Une tératologie des textes

Par Pierre Vinclair — Le monstre

On peut pour le moins distinguer deux genres de productions écrites : hétéronomes et autonomes. Les premières, lettres de conversations courantes, articles de journaux, billets d’humeur, sont composées d’éléments qui ne tirent leur valeur ou leur signification que d’un contexte et d’un usage extérieur de la langue : c’est l’état du monde et de l’idiomatique, des corps et des communautés, au moment où ça parle, qui en fixent le sens. Les secondes donnent aux phrases elles-mêmes la charge de fixer la valeur des éléments qui les composent. Seules les productions écrites autonomes sont des textes.

À nouveau, on peut distinguer deux types de textes entendus en ce sens : les textes philosophiques, empruntant le trajet inverse des productions écrites hétéronomes, redistribuent les valeurs des éléments de la réalité ; quant aux textes littéraires, si fixer eux-mêmes les valeurs de leurs composantes est leur jeu, fixer celles des éléments de la réalité n’est pas leur enjeu. Les textes littéraires – que l’on appelle parfois, et à tort, fictions – sont des tissus discursifs autonomes dont les valeurs ne sont pourtant pas indifférentes à la réalité ou aux représentations qu’on peut s’en faire : ils portent des événements.

Compte tenu de ces définitions, l’existence de la théorie littéraire pose question : voilà un ensemble de textes qui prétendent normer (philosophiques) des textes qui prétendent porter leur norme eux-mêmes (littéraires).

Toute théorie implique une ontologie, fût-elle imaginaire ; et lorsque la philosophie de la littérature propose de classifier, comme depuis Aristote elle essaie de le faire, les textes littéraires en genres et de donner à cette organisation une logique, elle fait de chaque texte l’exemple (d’autant plus inessentiel qu’elle ne pourra jamais le chercher dans les marges), le symptôme où se réalise l’un des universaux qu’elle postule plus essentiel : car l’objet réel d’une philosophie du genre littéraire est moins le texte et la manière dont il définit lui-même ses valeurs, que les lois, ou les règles censées rendre compte de cette distribution (lois de la sémiotique, de la physique de l’histoire ou de la perception du lecteur ; règles de la poétique des textes, de la morale et du bon usage de la grammaire). En somme, elle fait comme si les textes n’étaient qu’un fragment quelconque de parole dont le monde commun, par ses mécanismes, aurait (à l’exemple des autres productions de là où ça parle) fixé le sens et son organisation.

Qu’on explique en effet les genres et leur pluralité par les formes d’écriture (vers ou prose, rimées ou non) ou le contenu des sujets traités (nobles ou vulgaires, graves ou légers), par des fonctions du texte (émotive, conative, référentielle) ou la dialectique de l’histoire (archaïque, classique, romantique), par l’horizon d’attente provoqué par des conventions tacites ou par l’effet réel des textes sur le lecteur, on dit toujours qu’il existe quelque chose d’autre, avant le texte et en dehors de lui, de l’histoire, du bon goût ou des lois de la perception, quelque chose qui soit plus essentiel que lui et prétende expliquer pourquoi le texte est comme il est. Voilà qui contrevient à un scepticisme disons épistémologique – ne faudrait-il pas, plutôt, tâcher de voir dans une chose d’abord ce qu’elle est, et à partir de là seulement tenter de dresser le portrait des forces qui l’auront pu produire ? En l’occurrence, pour telles productions écrites autonomes, bouclées loin du tintamarre des contextes dans la reliure d’un livre : des phrases se succèdent.

Les phrases en se succédant tissent un texte. Le texte, comme une peau, est dur ou fragile, résistant, peut-être cristallin, rugueux. Les phrases, avançant, ont une vitesse, et le texte qu’elles tissent une densité. Elles vont tout droit, tournent, s’enroulent, tracent des courbes comme un surf dans la poudreuse du réel. Elles ont une amplitude. On peut dire « X prend le train » ou écrire La modification. Nous sommes sur deux plans différents ; les phrases excédentaires du second plan peuvent être vues comme des détours, mais en déterminant la densité ou la dilatation du texte elles indiquent un lieu où se tenir.

Il n’y a pas de texte qui ne soit un événement – et d’abord un événement de redistribution des valeurs des éléments du texte : un événement de sens. Que les phrases tissées dans un texte soient dans un rapport avec l’événement est leur raison d’être – c’est pourquoi elles sont et avancent.

