La catastrophe statique. Entrevue avec Marc Angenot

Par Justin Moisan et Mélodie Simard-Houde — Le roman en question

Marc Angenot est professeur à l’Université McGill, où il est titulaire de la Chaire James McGill d’étude du discours social. Bien connu pour sa théorie du discours social, qu’il a appliquée dans son étude de l’année 1889 en France, il s’intéresse également à l’histoire des idées et des représentations, à la rhétorique et à l’argumentation. On trouve parmi ses dernières parutions Dialogues de sourds : traité de rhétorique antilogique1 et En quoi sommes-nous encore pieux ? Sur l’état présent des croyances en Occident2. Chameaux a interrogé Marc Angenot sur la place de la littérature et du roman dans sa théorie du discours social, et sur le pouvoir et le savoir du roman dans la société contemporaine.

D’emblée, M. Angenot nous a fait part de ses positions sur l’état actuel des études littéraires :

Marc Angenot La question « Qu’étudie-t-on lorsqu’on fait des études littéraires ? » est le point de départ et l’essentiel de tout ceci.

La tendance actuelle est à l’inverse de celle de ma jeunesse. Sans vouloir louer le temps passé, je peux affirmer que dans les années structuralistes, c’est-à-dire de 1960 à 1980, les études littéraires étaient en symbiose avec des questions philosophiques, épistémologiques – du côté de Michel Foucault -, linguistiques, etc. Les études littéraires avaient pris une ampleur qui les faisait vivre en symbiose avec l’histoire intellectuelle, culturelle, des représentations et des médias de masse. Aujourd’hui, la tendance générale, qui est tout à fait frappante au Québec, en dépit de quelques-uns, est de retransformer les études littéraires en ce que le vieux Jakobson appelait, à St-Pétersbourg vers 1917, une « conversation de salon ».

Il y a toujours eu, dans les études littéraires, une tendance à se replier sur la fiction. Cette tendance est un peu bébête, car si vous voulez faire, par exemple, une histoire de la représentation de la conquête de l’Ouest aux États-Unis, vous devrez y prendre en compte le cinéma et pas uniquement le texte imprimé. Isoler le roman du reste, c’est faire exactement le contraire de tout ce qu’ont fait les Stendhal, les Balzac et les Flaubert de ce monde, qui travaillent sur une intertextualité. Ceux-ci ironisent et font une sorte de Verfremdungseffekt (effet de distanciation) à la Brecht, sur les discours sociaux. C’est pour cela que lorsqu’on entend Julien Sorel ou Madame Bovary, on a l’impression d’être sur place : c’est l’illusion du réalisme.

Les études littéraires sont parties dans une sorte de « catastrophe statique ». C’est un peu comme les ponts des autoroutes au Québec ! Il y a cette extraordinaire tendance à faire ce qui est le pire pour étudier la littérature, c’est-à-dire ramener le théâtre à son texte, ramener la fiction à du roman. Le roman a toujours été une machine qui travaille sur les autres discours.

À mon avis, le vrai problème de ceux qui poursuivent une carrière dans les études littéraires, ce sera de lutter contre ce cloisonnement qui fait qu’elles sont sans intérêt et vaines dans les deux sens du mot : vides et vaniteuses.

Chameaux Nous aurions aimé, pour commencer, que vous résumiez simplement, pour les lecteurs de la revue qui connaissent moins vos théories, ce que sont vos grandes idées sur le discours social et sur la place de la littérature au sein de celui-ci.

M.A. Ce qui se présente à chacun, dans l’expérience de la société, et ce qui du reste s’est présenté aux grands romanciers réalistes classiques, c’est un immense brouhaha, par exemple de journaux. Ainsi Zola, à la fin du xixe siècle, est un homme dont l’imaginaire est nourri par les journaux, tandis que Flaubert – je fais une petite hypothèse en passant – est nourri plutôt par la conversation de salon ou celle entre hommes au fumoir : «J’ai connu cette pauvre Madame Bovary, elle était la femme d’un médecin… ». Avec Zola, on a un homme dont l’imaginaire passe par l’imprimé. Prenez La Bête humaine, le psychopathe sexuel, Jacques Lantier et les accidents de chemin de fer, etc. : il y a là quelque chose qui est passé par la chose imprimée.

