Design intérieur

Par Michaël Di Vita — Le roman en question

Arriver à la formule magique que nous cherchons tous : pluralisme = monisme, en passant par tous les dualismes qui sont l’ennemi, mais l’ennemi tout à fait nécessaire, le meuble que nous ne cessons pas de déplacer. Gilles Deleuze et Félix Guattari
— Mille plateaux

Problème dérisoire à première vue que le design intérieur de son chez- soi. Mais pourtant ! Deleuze érige le problème de l’agencement des meubles de notre espace intérieur à une dignité philosophique sans égale. Non pas qu’il faille restituer l’ordre du monde par figuration ou par métaphore, en assignant telle fonction à tel meuble, en confondant les arbres et les lampes, la terre et le plancher, le ciel et le plafond. Cette manière de concevoir le travail du designer ne traduirait qu’une nouvelle tentative de chercher à tout prix à éviter le dehors. « Peut-on vivre sans faire appel au dehors ? » – ce serait en quelque sorte la question du designer mimétique ; un appel à l’exclusion de la problématique de la frontière entre le dedans et le dehors, en cherchant à convaincre de la radicale séparation des deux termes de la métaphore : « il n’y a pas de dehors, car l’essentiel est rassemblé sous le grand principe de l’Un ». Or, une telle séparation convoque obligatoirement l’autorité d’un espace homogène dépourvu de toute influence de la mode : a-t-on déjà connu une pièce agencée de telle manière que rien n’entacherait la propreté et la pureté d’un temps vide ; mieux, l’autre côté de la porte du Procès, le tombeau de l’immortalité ?

Pour agencer, il faut déplacer des meubles. Même qu’on ne cesse pas de les déplacer, sinon on est dépassé par les événements, out of date comme disent nos amis du marketing. De plus, il semble qu’un meuble n’apparaisse jamais séparément, et c’est là tout le problème. Les meubles débarquent par deux, comme les pôles opposés de la dyade : il n’y a pas de lampe de nuit sans rideau bloquant la lumière du dehors, pas de divan confortant mon repos sans émetteur d’images chaotiques m’empêchant de sombrer dans la farnientede salon – car mieux vaut conserver l’activité, même illusoire ! Un designer qui s’efforcerait de promouvoir une esthétique du divan ne ferait pas long feu aux yeux des consommateurs, aussi douillets soient-ils ; sa carrière serait irrémédiablement qualifiée d’inauthentique et d’excessive, voire taxée de porter au dogmatisme d’une forme ou d’un contenu quelconque et arbitraire. Il y a donc un problème fondamental dans la simple activité de designer, et les règles de la concurrence font qu’on ne peut s’abandonner sans retenue à des manies intolérables ni s’adonner nonchalamment à ses petits secrets. Le travail de designer peut être dangereux. D’un côté, le designer doit anticiper les risques et les difficultés causés par son travail et répondre aux exigences ergonomiques des utilisateurs d’un espace meublé ; de l’autre, en vertu des règles concurrentielles de la culture interdisant la mégalomanie et l’extrémisme, il doit prendre toutes les précautions nécessaires pour ne pas sombrer dans la condescendance tapageuse. Pourtant, la faute la plus grave ne réside ni dans le danger pour la santé des corps ni dans l’excès de pathos contre lequel l’habitude nous guérit d’ailleurs assez facilement. Non, s’il est impératif pour le designer de jongler habilement avec ses meubles couplés et ses opposés, ce n’est pas tant pour éviter l’excès pathologique que par respect à l’égard d’un principe sacré qui, à notre époque, reste indiscutable : l’interdiction de reproduire. Celui qui reproduit cesse de jouer sur le plateau réglementaire, il sort des lignes et décide inopinément quel sera le point final de la partie culturelle. Rien de plus immonde que de prétendre être l’habitant immobile posté à la tour de contrôle ou d’arbitrage alors que tous nous considèrent encore comme un designer quelconque participant au même jeu que les autres. Ce serait comme si Hegel sortait du terrain et commençait à distribuer les honneurs à quelques coéquipiers – qui feraient évidemment presque tous partie de l’équipe allemande, millésime 1807 – afin de mieux se féliciter de son design philosophique qui, selon lui, mettrait enfin un terme à toutes ces histoires et lignes arbitraires ! Un designer qui s’élance en s’appuyant sur un de ses plis ou de ses tours de passe-passe fameux utilisés dans son travail, en dehors de la surface de jeu, en repliant ou en réfléchissant le tout sur lui-même – c’est- à-dire sur son idée – afin de mieux se la communiquerpar courrier interne à sa propre adresse de contemplation éternelle… De nos jours, qui accepte encore ce genre de stratégie ?