Pour accélérer et décélérer, les phrases ont besoin de relief, i. e. l’élément hétérogène ou l’ontologie exportée sur lesquels elles prennent appui – car les phrases ne créent pas tout : elles créent des figures qui tracent des rapports entre des « étants premiers », considérés, eux, comme leur préexistant. Le texte est défini par ce rapport entre les phrases et les étants – rapport qu’il est difficile de préciser plus avant (représentation, expression, dénotation, etc. ?).

Les étants (c’est-à-dire les étants premiers ou les socles de l’ontologie entre lesquels viennent circuler les phrases d’un texte), comme les dieux chez Homère, les caractères psychologiques chez Balzac ou les noms propres chez Proust, sont des accélérateurs ou des décélérateurs de phrases qui, en mettant le texte sous tension (dans tous les sens du terme), font passer d’une scène à l’autre. Cachés – derrière les mots, de l’autre côté du texte -, ces étants n’y apparaissent que négativement, sous forme de creux et de bosses, comme des trous noirs où se baignent les phrases pour y puiser leur sens. Quoiqu’ils aient l’apparence de l’évidence (plus on s’en rapproche et moins il est besoin de dire ce qu’ils sont), ce sont les trous sacrés du texte, autour desquels les phrases se bouclent (c’est la différence entre les dieux des théogonies classiques et les personnages de Tolkien : ces derniers, créés par les phrases, ne sont donc pas des étants, mais des personnages – quand les dieux, eux, sont un champ de force sur lequel vient se poser le papier transparent du texte et avec lesquels les phrases, qui ne les créent pas, ont à lutter).

La phrase littéraire n’invente ni même ne révèle son ontologie : elle se sert des étants comme appuis et circule entre eux pour tisser son texte. Ce faisant, elle redistribue les valeurs et significations d’éléments seconds (n’ayant pas, eux, rôle de socle ontologique) – lesquels ?

Les éléments des phrases, dont le texte redistribue les valeurs, sont des actions. Ces actions, ces événements, sont moins des actions réelles que des actions-de-phrases, dans la pragmatique desquelles un texte, pour un lecteur, donne un (nouveau) visage à l’être en en construisant les faits. Ces événements-de-phrases sont la redéfinition des manières de dire ce qu’il y a, et derechef la modification de la manière dont ce qu’il y a se montre. La différence entre « il se lave les dents » et « les poils d’une petite brosse de plastique montent et descendent sur une rangée d’incisives » ne se situe pas sur le plan (s’il existe avant que d’être dit) de l’être même (puisqu’elles décrivent un fait identique), mais dans le dire ; différence impliquant une ontologie des étants véritables qui répond à chaque fois singulièrement aux questions suivantes : qui agit (est-ce une brosse, ou l’homme dont elle ne serait que l’outil) ? Qu’est-ce qui existe ? Qu’est-ce qu’être sujet ou objet d’une action ? Qui peut être admissible à ces fonctions ? Et qui doit décider du sens (« laver » et « monter / descendre » sont des actions, impliquent des visées irréductibles l’une à l’autre) ? On connaît l’analyse de Proust à propos du style de Flaubert : son imparfait, sa manière de faire des choses inanimées le sujet de la phrase provoquent une modification de la manière même de se rapporter au monde.

Au niveau éthique même : je ne me comporte pas identiquement dans un monde d’hommes-sujets et dans un monde de choses. Cette attribution d’existence, cette redistribution de la puissance qui modifient le visage de l’être impliquent un relief différent, pour des phrases de style hétérogène. C’est sur ce relief qu’elles prennent appui ; c’est du système ouvert par ce visage qu’elles tirent leur vitesse.

Et de la même manière que les couleurs, pour l’œil, sont apparences déterminées par la longueur des ondes, ce qu’on appelle un « genre » n’est que le phénomène, grossier et classifié, dans la lecture, des vitesses-de- phrases. Quels détours prend la phrase, combien de temps met-elle pour passer d’un élément à un autre ? Comment et à quel point se dilate-t-elle ? Surtout : sur quels champs de forces peut-on compter pour avancer, passer de l’une à la suivante, et tenir ? Quelles sortes d’étants, derrière le texte, y font des bosses et des creux, dans le relief desquels elles s’enroulent, accélèrent, ralentissent ? Et entre deux actions, est-ce par une conscience, un dieu ? que passent les phrases – dans quelle figure cachée sous le tapis des mots ceux-ci viennent-ils puiser leur sens ?