Que ce soit avec l’oral ou avec l’imprimé, au xixe siècle, le roman est une grande éponge à absorber du discours : du discours de pharmacien avec Homais, du discours de femme adultère avec Madame Bovary. Le roman était un dispositif à absorber ce que j’appelle le « discours social ».

Dans une société, sans le recul du temps, les arbres cachent la forêt. Mais avec le recul, si je prends des journaux d’il y a cinquante ans, je reconnais dans la publicité des traits de cette époque. Dans la presse, dans les éditoriaux, dans les discours de Duplessis, dans les romans de Lemelin, je vais reconnaître constamment une série d’images, d’arguments, de manières de raisonner qui sont, comme on le dit, le propre de cette époque et qui paraissent avec le recul du temps être un peu niaiseux, souvent assez bizarres. C’est cela que j’appelle le discours social, intuitivement.

Il me paraît être un objet à construire ; d’une certaine manière, il se donne sans frontière précise. Au sein de cet objet, le discours social, dans certaines sociétés – plus dans la nôtre – les Belles-Lettres ont un statut de prestige extraordinaire au-dessus duquel brille, par exemple, Victor Hugo, au xixe siècle. À cette époque, les lettres représentent un secteur beaucoup plus prestigieux que le journalisme.

Donc voilà mon objet, celui sur lequel j’ai travaillé une partie de ma vie, le discours social, pris dans son ensemble. Pour moi, celui-ci constitue le grand, le vrai objet qui s’offre à quelqu’un qui s’intéresse non pas aux réalités sociales, économiques ou politiques, mais à cet autre chose qui est le symbolique, le culturel.

Il ne faut pas prendre le discours social tout en bloc, mais plutôt y découper un objet et le prendre dans une interdiscursivité pour ainsi appréhender quelque chose qui ait a priori une vérité et une signification sociales.

CH. À votre avis, comment le prestige du roman, qui a déjà été un genre mineur, a-t-il évolué ?

M.A. Le prestige du roman a beaucoup changé. Nous vivons dans un temps qui n’est plus celui de Stendhal et de Balzac. La fin du xixe siècle représente un des grands moments de légitimation du roman, un moment où le roman avait un prestige tel qu’un romancier que l’extrême-droite considérait comme un « cochon », Émile Zola, pouvait mettre son prestige au service de l’affaire Dreyfus.

Il faut souvent dire les choses idiotes parce qu’elles sont frappantes : je ne vois pas un seul romancier québécois aujourd’hui qui ose ou qui puisse mettre son prestige littéraire au service du Nouveau Parti démocratique ou du Bloc Québécois, ça n’a aucune espèce de sens. Quelque chose encore de cela subsistait, dans les temps lointains de Marie-Claire Blais, de Michel Tremblay et de Jacques Godbout, mais d’une certaine manière c’est fini, donc on ne peut pas parler du prestige relatif du roman.

Les observateurs à court terme voient dans Facebook, Twitter et les blogs la construction d’une agora moderne. Ils devinent qu’il y a là quelque chose qui va se produire. Mais la littérature a très largement perdu son prestige. Et au Québec, d’une certaine manière, c’était un prestige reflété, comme la lune reflète la lumière du soleil ; c’était le prestige de la littérature française – qui est tout à fait atypique dans le monde. Si un écrivain américain – même s’il est connu, je vous assure – va prendre un verre dans un bar, personne ne le reconnaîtra. Donc, à un moment donné qui est aujourd’hui terminé, la littérature française avait un prestige universel, dont la littérature québécoise, dans son institutionnalisation dans les années soixante, a profité, un temps. Un temps, parce que cela est bien fini. Lévi-Strauss, dans Tristes tropiques, raconte qu’il arrive dans une petite ville au milieu du Brésil. Un monsieur avec un panama se découvre et lui dit : « Ah, vous êtes français, monsieur. La France ! Anatole France ! ». Il est évident que si vous allez en Papouasie aujourd’hui, il n’y aura pas quelqu’un qui vous dira : « Ah ! Le Québec ! Michel Tremblay ! ». Cela n’existe plus. Nous vivons dans une société où ne subsistent ni le prestige à court terme ni les grandes et extraordinaires capacités d’interprétation qu’avait le roman.