Quelle est donc la bonne manière de constituer son espace intérieur ? La solution paraît aller de soi : il faut tout expérimenter, tout déplacer, sans jamais donner priorité à quelque meuble que ce soit, autrement on s’assoit dans son divan et on s’enracine. Evidemment la reconfiguration perpétuelle de son chez-soi implique beaucoup de frottement, de rayures et de lignes sur le plancher, mais elles sont inévitables et, de toute façon, ce sont elles qui rendent possible le nouveau design. Pourquoi donc ? On sait tous que la reconfiguration de son chez-soi implique parfois la découverte de vieux trous dans le mur, par exemple, ou d’anciennes taches noires que le tapis masquait conformément à nos anciens désirs. Mais c’est justement là que le génie du designer trouve la possibilité de son essor. Le drame, c’est la page blanche, nullement les contraintes qui rendent impossibles certaines stratégies artistiques ou conceptuelles, car ce sont ces lignes marquant le passage des meubles à travers le temps qui ouvrent des perspectives différentes et qui permettent de réaménager le tout de manière nouvelle, sans passer outre aux règles de la culture. On peut comparer ces traces de meubles avec celles que les grands penseurs ont laissées au cours de l’histoire – mieux, concevoir tous ces meubles comme autant de personnages philosophiques à déplacer, et qui se sont déplacés, afin de créer son espace intérieur de manière joyeuse et fidèle à son humeur. Je me positionne en philosophie, c’est-à-dire dans l’espace des différences culturelles historiquement enregistrées, en me situant par rapport à certains meubles qui répondent davantage à mon goût que d’autres, qui me laissent, eux, indifférents. Ainsi, les lampes Nietzsche que je glisse dans mon espace intérieur sont toujours allumées, même en plein jour ; mon divan Kant plus ou moins utilisé mais acceptable lorsque la fatigue commence à poindre puis quand ça va très mal et que je désire me frotter la tête contre des ressorts brisés afin de retrouver les plaisirs de l’ascétisme par cette « impression qu’une vieille main osseuse [me dévisse] littéralement le cerveau1 » ; ma cuisine Hegel, incorrigible, qui passe son temps à tout nier et à tout découper ; ma table de chevet sur laquelle le plus beau des jeux de concepts, en verre, signé Spinoza ; mon tapis Kierkegaard, qui me séduit aussi bien qu’il me rappelle que son humour noir pointe inlassablement vers le plafond beaucoup trop bas pour respirer pleinement ; ma lampe magique Proust, dont je ne dévoilerai point les secrets cinétiques et ma fenêtre style Dostoïevski donnant sur un mur de béton qui, à chaque regard, ne manque pas de souligner le fait que j’habite un demi sous-sol.

Ainsi, il y a les meubles et leurs zones de déplacement, ainsi que leurs lignes de passage, les personnages et les styles que ces meubles permettent de créer. Savoir si le meuble vient avant le mouvement ou inversement, là n’est pas la question, car même s’il faut le déplacement pour que le meuble apparaisse dans l’espace intérieur, il n’en reste pas moins que le meuble n’acquiert son statut de personnage stylistique qu’en se connectant avec d’autres extériorités, soit les autres meubles. Un design n’a pas de succès culturel uniquement parce qu’il fonctionne à titre de salon de relaxation urbain ou parce qu’il se targue d’être la seule cuisine internationale suprahistorique. Ce serait exagéré de fonder le mérite d’un aménagement spatial intérieur sur une garantie de suprématie autoattribuée. De la même manière, plaider l’identification d’un design particulier au Tout reste une stratégie culturelle possible qui en soi n’est pas plus gagnante qu’une autre qui, fièrement, prétendrait avoir éliminé tel design auparavant jugé indépassable. C’est dire qu’un meuble ou un personnage conceptuel n’acquiert de puissance que par les relations qu’il entretient avec d’autres composantes-meubles.

