
Je laissai en plan l’homme châtain et l’élément féminin du comité, qui étaient visiblement bouche-bée devant mes révélations. Mais, que voulez-vous, dans certains cas, il est impossible d’exposer les fins développements d’une enquête à un public barbare.
En quelques rapides enjambées, je me retrouvai chez moi. Au fil des enquêtes, j’ai accumulé une quantité impressionnante de costumes et de morceaux de vêtements qui me permettent de me glisser dans la peau d’un plombier comme dans celle d’un pompier, d’un clochard pouilleux ou d’un millionnaire fréquentant les casinos. Je suis versatile, c’est une qualité essentielle pour être un bon reporter. J’ai aussi un visage assez commun, rond, sympathique, qui me permet de passer relativement inaperçu (quand je ne mets pas mon élégance en valeur, bien sûr). Je fouillai quelques instants dans mon immense walk-in. À travers les dizaines de chemises alignées, je choisis une chemise blanche, de tissu léger, aux manches larges, avec des cordons de chaque côté du col évasé. Je la revêtis, ainsi qu’une paire de pantalons qui me donnaient vaguement l’air d’un Aladin, un peu bouffants, serrés à la taille par un large ceinturon en cuir auquel je fixai en guise d’armes mon carnet et mon crayon. Devant le miroir, je pus constater l’heureux effet que produisait ma barbe de quelques jours sur l’ensemble de mon nouvel accoutrement. Je décidai que j’étais prêt à me fondre dans la clientèle du Café du Soleil levant et sortis.
Il était déjà un peu plus de 14h quand je franchis la façade de l’établissement. Toutes les têtes convergèrent vers moi et les conversations restèrent suspendues une fraction de seconde, mais aussitôt, la reprise du bourdonnement des voix me convainquit que je ne détonais pas parmi les habitués des lieux. Et d’ailleurs, je commençais à avoir rudement faim. Dès que je me trouvai attablé, c’est-à-dire confortablement callé dans un de ces divans profonds garnis de coussins, je saisis la carte que le serveur – habillé à l’orientale – me tendait :
— Poul monsieur, cé séra… ?
— Je crois que je vais prendre un petit en-cas. Voyons voir… ah, très bien, le couscous royal, s’il-vous-plaît. Et du thé à la menthe, bien sûr.
J’avais adopté la stratégie suivante : je devais me fondre dans le décor, tel un véritable caméléon, observer et imiter à merveille les autres clients, et tâcher de repérer un homme portant des souliers dont la semelle correspondait au croquis que je gardais précieusement dans mon carnet. J’avais beaucoup réfléchi à cette question, mine de rien, dans les heures précédentes, et j’avais tenté d’imaginer quel soulier aurait pu correspondre, en trois dimensions, à l’empreinte que j’avais découverte. J’en étais venu à la conclusion – non sans surprise ! – que c’était probablement une chaussure légère, dont le bout effilé aurait été légèrement relevé vers l’avant, pointant vers le ciel ou vers le nez de celui qui la portait, une de ces pantoufles exotiques. Tout en buvant une gorgée de thé à la menthe, je regardai alors subtilement sous les tables autour de moi, et je fus pris de vertige : tous les clients présents m’apparaissaient comme des coupables possibles, puisque tous ou presque portaient de ces chaussures arabes au bout effilé et recourbé. Je ne savais plus où donner de la tête ! Il me semblait que des mines patibulaires se tournaient alors vers moi, paraissaient remarquer mon trouble, et arboraient un sourire sardonique. J’épongeai mon front en sueur et tâchai de me plonger dans la lecture du Soleil express, qui traînait sur la table adjacente, pour camoufler tant bien que mal mes émotions. À la une, un grand titre au-dessus d’un portrait attira mon attention : « L’émir Abdallah Al-Kâtib ben Shamo est en visite à Québec ». Je m’attardai à la contemplation du portrait de l’émir, que l’on avait photographié en compagnie du maire de la ville. L’émir était un homme d’apparence vigoureuse, mais il se dégageait par ailleurs de sa personne – même photographiée – un charme certain, une délicatesse ou une grâce particulière qui me disaient quelque chose. La suite de l’article nous renseignait sur le motif de sa visite :
L’émir Abdallah Al-Kâtib ben Shamo, descendant des rois persans, est en visite à Québec pour les deux prochaines semaines, au cours desquelles il bénéficiera de l’expertise du maire Serge Labimeau dans l’encadrement et le bon déroulement d’événements culturels festifs. Lundi dernier, M. Labimeau accueillait l’émir à la mairie, en compagnie de son comité exécutif et d’un interprète. Nous savons de source sûre que les relations entre les deux hommes politiques sont des plus cordiales. Tous deux ont gracieusement accepté de prendre la pose pour notre photographe. On raconte dans les coulisses de la mairie que M. Labimeau se serait même mis à fumer le narguilé, à boire du thé à la menthe et à cuisiner des baklavas. Demain, nous publierons une entrevue exclusive avec l’émir Abdallah Al-Kâtib ben Shamo, lequel nous dévoilera son opinion sur l’agriculture urbaine et sur les relations québéco-persanes. – M.H.