Par ailleurs, je ne crois pas qu’aujourd’hui le roman nous apprenne la même chose qu’au xixe siècle, où vous appreniez beaucoup plus sur la Basse-Normandie et sur la vie d’une femme mal mariée dans un milieu petit-bourgeois à travers Madame Bovary qu’à travers aucun des discours non littéraires de l’époque. Il n’y avait pas alors de sociologues, de psychologues, de sciences humaines, alors la littérature a joué longtemps leur rôle, mais elle ne le joue plus du tout.

CH. Dans un article que vous avez écrit en 1992, « Que peut la littérature ? », vous parlez du pouvoir de la littérature. Quel serait son pouvoir, son savoir et celui du roman ? Nous aimerions particulièrement revenir sur ce que vous pensez du roman aujourd’hui, car vous semblez dire qu’il aurait perdu de sa capacité de parler du discours social ou de sa richesse. Pourquoi en est-il ainsi ?

M.A. Mon article « Que peut la littérature ? » portait sur quelque chose d’un peu intemporel. Je vais le corriger en disant, vu d’aujourd’hui, qu’il faudrait un peu abaisser les enchères.

En prenant le recul des deux siècles modernes et d’une littérature qui est en train de disparaître, la question « Que peut en effet la littérature ? » veut dire à la fois « Qu’est-ce qu’elle pouvait du temps de Stendhal, qu’est- ce qu’elle pouvait encore du temps d’André Gide ou de François Mauriac, de Jean-Paul Sartre ? » et « Qu’est-ce qu’elle peut encore aujourd’hui du temps de Camille Laurens, de Houellebecq et des autres ? ». Ce ne serait pas la même question.

De plus, « Que peut la littérature ? » ne porte pas uniquement sur la littérature, mais sur le discours social. Ce n’est pas que Houellebecq n’a pas le talent des Gide et des Sartre ; c’est qu’il est dans un discours social qui est peu porteur par rapport à ce qu’il peut dire, sinon d’un certain cynisme petit-bourgeois. Cela donne l’impression que c’est le discours social qui n’est pas très intéressant, et donc que l’écrivain qui se trouve face à lui, avec tout son talent, ne peut pas faire grande œuvre.

« Que peut la littérature ? » posait généralement la question « Que sait la littérature qui ne se sait pas ailleurs ? » ; c’est la question la plus bête. Si j’ai besoin de faire des œufs à la coque, à la rigueur, je vais en ligne chercher « œuf à la coque » sur un site de cuisine ; autrement dit, je vais trouver des informations sur les choses qui m’intéressent. Si je veux savoir si réellement Millard Fillmore a été le treizième président des États-Unis, je vais trouver cela sur Wikipédia. Le discours social sait des choses. Et par rapport à ça, logiquement, je devrais répondre « oui, mais alors la littérature ne sait rien, elle ne m’apprend pas à faire des œufs ». Pour ces choses-là, Wikipédia suffit. Mais alors, que sait la littérature qui ne se sait pas dans les autres discours sociaux, qui ne se dit pas bien, pas de manière satisfaisante ? Ma réponse était que la littérature sait au deuxième degré. Elle sait avec une distance ironique par rapport à toutes ces choses, les unes qui murmurent, les autres qui tonitruent, qui font du bruit, par rapport à ce qui se dit dans une société. La littérature est ce qui, jusqu’à nos jours, sait au deuxième degré, c’est-à-dire ce qui écoute le discours social.