Mais en quoi consistent donc ces lignes et marques de meubles ? Comment peuvent-elles rendre possible la nouveauté ? En effet, il serait étrange de croire que la révolution dans le monde du design doive passer par une mise en valeur de certaines lignes ou encore par le camouflage brillant de celles-ci. Est-ce si simple ? Nous comparons les lignes incurvées sur les murs et le plancher avec les déplacements opérés par certains personnages philosophiques importants. Cela signifie que chacun de ces meubles constituant mon espace intérieur est avant tout une zone de déplacement et de découpage qui relève autant de ses possibilités internes que de son maniement historique et culturel. Platon laisse des traces depuis des siècles, migre et se répète en tant qu’objet de décoration de divers salons, dans la mesure où l’on a été généralement favorable à l’idée de s’en servir comme élément remarquable afin d’agrémenter son chez- soi. En d’autres termes, on dira que le style et l’endurance de ce meuble lui ont permis de laisser des démarcations et des découpages qu’il serait imprudent d’omettre si l’on se décide à prendre au sérieux le design intérieur de son chez-soi. De même, dans la culture occidentale, l’habitude d’employer un lit comme surface donnant rapidement accès au sommeil s’est avérée être davantage qu’une simple mode passagère. Il y a donc, d’une part, les découpages immanents à l’œuvre de Platon, les oppositions de concepts générées par sa pensée et, d’autre part, les déplacements opérés à partir des grandes distinctions platoniciennes d’autres designers ayant « cerné l’intérêt » de quelques-unes de ses leçons. Or, ces deux faces du meuble, que Kierkegaard distinguerait par les catégories d’intériorité et d’extériorité, ne doivent surtout pas être confondues. Ce qu’un designer a fabriqué dans le but de meubler son intérieur propre ne se réduit pas à ce que les époques postérieures en ont fait. Ainsi, chez Platon, le lit occupe une place capitale dans l’exposition de son espace intérieur ; plus encore, en lui semble reposer l’essence ou le principe expliquant la hiérarchie de cet espace, ce qui n’empêchera pas la postérité se réclamant de Platon de porter son attention sur d’autres composantes éventuellement connexes à ce lit essentiel. Par exemple Plotin, le plus inspiré des platoniciens, détermina après mûre réflexion que la fontaine était préférable au lit si l’on veut convenablement expliquer la nature des mouvements et des principes intérieurs, ce qui eut pour effet de repositionner le lit de manière toute différente afin de ne pas faire obstacle aux déplacements qu’il considérait plus importants. Toutefois, on ne conclura pas de cette substitution de la fontaine au lit platonicien à la caducité de Platon. Suivant la distinction de Deleuze, il est mortel pour le designer intérieur de prendre le devenir pour l’histoire et l’histoire pour le devenir2, de réduire l’intériorité des meubles ou du design à une étape historique, à une banale extériorité pérenne. Un meuble a une temporalité propre, toujours intérieure, et une biographie historique, extérieure, contingente. Nous verrons plus tard que ce dualisme entre le temps interne et externe est aussi un couple de meubles qu’il faut impérativement apprendre à déplacer, sans quoi on se transforme soi-même de son vivant en meuble pourri ! On disparaît alors enfoui sous les archives de la culture, car il en va ici à la fois de notre mort pendant la vie et de notre vie posthume.