Pendant que je lisais ces lignes, le serveur était revenu et avait déposé devant moi un tajine rempli de couscous encore fumant. Une odeur délicieuse se dégageait du plat et titillait mes narines sensibles. Je commençai à manger résolument, avec grand appétit, tout en laissant mes pensées errer à la recherche d’une solution pour régler le problème des chaussures identiques. J’avalais sans broncher d’énormes bouchées de pois chiches, de raisins, de morceaux de légumes et de semoule, entrecoupées de gorgées de thé à la menthe. J’étais affamé. La réflexion m’ouvre l’appétit, que voulez-vous ! Mais alors que je savourais mon plat, tout à coup, les coussins multicolores se mirent à tournoyer autour de moi, il me semblait que le plafond gondolait et s’écrasait sur ma tête, que les petits carreaux de céramique des murs se mettaient à danser follement. J’eus le temps de songer : « Ah ! Sacré Edgar ! Tu as encore mangé trop vite ! » Et puis… plus rien.
Quand je repris conscience, l’impossibilité où j’étais de bouger mes membres m’indiqua assez vite que j’étais ficelé comme un saucisson sec, dans une position plutôt inconfortable, d’ailleurs. On m’avait assis sur une chaise dure. J’avais un bandeau sur les yeux et un autre dans la bouche, qui m’empêchait d’émettre le moindre son. Je commençai à me tortiller sans espoir, pour tester la solidité de mes liens. J’entendis alors quelqu’un près de moi se lever et, me parlant tout à coup à l’oreille – ce qui me fit peur – m’annoncer : « Monsieur Edin, je vais maintenant retirer le foulard qui vous empêche de parler si vous me promettez de ne pas faire de bruit, de ne pas crier…
— Hmpfffff, grognai-je, en guise d’acquiescement.
— Très bien. Si vous désobéissez, je vous couperai un doigt, tenez-vous-le pour dit.
J’étais terrifié, je l’admets, mais je fis preuve de courage et je n’émis pas un son lorsque le bandit me libéra partiellement. Il ôta aussi le foulard qui me bloquait la vue. Je regardai autour de moi. Je me trouvais dans une cave glauque et suintante, qui n’avait rien à voir avec la décoration du Café du Soleil levant. J’entendais cependant les murmures lointains de conversations qui devaient être celles des clients du café, et les bruits de vaisselle entrechoquée un étage au-dessus. Le même parfum sucré d’épices flottait d’ailleurs dans l’air. Je levai les yeux, un peu étourdi encore de mon réveil, vers l’homme qui se tenait à quelques pas en face de moi, assis sur une chaise également.
— Où suis-je ? Qui êtes-vous ?
— Silence. Ce n’est pas à vous de poser les questions.
Soudainement, je m’étonnai que mon séquestreur me vouvoie, et qui plus est, qu’il connaisse mon nom. Je me tus et continuai de l’observer. Il avait une grande prestance, c’était indéniable. Puis, à son accoutrement et au turban blanc enroulé autour de son crâne, je reconnus l’émir Abdallah Al-Kâtib ben Shamo, dont j’avais observé la photo juste avant de perdre conscience. Il faut dire, à son avantage, qu’il était encore plus royal en personne. Il avait le teint basané et une carrure surprenante pour un émir, et pourtant, il était d’allure souple et gracile. Je n’étais pas sûr de sortir vainqueur d’une lutte contre lui.