Jusqu’à nos jours, la littérature est une machine à redire : c’est pour cela que je la compare au fou du roi des cours anciennes. Le fou du roi ne sert à rien. Le cardinal, l’archevêque, le chancelier, le ministre, l’échanson servent à quelque chose et ont tous des fonctions. Le fou du roi fait des conneries, des grimaces et il parodie. Il fait attention de temps en temps aussi… S’il dit des trucs sur la maîtresse du roi, il va se faire couper la tête. Mais en général, la littérature a été, dans la modernité, le fou du roi, parce qu’une société comme le roi a besoin d’un fou à la cour. Celui-ci n’est pas totalement non fonctionnel. Il sert à rendre plus ironique et plus humain un monde où tous seraient figés dans leurs fonctions. La littérature jouait largement ce rôle, vous le voyez très bien dans les origines du roman, c’est-à-dire dans Lazarillo de Tormes ou dans Don Quichotte. Elle était une machine à ironiser les grands discours. Le roman était comme un petit codicille ironique, dans un coin. C’était cela la machine littéraire. Je pense que ce rôle qu’on voit se déployer à la Renaissance et dominer la première modernité est un peu terminé.

L’avantage était que la littérature n’était pas « au service de ». Des bolchéviques au nazis, tous les courants totalitaires ont demandé à la littérature de se mettre intégralement à leur service ; c’est pour cela que Boris Pilnyak et Isaac Babel, des écrivains russes, ont été tués d’une balle dans la nuque, et que Vladimir Maïakovski s’est suicidé : parce qu’ils n’étaient pas vraiment adaptables au rôle qu’on attendait qu’ils jouent. Et chaque fois, même au Québec, qu’on a vu une littérature qui se voulait au service de quelque chose, ne serait-ce que du nationalisme, cela a fait une catastrophe et des œuvres qui plaisent seulement un temps parce que les gens qui adhèrent à l’idéologie sont contents. Il suffit de se dire « Qu’est-ce qui restera de la littérature soviétique ? » : il restera Maïakovski, Babel, Soljenitsyne, c’est-à-dire ce qu’on appelle des opposants. Ce sont des gens pour qui la littérature n’était pas au service d’un système. Comme Pascal Brissette, mon collègue ici, le sait bien, l’écrivain avait à payer cher au xixe siècle – dans la pauvreté, le labeur, le taudis, éventuellement le suicide – le rôle qu’il jouait. Aujourd’hui, les écrivains québécois n’ont plus cette « chance » ! Ils ont le malheur d’être subventionnés par le Conseil des arts. Il y a là quelque chose comme un prix à payer.

CH. On proclame souvent la mort ou la fin du roman, et quant aux causes de celle-ci, certains affirment que le roman serait concurrencé dans son rôle de pourvoyeur de récits et de narration par de nouveaux médias, comme le cinéma. Qu’en pensez-vous ?

M.A. Au sens littéral, c’est vrai depuis un siècle déjà. Dans le discours social, comme je l’ai dit, si je veux étudier la représentation, aux États- Unis, de la conquête de l’Ouest, les neuf dixièmes de mes sources devront être cinématographiques, et non sans raison. Il y a même une partie de ces sources qui sera, au xixesiècle, – dès avant le cinéma -, constituée du dessin, de la peinture, de la sculpture, des artistes mineurs qui ont représenté l’Ouest pour les journaux de la côte Est. Il y a eu tout un imaginaire qui passait par des médias archaïques, le dessin, la peinture, la lithographie, puis à travers le cinéma. Il est vrai que si je veux étudier l’imaginaire social, c’est évident, je ne peux pas me limiter à la littérature. Voilà pour le premier degré.

Ensuite, la littérature a-t-elle été déclassée ? Oui, sans nul doute et surtout la littérature dite, par Bourdieu et par d’autres, de « circuit restreint ». La littérature de grande diffusion, y compris la bande dessinée, la science-fiction, etc., est restée beaucoup plus longtemps dans une symbiose créative avec d’autres médias. La littérature de circuit restreint, pour dater le moment du Nouveau roman, s’est, quant à elle, soit trouvée tentée de se couper, soit mise curieusement à emprunter aux genres « de masse ». Par exemple, tous les premiers romans de Robbe-Grillet sont des ironisations du roman policier. Ce n’est pas par hasard que la littérature devient une sorte de parasite, de coucou dans le nid des autres, qui va récupérer des formules de la littérature de grande production. La vie sur Epsilon de Claude Ollier est de la science-fiction transformée en Nouveau Roman. L’Inquisitoire de Robert Pinget est, sur sept cents pages, un interrogatoire policier.