Je déplace sans cesse les meubles de mon espace intérieur, autrement les parties de mon espace se disjoignent et je succombe à l’autoeulogie. Il y a un risque existentiel à se coucher sur son divan : on ne sait jamais si ce que nous considérons illusoirement comme notre panacée nous tombera dessus (que ce soit la statue de Platon ou de Freud) ! Le designer apprend donc progressivement à manier ses meubles – ce qui engendre inévitablement quelques blessures -, à bouger ses personnages préférés en tous sens, quitte à retourner l’espace sens dessus dessous. Je déplace les meubles et par conséquent je modifie légèrement leur zone de déplacement respective, ce qui montre par ailleurs qu’on ne peut écouter un personnage lorsqu’il essaie de nous faire croire avec sérieux qu’il ne peut servir qu’à titre de béatitude sédative ou comme réveille-matin à la mode de Konigsberg. Or, après maints déplacements de meubles opérés dans le seul but de produire un agencement dans le style de telle époque ou de tel penseur, on réalise qu’un designer talentueux ne peut se restreindre à parcourir l’histoire des déplacements et des lignes de meubles déposés au musée des formes acceptées par la culture. On comprend qu’une telle activité n’a rien de nouveau, qu’elle n’est en fait qu’une reproduction de ce que la majorité a toujours fait, à savoir déplacer des meubles en vantant les mérites de tel buffet ou telle cuisine, et qu’il est temps de sortir de l’histoire. Qu’est-ce que cela veut dire « sortir de l’histoire » ? Doit-on s’en prendre aux meubles et les jeter par la fenêtre ? Prendre mon tapis Kierkegaard et l’évacuer avec esprit de décision, qui en a fini avec l’humour ? Une telle attitude succombe malheureusement toujours à sa propre radicalité. Doit-on brûler la pièce et réactiver tel courant monopolistique afin d’éradiquer toute concurrence ? Personne ne se laissera abattre facilement, la stratégie non chirurgicale est devenue caduque de nos jours, sauf à Hollywood ou à la bourse, c’est-à-dire au même endroit. Que faire donc ?

Le déménageur éternel, celui qui doit toujours bouger afin de ne pas perdre au jeu de la culture, est-il le designer qui, de droit, sera en mesure de triompher des autres ? Peut-être qu’il faudrait changer la perspective ? Car si celui qui bouge sans cesse peut échapper au dogme de la meilleure cuisine, par exemple, il n’en manque pas moins que c’est peut-être le fait de bouger constamment qui deviendra tôt ou tard la faille de son propre jeu. Ce ne sont plus les meubles qui provoqueront l’échec d’un espace intérieur, mais le designer lui-même dans sa folie du mouvement, à l’instar de Kien procédant à l’autodafé de sa bibliothèque3. C’est une folie qui se décline chez plusieurs designers sous la forme de l’inspiration, qui consiste en la propension étrange à se considérer soi-même comme le medium ou le secrétaire de plans de réaménagement venus d’ailleurs ; ou encore sous la forme de la dissolution, qui se remarque par une capacité impressionnante de certains joueurs culturels à étudier et à parler de tous leurs compétiteurs. La dissolution donne ainsi l’impression de ne rien digérer correctement et elle engendre une espèce d’amorphisme proprement intellectuel ressemblant, à certains égards, au Dieu du Moyen-Âge, ce centre partout et nulle part à la fois. Or, voulons-nous transformer le jeu du design en campagne de dissolution, en boue insupportable ?

Deleuze, designer hors-pair, entend transformer le problème, ou l’aporie apparente, en faisant appel à la démarcation dedans-dehors ou intérieur- extérieur. Cela dit, il ne s’agit pas de confondre cette distinction avec le meuble absolu. C’est plutôt l’ennemi. Après tout, pourquoi déplaçons- nous des meubles ? Cherchons-nous le meilleur ordre spatial, la plus belle disposition, pratique et praticable selon un trajet bien fixé ? La réponse est négative, ne serait-ce que parce que les règles de la culture nous interdisent de prétendre mettre fin au jeu, de faire le design des designs. Malgré tout, on continue à viser cet absolu : la constitution de l’espace intérieur ne saurait se justifier de l’extérieur, par une filiation quelconque ou par une proximité ineffable avec un espace homogène surplombant la concurrence ludique. Il ne s’agit pas, comme il a déjà été mentionné, d’en finir avec le concours en décidant de recouvrir son divan de nappes d’or : l’extériorité, comprise ici comme l’enveloppe extérieure apparente, ne s’assure que d’une existence temporaire, historique et finie. Il y aura toujours quelqu’un pour montrer qu’il y a, cachées sous les nappes d’or, des lignes intempestives marquées dans le plancher qui rendent illégitime la consécration d’un design plaqué or – du moins si la mode actuelle n’est pas favorable à ce genre de stratégie. Tout design s’écoule dans le temps, et sombre inéluctablement au gré des différentes tendances du marché de l’époque. Ainsi, même dans le monde du design, l’extérieur finit toujours par perdre au profit de l’intérieur. Mais qu’est-ce que l’intérieur ?