— M. Edin, maintenant vous allez me dire ce que vous faites ici.
« Cette voix… », songeai-je. Il parlait lentement, d’une voix grave qui m’était indéniablement familière. L’émir braquait sur moi ses yeux foncés et luisants comme des lampes magiques. Alors, j’eus une véritable illumination. Comment se pouvait-il que l’émir parle français (et un assez bon français, même) ? Dans l’article du Soleil express, ne mentionnait-on pas la présence d’un interprète aux rencontres avec le maire ?
— Vous ne répondez pas ? Vous vous croyez peut-être en situation de force ? Ah ah ah ! rigola Abdallah ben Shamo, tout en faisant claquer sur le sol un long fouet qui se mouvait tel un serpent de cuir, et qu’il venait de faire apparaître, comme par magie.
J’étais hypnotisé par sa voix. J’étais certain de l’avoir déjà entendue quelque part. Décidément, je commençais à me dire qu’il s’agissait d’un simili-émir pour reporter débutant. Et pourtant, je ne parvenais pas à préciser ma pensée. Il avait une très longue barbe noire et épaisse, et il portait une de ces longues tuniques blanches du désert avec, à ses pieds, des souliers fins et étroits au bout effilé et recourbé. Je ne doutais plus qu’il fût le coupable que je recherchais, celui qui avait enlevé le graphiste et fait disparaître toute trace du manuscrit de Chameaux. Seulement, comment avait-il pu me démasquer si rapidement ? Il me semblait que tout avait fonctionné parfaitement dans mon plan. Je ne croyais pas avoir été repéré. Piqué dans mon orgueil, je lui criai avec force :
— Vous n’êtes qu’un émir de pacotille !
Il éclata alors d’un rire extraordinaire.
— M. Edin, j’admirais déjà à l’époque, et j’admire toujours, votre perspicacité.
— Vous ! Ce n’est pas possible !
— Et pourtant… !
Le faux émir Abdallah Al-Kâtib ben Shamo retira alors, d’un grand geste théâtral et majestueux, son turban, puis… sa barbe ! me dévoilant du même coup la tête frisée et le menton carré de Johny O’Henry ! J’étais stupéfait.
— Vous… vous… n’é…éti-tiez… pas..papa… en pri…i…i…son-son… ?
(Je suis confus de devoir révéler à mes fidèles lecteurs et admirateurs ce détail quelque peu gênant, à savoir que je bégaie dans les moments troublants ou difficiles, mais je ne peux cacher ce fait, par souci de transcrire la vérité la plus complète, et tous les moments de cette affaire, dans l’ordre où ils se sont déroulés.)
— Ah ah ah ! Johny O’Henry, roi des malfaiteurs de Québec, ne demeure jamais très longtemps derrière les barreaux, vous devriez le savoir, vous, Edgar Edin ! Vraiment, vous auriez pu vous méfier davantage, je vous l’avoue en toute candeur.
— Vous avez sans doute raison, Johny, je vous ai sous-estimé…
— Il n’empêche que maintenant, j’aimerais savoir ce que vous faites ici. Vous êtes visiblement à mes trousses, ou du moins, à la poursuite d’un de mes avatars, l’émir Abdallah ben Shamo. J’aimerais savoir pour quelle raison vous vous en prenez à un si bon personnage. Peut-être jalousez-vous ses cordiales relations avec M. Serge Labimeau ? Personnellement, il est vrai que j’en suis assez fier…
À ce moment, on entendit un grand vacarme tout près de nous. J’aperçus alors une porte de bois, dans un coin de la pièce, qui devait donner sur une autre pièce ou sur un placard. Le bruit semblait provenir de derrière cette porte. Johny O’Henry leva les yeux au plafond, l’air exaspéré. « Et si ce pauvre graphiste était enfermé là-dedans ? » pensai-je. Mon regard croisa celui de Johny, qui parut deviner mes pensées. Il se dirigea d’un pas ferme vers la porte et l’ouvrit à la volée. Alors, un grand corps ligoté qui se tenait debout avec peine et qui avait les pieds empêtrés dans un amas de fils, de balais et d’éponges, s’étala de tout son long sur le plancher de pierre.
— Ces incapables, ils ne lui ont pas donné assez de soporifique ! grommela Johny-Abdallah.