La littérature s’est divisée nettement, au xixe siècle. Tout d’abord il y a, d’un côté, une littérature canonique, légitimée par les autres littéraires, par les quelques journaux légitimants, par l’institution scolaire, une littérature qui va mettre très longtemps à absorber le roman. Au xixe siècle, l’institution scolaire s’arrête avec Corneille, Racine et Voltaire, elle ne se rend pas encore au roman ni à Châteaubriand.

Ensuite, d’un autre côté, il se développe de plus en plus trois littératures, de façon très frappante : une littérature pour les femmes, une littérature pour la plèbe et une littérature pour les enfants ou les adolescents. Il y a là des écrivains d’un immense talent. Jules Verne se situait comme un littérateur pour adolescents, qui a été lu par des adultes. Le « pour » ne désigne pas une réalité sociologique. Jules Verne a certainement plus de talent qu’un membre moyen de lAcadémie Goncourt. Et puis il y a bien sûr cette immense littérature populaire depuis les Mystères de Paris d’Eugène Sue jusqu’à Fantômas.

À ce moment-là, il y avait donc un dispositif très clair : la littérature canonique était pour les messieurs cultivés, appartenant à une classe sociale lettrée et adulte. Ce dispositif a disparu. Aujourd’hui, on ne peut dire si les bandes dessinées de Tardi, par exemple, sont pour les femmes, pour les adultes, pour la plèbe, pour les lettrés ou pour les étudiants de Laval : le « pour » n’est plus clair. Ces dispositifs n’ont pas toujours existé non plus auparavant, et on ne s’en rend pas compte : Shakespeare est un auteur qui écrivait aussi bien pour l’aristocratie que pour la plèbe, et dans son œuvre les classes sociales se mélangent. On a à cette époque un autre modèle. Mais dans le modèle classique bourgeois, la littérature est bien typée, ce que nous n’avons plus aujourd’hui. Je ne suis pas en train de dire que la littérature se dissipe, mais néanmoins toutes les fonctions que la chose littéraire a remplies, y compris les fonctions les plus arbitraires et les plus conventionnelles, se sont effacées.

CH. Croyez-vous que le roman puisse posséder un savoir particulier sur les enjeux politiques ?

M.A. La littérature et le roman ont essayé. Dans les années vingt, la réponse est évidente. De Romain Rolland à André Gide, en passant par les jeunes, les surréalistes, Aragon, on retrouve non seulement l’idée que la littérature a un devoir au service du progrès et de la justice, mais, plus encore, il aurait vraiment fallu aller chercher très loin pour rencontrer un poète ou un romancier qui ne le pensait pas.

La question « pourquoi cela n’a pas marché » ne se résout pas en cinq minutes, mais il n’y a aucune espèce de doute : avec le recul de quatre- vingt-dix ans, la littérature était liée aux enjeux politiques. Ainsi, il y a des photos où l’on voit André Gide qui tend le poing en discourant du haut du parapet du Kremlin. Nous sommes d’accord qu’André Gide avait le courage d’écrire un Retour d’U.R.S.S. et d’indiquer qu’il y avait de très gros bémols dans ce qu’il avait vu. Il l’a fait en tant qu’écrivain. La littérature a eu un devoir vis-à-vis de la société, depuis Zola et l’intellectuel, devoir qui était de guider les masses, de leur montrer « la vérité en marche » – c’est le titre d’un de ses articles. Cela a été une de ses figures.

Et là encore, je suis perplexe, parce que cette figure s’est évidemment décomposée. Je ne vois pas du tout, sauf dans des pays, comme nous les appelons, du Tiers-Monde, d’écrivains qui considèrent qu’ils incarnent la vérité en marche. Et, d’autre part, dans notre société, non seulement l’idée que la littérature a à voir avec les luttes et les conflits sociaux ne marche plus, mais le modèle de la littérature engagée des années trente à soixante indique que c’était peut-être un cul-de-sac.