Disons que l’intérieur ce serait justement ce que le designer s’affaire à constituer, soit l’espace intérieur que nous décrivons depuis le début, le bassin de la culture dans lequel pullulent des tonnes de différences culturelles. Et ce bassin, c’est l’histoire, l’histoire des différences culturelles, les lieux de conservation des meubles fabriqués par les hommes (musée, institution religieuse, livre, ville, etc.). Cet espace intérieur, il s’agit toujours de le reconstituer à sa façon, de le recréer de manière à ce qu’il refonde les règles de la culture. Mais n’allons pas trop vite, nous pourrions nous heurter à nos propres meubles.

Si l’extériorité est l’écoulement du temps, la destruction des designs, cela signifie que l’on constitue son espace intérieur dans le but d’éviter cette perte, la mort. Il faut l’immortalité, même si aucune extériorité ne peut la garantir. Ainsi, l’intérieur gagne au profit de l’extérieur. Cette possible victoire n’empêche pas le designer de chercher à pénétrer dans l’histoire afin d’éviter les effets destructeurs du devenir ou de l’intériorité solitaire. Or, la question que nous posons depuis le début, c’est de savoir ce qu’on fait lorsqu’on s’affirme designer. Dire qu’on vise à entrer dans l’histoire, cela revient pour l’instant à ne rien dire, car nous ne savons pas vraiment où nous nous positionnons réellement lorsque nous posons la question. Le designer qui cherche à agencer le meilleur intérieur, il est déjà à l’intérieur, puisqu’il présuppose les règles de la culture dès qu’il prétend à une telle fin : il faut l’espace intérieur de la culture pour déplacer des meubles, de même qu’il faut maîtriser un tant soit peu les différents aspects des lignes et déplacements possibles d’un meuble avant d’essayer de l’insérer dans un design jugé intéressant. Toutefois, si le designer prend place à l’intérieur de la culture, faut-il qu’il délaisse pour autant l’extérieur ? D’un côté, doit-on fermer les yeux sur ce qui ne fait pas partie de la tradition culturelle afin d’entrer ou, mieux, de confirmer son statut de membre de l’espace de la culture ? – ce qui signifie qu’on élève de la sorte la culture actuelle au statut d’absolu ou d’idéal, ce qui est simplement une autre manière de dire que le jeu de la culture est nul et non avenu. D’un autre côté, plus subtil, un designer qui prendrait déjà place au centre de la culture serait-il pour autant en contact avec l’essentiel, l’intérieur, sans passer par la danse de la reconfiguration perpétuelle de l’extériorité, des meubles et de leurs nappes d’or ? Dans les deux cas, on retombe dans la folie outrancière qu’on diagnostique parfois chez ces designers qui croient mettre enfin un point final au jeu du design, comme si les règles de la culture étaient immuables et que leur développement logique impliquait nécessairement dès maintenant l’avènement de la fin, ou du bonheur total (ou du malheur infini pour d’aucuns..

Renversons la perspective. Peut-être faut-il sortir de l’histoire ? Qu’est-ce que voudrait dire « sortir de l’histoire » ? Si nous supposons que nous sommes déjà à l’intérieur de la culture ou de l’histoire, cela revient à dire que nous participons au jeu du design et que nous suivons certaines règles. Conséquemment, si nous voulons sortir de l’histoire, nous ne voulons en fait qu’y rester. Car une telle stratégie se donne pour critère ce que la culture nous offre ; alors le designer se fait rattraper dans sa tentative de fuite hors de l’histoire au moment même où il s’imagine transgresser ou traverser quelque barrière culturelle. Ce n’est donc pas une solution possible pour le designer, à moins d’invoquer ces plans de réaménagement venus d’ailleurs dont nous parlions plus tôt (« Ça parle à travers moi. »), si bien qu’encore une fois, ce n’est qu’une stratégie culturelle parmi d’autres, une possibilité quelconque n’offrant aucune issue réelle, car il ne sert à rien d’invoquer une garantie ontologique réelle lorsqu’on est sous le joug des lois culturelles qui définissent déjà le réel. Bref, le dehors absolu n’est jamais atteint. Il faut poursuivre l’enquête.