— C’est bien vous le coupable ! Vous êtes un être infâme, Johny O’Henry ! m’écriai-je. Aidez au moins ce malheureux à se relever !
Mais Johny ne m’écoutait pas. Il est vrai que j’étais quelque peu injuste envers lui. Il était déjà au secours du graphiste écroulé, et l’aidait de sa poigne solide à s’assoir sur la chaise en face de moi, où il le ligota afin qu’il ne puisse se relever. Pendant ce temps, je fis quelque signe de connivence silencieux à l’intention de l’otage, pour le rassurer. Je voulais lui faire comprendre que la situation était en mon contrôle. En effet, le lecteur, à ce point du récit, est peut-être en proie à un anéantissement total et à une terreur sans égale, voyant la situation périlleuse où je me trouve, et croyant tout espoir perdu. Mais il ne faut jamais douter des ressources d’un reporter doué, ni de sa verve.
— Johny, dis-je calmement, je ne vous cacherai pas plus longtemps, devant la preuve accablante de votre culpabilité, que j’étais sur votre piste relativement à l’affaire du manuscrit de Chameaux volé il y a deux jours. Tous mes soupçons sont malheureusement confirmés. Johny, vous avez sombré à nouveau dans le crime. Cela me désole…
— Et vous êtes tombé dans le panneau, mon cher Edgar. Vous ne vous êtes pas suffisamment méfié.
— Certes… je ne vous croyais pas de calibre à dépasser le niveau du bingo communautaire dans vos entreprises…
— Ah ah ah ! Laissez-moi rire. Vous croyez que je n’ai jamais perçu l’admiration que vous me portez, mon cher Edgar ? J’ai même nourri – illusoirement, peut-être – l’espoir de vous voir joindre mes rangs, dans les premiers temps de notre rencontre. Et à dire vrai, je ne vois pas pourquoi je vous cacherais mes entreprises actuelles, vu le peu de menace que vous représentez maintenant pour moi. Vous êtes à ma merci, Edgar. Et le manuscrit de Chameaux m’appartient ! Je suis libre de demander une rançon faramineuse avant de rendre au comité de rédaction son graphiste et son manuscrit ! Car, vous ne le savez peut-être pas, mon cher Edgar, mais ce numéro contiendra des entrevues exclusives, des révélations étonnantes et des illustrations rares !
Pendant que Johny s’emportait de la sorte, il relâcha sa surveillance et je pus, en étirant l’une de mes mains liées, attraper le couteau suisse que je garde en permanence caché, pour les situations d’urgence, dans la reliure de mon calepin. Je commençai à rogner lentement mes liens sans attirer l’attention de Johny. Celui-ci poursuivait, tout en marchant en rond dans la cave, nerveusement, et sans se préoccuper de ses deux prisonniers :
— J’ai toujours su que l’on se rencontrerait à nouveau, mon cher Edgar. Le moment est venu de prouver qui de nous deux est le plus fort ! Ah ah ah ! Je ne sais pas encore ce que je ferai de vous. Peut-être pourrais-je vous accoutumer à la culture arabe et faire de vous mon serviteur ? Vous pourriez être le palefrenier de ma caravane de chameaux – fictive, bien entendu !
À cette nouvelle insulte, je bondis soudainement et m’emparai, avec toute la rapidité dont un reporter est capable, du fouet laissé sur le sol à la suite de l’interruption intempestive du graphiste. Le malheureux observait la scène et s’agitait, sans parvenir à se libérer.
Je menaçai Johny du fouet, le faisant à mon tour claquer sur le sol et, répété par l’écho, le bruit était formidable. Nous tournions lentement autour de la chaise du graphiste, tel un fauve et son dompteur. C’est alors que je vis la portion de la salle à laquelle j’avais jusqu’alors tourné le dos. Un petit secrétaire en bois s’y trouvait, sur lequel une épaisse pile de papier était posée. « Voilà sans doute le manuscrit ! » pensai-je avec espoir. Mais Johny avait surpris mon regard. Profitant de cette seconde d’inattention, il se précipita sur le manuscrit, s’en empara et courut en direction de l’escalier qui menait à l’étage. Sans hésiter, je fis claquer mon fouet. J’atteignis le bras de Johny. Les feuillets retombèrent sur le sol, éparpillés en tout sens, tandis que mon ennemi s’engouffrait dans l’escalier et disparaissait aussitôt. Rapidement, je défis les liens du graphiste avec mon couteau suisse et nous ramassâmes les feuillets en désordre.