J’avais travaillé là-dessus dans mon livre La critique au service de la révolution. Raoul Dufy, un peintre qui avait du talent, a déjà fait cette réponse effrayante au journal L’Humanité, à la question « Quel est le rôle de la peinture ? » : « Si j’étais Allemand, je peindrais au service du nazisme comme les peintres de la Renaissance ont peint des vierges et des saints sans croire en Dieu. Ça m’est totalement indifférent, le sujet n’a aucune importance, c’est la forme. » Ceci incarnait, pour un journal communiste, le mal absolu. Dufy pensait en effet qu’il n’avait aucun rôle à jouer. Et sa réponse n’est pas fausse.

Cela a aussi été une partie de l’histoire de la modernité que de dire : la littérature, c’est une affaire de forme. C’est ce que dit Victor Chklovski parmi les formalistes russes : « Peu importe la couleur du drapeau qui flotte sur la citadelle. » C’est une belle phrase, mais bon…

Pendant les deux siècles de la modernité, les deux pôles ont été constamment représentés : de « se replier sur » (formalisme) ou de « s’ouvrir à » (engagement). Voyez, la plupart des poètes québécois sont contemporains des dramaturges québécois, qui sont contemporains des romanciers québécois d’aujourd’hui. On peut comprendre leur contemporanéité dans leur langage. Mais il est évident qu’il est difficile de comprendre pourquoi Mallarmé et la poésie côtoyaient Émile Zola et le roman. Et ils s’admiraient – du moins, Mallarmé admirait Zola, je ne sais pas si ça allait dans l’autre sens.

Ce n’est pas par hasard que le xixe siècle s’exalte sur Victor Hugo, c’est parce que ce dernier a l’air de tenir les deux bouts. Il est parfaitement engagé et il est un grand poète. Après, cela ne marche plus. Tous les écrivains du xxe siècle ont cherché à tenir les deux bouts, à essayer d’être à l’écoute du discours social et de l’absorber, sauf qu’aujourd’hui, peut-être, le discours social est à la fois trop bête et trop tonitruant. Je ne suis pas sûr que l’effet de masse des médias ne soit pas de nature à étouffer, – comme un moteur s’étouffe parce qu’il n’a pas de circulation d’air -, la possibilité même de faire de la littérature, par exemple de la poésie. C’est pour des raisons qui me semblent tenir du discours social que je ne peux pas écrire aujourd’hui : « La Treizième revient… C’est encor la première ; Et c’est toujours la seule, – ou c’est le seul moment ; ». Ou alors, du moins, il faudrait une capacité quasiment schizophrénique et autistique de se couper d’un monde qui nous envahit beaucoup plus que jadis.

CH. Donc aujourd’hui le roman serait moins arrimé au politique qu’il ne l’a été ? Et, par ailleurs, serait-il encore capable d’innovation formelle ?

M.A. J’ai travaillé un peu sur le roman contemporain français, mais je ne parviens pas à lui trouver une dynamique, une direction. Il donne plutôt l’impression d’être une note en bas de page d’une série d’inventions romanesques qui remontent au modernisme de Proust, de Kafka, de Joyce et de tous les autres ; quelque chose que constituaient les ruptures inventives d’il y a un siècle. Le roman contemporain vit en parasite là-dessus.

Il y a un vers affreux de Voltaire qui disait exactement cela de la tragédie : la tragédie est finie après Racine. Mais il y a pourtant encore plein d’auteurs de tragédies du temps de Voltaire. L’un d’entre eux avait un nom ridicule : il s’appelait Campistron. Alors Voltaire a écrit : « Sur le Racine mort le Campistron pullule. » Cela veut dire que lorsqu’un genre est fini, il peut encore continuer sa vie d’une manière parasitaire. De la même manière que vers 1750 la tragédie est finie, peut-être que le roman est fini. Cela expliquerait pourquoi il n’y a en effet du côté de la forme rien d’original chez Houellebecq. Il a du talent, mais du moins ce talent n’est pas celui qui fait qu’Italo Svevo en Italie, James Joyce en Irlande et Franz Kafka en Tchéquie se mettent à réinventer totalement le langage fictionnel. Ceci n’est plus possible.