La solution restante, qui n’en est pas une, est le paradoxe. Peut-être que c’est en recadrant le tout dans une perspective temporelle que nous arriverons à comprendre le jeu du design intérieur. Revenons donc sur cet énigmatique « espace intérieur ». Nous avons mentionné plus haut qu’il était en fait une tentative de refondation des règles culturelles. Est-ce suffisant ? Ou plutôt, est-ce dit clairement ? Qu’est-ce que refonder ? S’il est impossible de faire sa marque, en tant que designer, en reprenant ce qu’un autre a fabriqué, cela signifie qu’on ne peut pas reproduire ce qu’autrui a créé en fabriquant des nappes ou couvre-meubles donnant l’impression qu’on répète le même éclat. On ne retourne pas « l’esprit » du design d’autrui en un motif reproductible à l’infini sans perdre au jeu de la culture. L’intériorité propre à un design perd sa puissance, son charme ou son style dès qu’on la reproduit, car on ne reproduit que l’extérieur, ce qu’on croit être l’intérieur. Par exemple, si je reproduis le divan kantien disposé à la façon Heidegger, c’est certain que mon espace intérieur devient faux ou kitsch, car un tel acte suppose que j’aie à ma disposition les mêmes meubles que Heidegger et que j’entretienne avec eux un rapport identique. Une telle manœuvre reprendrait ce qu’un autre a déjà fait et reproduirait ainsi une certaine configuration historique de l’espace intérieur. On ferait par conséquent non pas du design intérieur, qui suppose une création de nouveauté, mais de la réactualisation historique d’un passé que l’on veut glorieux. Le passé deviendrait de ce fait prioritaire par rapport au présent et au futur, puisque c’est lui que le designer viserait à reproduire. L’espace intérieur se présenterait ainsi comme une chambre de projection d’images et de designs morts, composés de meubles fixes, où le mouvement ne serait plus qu’illusion et succession de fragments de passé. Ce n’est évidemment pas là l’activité du designer, lui qui passe son temps à déplacer des meubles. Pour cette raison, nous devons faire une différence capitale entre l’espace intérieur et l’intérieur de la culture. Ce dernier, c’est en quelque sorte le passé de la culture, ce qui a déjà été, ou encore ce qui est sous forme de différence enregistrée, archivée. C’est lui qui est susceptible d’être reproduit par les mauvais designers, ceux qui donnent l’illusion du mouvement et qui se laissent tomber dans leur divan, ou qui traînent constamment avec eux leur lampe de salon qu’ils nous braquent dessus dès qu’on les regarde afin de nous aveugler. Ils trichent, ils font comme s’ils jouaient, mais en fait tout ce qu’ils désirent c’est s’asseoir et récolter les honneurs. Non seulement ils trichent mais ils ont peur : de la mort, de l’écoulement du temps et du dépassement prévisible de leur stratégie illusoire par le jeu de la culture. Ils feront tout pour éviter le dehors, le vent glacial qui menace en tout temps leur design et leur constitution chambranlante. Pourtant, ironiquement, ils sont les premiers à faire montre de leur design et de l’extériorité qu’ils emploient afin de se protéger du danger du dehors. C’est l’extériorité d’un design de tricheur qu’ils utilisent, l’histoire, car ils refusent le mouvement des meubles et les rayures qu’ils tracent dans le plancher. Autrement dit, ils ne font jamais œuvre de designer, ils évitent à tout prix les dangers et les incertitudes du design intérieur.