— M. Edin, me dit-il, vous m’avez sauvé !
— Je sais bien, mon ami, je sais, mais il faut faire vite : je dois rattraper Johny, s’il en est encore temps… Suivez-moi !
Nous montâmes prudemment les marches menant au rez-de-chaussée. Je tenais toujours le fouet à la main, au cas où nous aurions besoin de nous défendre contre les complices de Johny. Mais à l’étage, tout était désert. Pas une mouche ne volait. Il était déjà tard – je ne savais pas combien d’heures j’avais passées endormi dans la cave – et le Café du Soleil levant était fermé. Nulle trace de Johny. Tout à coup, un claquement se fit entendre. Nous nous retournâmes d’un seul mouvement : la porte du restaurant battait encore. Je m’élançai à l’extérieur et regardai de tous les côtés, mais Johny s’était volatilisé dans l’une des ruelles obscures des alentours. Le soir tombait déjà, et on distinguait mal les formes qui se mouvaient dans les recoins peu éclairés. Je me tournai vers le graphiste et lui dit simplement : « Rentrons. » Il tenait serré contre lui le précieux manuscrit retrouvé.
Quelques jours plus tard, je dinais en compagnie de tous les membres du comité de Chameaux, y compris le graphiste et le secrétaire de rédaction. L’homme blond paraissait fort réjoui de mon succès :
— Mon cher Edgar, vous avez effectué un travail formidable, absolument ! Le numéro est sous presse, le lancement aura lieu sous peu, tout va comme sur des roulettes ! Et cela, c’est grâce à vous ! C’est formidable ! Portons un toast à votre santé…
Les verres s’entrechoquèrent, et pendant une fraction de seconde, j’hésitai à porter le mien à mes lèvres. En effet, un mystère demeurait, dans cette affaire. Je n’avais pas pu résoudre l’énigme de la clef. Comment Johny O’Henry était-il parvenu à entrer sans effraction dans les bureaux de la revue ? Il avait dû avoir un complice. Qui était-ce ? L’homme blond ? Le grand cycliste frisé ? L’homme brun ? L’homme châtain ? L’élément féminin du comité ? Le secrétaire de rédaction ? Voire le graphiste lui-même ? (En effet, il aurait pu simuler son enlèvement…) Je regardai tour à tour chacun de mes hôtes, sans parvenir à percer à jour cette énigme. Chacun souriait et semblait réjoui du dénouement de l’affaire.
— Vous semblez dépité, mon cher Edgar, me dit l’homme brun, avec une pointe d’ironie. (Décidément, il ne me revenait pas, celui-là.)
— Naturellement, vous voyez, puisque Johny O’Henry est toujours en liberté…
— À ce sujet, avez-vous vu les affiches que le maire Serge Labimeau a fait placarder partout dans la ville ? demanda l’élément féminin du comité.
Le grand frisé nous tendait l’une d’entre elles, qu’il avait arrachée au vol, passant en vélo près d’un poteau électrique :
Je la pris entre mes mains et regardai le visage élégant du bandit. Il me sembla un instant que son sourire dédaigneux s’accentuait. Un souffle de conviction se leva en moi : je remplirais ma mission jusqu’au bout. C’était mon devoir que d’arrêter Johny O’Henry. En attendant, il fallait que je mette en garde la population de Québec. Je demandai au secrétaire de rédaction de téléphoner. Je sortis mon calepin et composai le numéro du Quotidien de Québec.
(À suivre.)
Notes de bas de page
- Voir les numéros du Quotidien de Québec, du 11 avril au 15 mai 199…
- Je sais que le lecteur sceptique ne me pardonnera probablement pas cette circonstance trop classique de l’inscription découverte sur un paquet d’allumettes, mais je jure résolument qu’il s’agit de la plus stricte vérité ; et d’ailleurs si j’avais cherché à rendre un faux récit vraisemblable, n’aurais-je pas trouvé, de tout évidence, un meilleur moyen que de placer sur mon chemin un indice sur un paquet d’allumettes ?