Ce n’est pas impossible que la littérature soit finie. Vous n’avez pas idée du prestige qu’ont eu les grands genres, – au xviie siècle, la tragédie, au xviiie siècle, la poésie scientifique. Ces textes sont illisibles aujourd’hui et il faut avoir fait des études en France pour aller à la Comédie française écouter une tragédie de Racine : c’est chiant, il faut bien le dire.

Ainsi, des choses disparaissent, ne marchent plus. Des formes de discours social deviennent comme un champ de bataille au crépuscule. Il y a des morceaux épars et des ruines. C’est comme ça. Il est bien possible en effet que nous soyions entrés dans une société qui n’a aucune perspective d’avenir – si ce n’est que la couche d’ozone nous tombe sur la tête ou que les gaz à effet de serre empoisonnent à jamais l’atmosphère. Et la représentation de l’avenir qui était liée à toute la littérature jusqu’à la chute du mur de Berlin, certaine représentation d’une dynamique de la société vers une transcendance, est également finie.

La société ne se représente plus qu’une chose, c’est de persister dans ce qu’elle est, en attendant. Ce qu’on appelle l’Occident n’a plus aucune espèce de projet. Ce n’est pas du pessimisme que de le constater. Il n’a aucun projet, et la littérature ne peut pas s’arrimer à un projet qui n’existe pas. Je ne peux pas vraiment faire du roman sur les gaz à effet de serre, cela n’ira pas. Aujourd’hui, vous avez une société qui n’a pas de projet, qui a peur d’elle-même, une société qu’on voit se décomposer. Le déclin du Parti Québécois est un phénomène qui était fatal, mais dont le caractère spectaculaire est tout de même frappant. On voit se défaire des sodalités, des communautés de croyance. On voit une société qui ne veut aller nulle part. Les seuls qui ont apparemment un projet géopolitique ce sont des capitalistes financiers qui spéculent sur les bourses internationales. Tout ceci prête au cynisme à la Houellebecq.

CH. Nous voudrions revenir à nouveau sur le pouvoir du roman, mais cette fois à travers un genre particulier : les romans utopistes…

M.A. Je vais continuer dans mon pessimisme. Si vous alliez dans une librairie, il y a trente ou quarante ans, vous y trouviez une section complète de ces romans, des collections comme Le livre de poche, J’ai lu, etc., en français, sans parler des collections américaines, avec Samuel Delany, Philip K. Dick, etc. Cela aussi a disparu. Il y a eu une dernière grande explosion de la science-fiction qui a représenté d’une manière beaucoup plus fictionnalisée l’idée d’autres galaxies, d’autres mondes, d’autres races, d’autres humanités. Ce pouvait être bon, parfois même génial. Philip K. Dick était fou à lier, mais c’est un écrivain de très grand talent.

Ainsi, il y a eu un moment où l’utopie a repris un souffle. Ce souffle avait commencé avec l’esquisse d’une théorie des progrès de l’humanité chez Condorcet, chez Turgot. Les Lumières avaient été un grand appel d’utopie dans lequel se sont engouffrés Restif de la Bretonne, Morelly, etc. Tout le xixe siècle se nourrit d’utopie. Il n’y a guère de pensée plus optimiste que la pensée de Jules Verne, qui est un saint-simonien ; il voit aller de pair le progrès technique et le progrès moral de l’humanité – bien qu’il y ait des trucs un peu inquiétants chez Jules Verne, puisque son héros s’appelle le Capitaine Nemo, ce qui veut dire « personne ». Mais malgré tout il y a des machines qui vont vite, comme le sous-marin, ou la fusée vers la lune.

Il y a eu, ainsi, une longue histoire moderne de l’utopie, et je crois que le mur de Berlin est tombé dessus. Le mot « utopie » a été créé par Thomas More au xvie siècle, avec un petit roman en latin qui parodie les récits de voyage en Amérique, au Canada. Et, dans l’utopie, il y a bien sûr une société dans laquelle la propriété privée a été remplacée par la propriété collective des moyens de production, idée qui sera reprise trois siècles plus tard par Karl Marx et tous les autres. Il y a là quelque chose qui s’invente, cette idée que la société peut se remplacer par quelque chose qui lui sera axiomatiquement contraire et la possibilité de voir disparaître une partie ou tous les maux de la société. Cela aussi, c’est fini. Il n’y a plus aucune utopie et les rayons d’utopie chez vos libraires sont remplacés par des rayons de quelque chose qui ressemble à ce que les Américains appellent Yheroicfantasy comme Dune, dans lequel, il est vrai, il y a un autre monde, mais cet autre monde n’est ni pire ni meilleur, et même plutôt légèrement pire, un monde où il y a des monstres méchants, etc. Autrement dit, même la dimension utopique des sociétés a disparu. Toutes les collections françaises de livres de poche, les collections de science-fiction des décennies soixante-dix et quatre-vingt ont disparu.