On voit que refonder les règles de la culture ne se fait pas en mimant le déménagement : tout reste en l’état, même les meubles, lorsqu’on cherche à se parer du devenir à l’aide de trophées garantissant les limites du dehors. Il y a un lien direct entre le dehors et le devenir, et c’est ce que nous essayons de comprendre. Plus haut, nous invoquions la distinction de Kierkegaard entre l’intériorité et l’extériorité afin de faire voir ce que signifie déplacer sans arrêt les meubles de son chez-soi. Nous avons montré par la suite qu’une telle distinction ne va jamais de soi – précisément ce que Kierkegaard montra – et qu’il faudrait idéalement la subvertir. En quel sens ? C’est d’une certaine façon ce que nous avons déjà commencé, toujours déjà commencé. En donnant à l’histoire le titre d’intériorité, il est ressorti au grand jour la proposition selon laquelle il est impossible de faire acte de design intérieur en usant de stratégies désuètes empruntées à l’extériorité de l’histoire ; autrement dit, il y a un rapport direct entre l’illusion du mouvement, c’est-à-dire la reproduction de l’histoire, et l’autodisqualification d’un designer s’adonnant au jeu concurrentiel de la culture. Ainsi, le designer ne reproduit pas, il crée. Or, nous avons vu également qu’il est impossible pour un designer de présupposer l’extériorité de sa position par rapport à l’espace intérieur de la culture. On est toujours à l’intérieur d’un jeu. Refonder les règles d’un jeu ne passe pas par une sortie présumée hors des limites de celui-ci. Il faut agir autrement. Car, si le designer est déjà à l’intérieur et qu’il constitue son chez-soi en déplaçant des meubles, cela revient à dire qu’il manipule l’extériorité, soit les meubles déposés dans l’histoire, sans jamais sortir. La création ou la refondation ne relève donc pas spécifiquement de la transgression des limites. L’histoire nous le montre : toute tentative de s’échapper de l’histoire se voit tôt ou tard récupérée et légitimée par la culture, au grand dam des misanthropes et des évadés. Il nous a donc fallu opérer à partir de concepts tels l’intériorité et l’extériorité tout en les déplaçant petit à petit afin de corriger le problème, sans jamais le résoudre. En termes de design, nous avons déplacé des meubles et modifié leur zone de déplacement, quitte à les faire changer de nature. L’intérieur s’est possiblement changé en devenir, et l’extérieur est devenu le dehors. Des meubles sont devenus nos meubles. Non pas qu’ils succèdent logiquement à un design jugé périmé, car nous sommes parti de meubles historiquement donnés et, dans un sens, nous y sommes resté, en tâchant cependant d’y ajouter le mouvement. Du même coup, on réalise que le changement d’un seul couple de meubles a aussi modifié la totalité de notre espace intérieur. Voyons comment.

Le designer déplace des meubles, fait jouer de nouvelles lignes, de nouveaux mouvements par rapport à l’état des choses actuel. Il sait que l’ennemi ce sont eux et qu’ils sont tout à fait contingents, mais il ne peut s’empêcher de fonctionner en leur compagnie. Il utilise les meubles que l’histoire offre comme un étalage de jouets possibles. Or, jamais il ne se laisse amadouer par l’éclat d’un seul, il sait la peine que cela lui causera de se faire exclure du jeu. En les déplaçant, il les agence en fonction de leur zone de déplacement, autant celles que d’autres designers ont tracées que celles qui n’avaient jusqu’à présent jamais été inventées. Il explore l’intérieur de ses meubles pour créer de nouvelles possibilités d’agencement. Il pose la lampe près du lit qu’il a changé d’orientation et comprend que la table de nuit ne peut plus servir de la même façon, voire qu’elle devra être éliminée. L’expérimentation avec l’extériorité des meubles fait comprendre au designer que c’est aussi la disposition intérieure de la totalité de son espace qui change : il peut même aller jusqu’à comparer son design mobile avec un voyage au « pays des morts », car il sait qu’il réveille des forces qui peuplent l’histoire sans jamais s’y réduire. C’est là que la démarcation entre l’intériorité des meubles et l’extériorité historique des meubles n’a plus aucun sens pour lui. Les choses se renversent. Ce qui paraissait pour un compétiteur l’au-delà des limites de la raison, ou la béatitude éternelle, devient pour lui l’intimité la plus grande qui surgit par la création de nouvelles lignes d’éternité. Ce qui se présentait comme l’intériorité des choses du monde et des meubles devient pour le joueur la présence la plus évidente du dehors, à savoir les forces intensives peuplant et rendant possible ce qu’on appelle le jeu de la culture. L’intérieur est donc le plus extérieur, et l’extérieur le plus intérieur ; le dedans le plus éloigné, et le dehors le plus intime proliférant de manière à ce que jamais l’histoire n’y entendit bruit. L’ennemi devient soudainement le masque de la réussite en matière de design. L’être n’est plus que la rétention historique du passage du temps, du devenir. Le maniement des meubles fait voir au designer que ce qui se modifie essentiellement, ce ne sont pas les meubles eux-mêmes, mais l’espace intérieur, c’est-à-dire le designer et le milieu à travers lequel les meubles fluctuent. Il ne s’agit donc pas d’atteindre une zone homogène triomphant des règles de la culture, ni de fonder celle-ci sur un meuble arbitraire, mais de faire advenir librement ce que toute démarcation suppose toujours, soit l’entre-deux ou le milieu relationnel par lequel toutes choses poussent. Ainsi, la valse infinie du designer déplaçant ses meubles ne se conçoit plus comme le déplacement spatio-temporel réel d’un sujet, mais comme l’immobilité pure se présentant sous la forme du tout de l’espace intérieur. C’est pour cette raison que nous disions dès le début que la création du designer peut prendre son impulsion à partir de lignes du passé encore visibles sur le plancher : elles représentent le dépôt de l’histoire, mais les chevaucher sans tenter de les soumettre à un système transcendant rend possible l’événement, et donne lieu « à un entretien interstellaire, entre étoiles très inégales, dont les devenirs différents forment un bloc mobile qu’il s’agirait de capter, un inter-vol, années-lumière4. » On dialogue avec les morts-vivants accostés dans l’histoire, on se cherche une place au soleil en constituant son espace intérieur toujours en train de se faire, qui est un devenir-designer, et non une entrée garantie dans le temps des morts.

Je ne sais jamais si je fais du design, je ne peux m’en assurer. Même les morts risquent tous les jours de mourir une énième fois, massacrés par les reproducteurs d’ici-bas. Que le dehors soit le plus intime et le dedans le plus lointain m’empêche de tomber sous le coup de l’histoire et de ses travailleurs sérieux. C’est en un sens le grand problème de la philosophie : non pas savoir si nous vivrons après la mort, mais de ne pas mourir vivant, de ne pas succomber sous le poids du chantier intérieur qu’est le design de soi. Rien de plus effroyable que la certitude, lorsque le désert intérieur se prend pour un objet de rencontre incontournable, un must-have ou un must-see chanté par les touristes / travailleurs. La pensée du design risque à tout instant de succomber au drame de l’appropriation, à la pseudodécouverte de ce qu’il faudrait rechercher et savoir trouver avec efficacité. Le design intérieur, la philosophie envisagée comme forme de vie, c’est risquer à tout moment de succomber à ses propres décisions, ou à celles d’autrui, c’est pénétrer la fente culturelle séparant la vie de la mort sans jamais savoir de quel côté l’on retombera. Ne voilà-t-il pas un tel design ludique réussi ? Mais qui pourra le dire, sinon le designer pour lui-même, environné par ses propres meubles, son tapis, sa lampe et sa lanterne magique ?

Bibliographie

  • CANETTI, Elias, Auto-da-fé, Paris, Gallimard (L’imaginaire), 1991. Deleuze, Gilles et Claire Parnet, Dialogues,Paris, Flammarion (Champs), 1996.
  • DELEUZE, Gilles et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit (Critique), 1980.
  • ___, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit (Reprise), 2005.
  • MUSIL, Robert, Les désarrois de l’élève Torless, Paris, Seuil (Livre de Poche), 1967.

Notes de bas de page

  1. Robert Musil, Les désarrois de l’élève Torless, Paris, Seuil (Livre de Poche), 1967, p. 135.
  2. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit (Reprise), 2005, p. 107-108.
  3. Elias Canetti, Auto-da-fé, Paris, Gallimard (L’imaginaire), 1991.
  4. Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion (Champs), 1996, p. 22.

Le roman en question

Revue Chameaux — n° 4 — automne 2012

Hors-dossier

  1. Design intérieur