CH. Ce que vous dites sur la disparition des utopies et des grands projets rappelle le sujet de votre livre Sommes-nous encore pieux ? Votre réponse à cette question serait sans doute « non »… ?

M.A. Oui, cela me paraît être un constat. Il y a sûrement moyen de faire mieux, de poser d’autres questions, parce que ce constat est plutôt perplexe. Je pense, avec des tas de gens, mais sans être plus spiritualiste qu’un autre, qu’une société sans transcendance, sans projet ne peut fonctionner. On ne peut pas mettre du « biodégradable » au cœur d’une société. Il faut quelque chose d’autre. Ce pouvait être le millénium et l’apocalypse chez Newton, ce pouvait être la révolution prolétarienne ou l’anarchie porteuse de flambeau chez Octave Mirbeau, mais les sociétés ont toujours fonctionné en ayant quelque chose comme une institution imaginaire d’elles-mêmes.

Le fait que ça ne marche plus explique en partie ce que les journalistes appellent le cynisme ou la désillusion des gens vis-à-vis des politiciens. En effet, être politicien, si ce n’est pas pour avoir un grand projet, c’est le dernier des métiers. Il faut être un avocat sans cause, un médecin sans clientèle, ou un journaliste sans journal pour être politicien au Québec. Enfin, il faut bien comprendre que si on se limite à la réalité des choses, il n’y a rien d’excitant dans l’ordre politique. Il n’y a aucun projet moral, il n’y a aucune dynamique religieuse au Québec, si ce n’est dans l’immigration, et ceci n’est pas rassurant pour la plupart des Québécois et même des démocrates. Il n’y a donc rien qui permette à la société de se transcender.

Je ne regrette pas les grands projets utopiques qui finissaient tous dans le goulag ou à Auschwitz. On a compris quelque chose qui est triste pour l’humanité. Mais une humanité qui n’aurait aucun projet et qui ne fonctionnerait que dans la résignation… Le Philosophe avec un P majuscule peut se résigner, être stoïque et accepter la résignation ; il peut faire un compromis, qu’il soit bouddhiste ou stoïcien, avec une entropie du monde. Mais est-ce que les gens qu’on appelle « ordinaires » peuvent se contenter uniquement du pain et du cirque, du cri et des sports du Journal de Québec ? C’est vraiment une question.

Et je crois que nous restons en définitive sur une question bizarre, parce que la littérature a joué un rôle considérable dans toutes ces transcendances, qui étaient, tant que vous le voulez, des illusions.

Notes de bas de page

  1. Marc Angenot, Dialogues de sourds : traité de rhétorique antilogique, Paris, Mille et une nuits, 2008.
  2. Marc Angenot, En quoi sommes-nous encore pieux ? Sur l’état présent des croyances en Occident, Québec, Presses de l’Université Laval, 2009.

Le roman en question

Revue Chameaux — n° 4 — automne 2012

Dossier

  1. L’espace-temps du roman

  2. Le temps du roman

  3. Julien Gracq et le roman - Des « fleurs coupées » et de la « plante humaine »

  4. Tolstoï ou les itinéraires de l’intention. Une contribution à l’ontologie du roman

  5. Le roman mis à mal

  6. Le miroitement de la complexité. Norman Mailer et le New Journalism américain

  7. La catastrophe statique. Entrevue avec Marc Angenot

  8. Retour sur l’avenir du roman. Entrevue avec Michel Brix

  9. Le roman au temps du loufoque. Entrevue avec François Ricard

Hors-dossier

  1. Design intérieur