Non, vois-tu, ce n’est pas l’odieuse beauté De la Laconienne engendrée par Tyndare,

Et ce n’est pas non plus le crime de Pâris,

C’est la rigueur des dieux qui détruit cet empire Et renverse Ilion du faîte des grandeurs.

(Énéide, II, 599-603)

Mais les hommes n’y sont pour rien, ils regardent impuissants, assistent transparents aux commerces divins. Les dieux, eux, sont les acteurs cachés : on ne nous dit jamais ce qu’ils sont, de quelle substance ils sont faits et comment, à leur contact, une nouvelle phrase commence, après la précédente, se développe, vient mourir. Pourtant c’est autour d’eux que le nuage des phrases vibrionne. Qu’on passe de l’une à l’autre, que le récit avance. C’est dans ce trou noir que réside la causation épique. Dans un roman, au contraire, les phrases viennent se relancer, puiser leur énergie dans la conscience des personnages, perspectives psychologiques tirées sur l’être. (Les théologiens de l’époque peuvent essayer de définir ces nouvelles substances : qu’est-ce que la volonté, le libre arbitre, etc., mais le roman, lui, ne charge pas ses propres phrases de dire la nature de la personnalité, ne répond pas à ces questions.) Dieux et personnages ne relancent pas les phrases à même vitesse – il y a des points d’intensité derrière les points d’intensité des textes, sur lesquels ces derniers viennent s’adosser. Ces vitesses, ces longueurs-de-phrases différentes, détermineraient, dans le phénomène, des classes, des familles ou des genres : « épopée », « roman », etc. – si ça ne bifurquait pas.

Or, ça bifurque.

Virgile répète assez, dans YÉnéide, que ses héros (se contentant de suivre les décrets divins) ne sont pas responsables du cours des événements pour que le lecteur finisse par le croire : c’est un monde proche de celui d’Homère qu’on nous peint, où les vieux de l’Olympe, tout-puissants, imposent leurs réussites et leurs échecs aux hommes – auxquels il ne reste qu’à chanter leurs malheurs et prier pour un avenir plus faste. Les dieux sachant tout, décidant tout, ont toujours un train d’avance et le dénouement de la guerre qui oppose Turnus et Énée (chants XI-XII) peut de ce fait nous être raconté dès la fin du chant VIII. Pourtant, au chant X, un coup de théâtre vient briser cette ontologie ronronnante, pour y introduire une drôle de zone d’incertitude. Cela commence par un plaidoyer deJunon:

Des hommes et des dieux, nul n’a contraint Énée

De chercher les combats, d’assaillir Latinus.

C’est le destin, c’est le délire de Cassandre

[…] qui l’ont conduit en Italie. (X, 65-70)

C’est le destin qui a contraint Énée, pas les dieux… Bizarre distinction – et dans la mesure où Cassandre a pour seul pouvoir de deviner l’avenir, on ne peut lui prêter de responsabilité véritable – qu’est-ce que cette nouvelle figure de la nécessité ? D’abord, prudence : Junon est à plusieurs reprises présentée comme fourbe, et son argumentaire n’est d’ailleurs qu’un plaidoyer – peut-être mensonger – dans une affaire qui l’oppose à Vénus et que doit trancher Jupiter (la question est la suivante : qui faire gagner, dans la guerre qui oppose Turnus à Énée ?). On pourrait considérer que Junon se défausse, ici, frauduleusement, d’une responsabilité qui lui incombe – et qu’elle est responsable des malheurs des hommes – si la réponse de Jupiter n’était pas si surprenante :

Ses actes à chacun vaudront peine ou succès. (X, 110)

Non seulement il refuse de choisir qui remportera la guerre, mais en plus, balayant la figure de Cassandre, il place la nécessité dans le mérite de chacun des chefs. À quelles fins ? Si, pour Virgile, il s’agit de montrer que ce n’est pas grâce à un décret divin, possiblement arbitraire, qu’Énée va gagner – ce qui fonde la légitimité de la future Rome -, il prête à Jupiter d’étranges raisons :

Mais Celui qui créa les hommes et les dieux Assis dans les hauteurs au sommet de l’Olympe D’un regard attentif observe le spectacle. (X, 115-117)

Autrement dit, tout se passe comme si c’était son goût pour le divertissement qui poussait Jupiter à ne pas décider, de l’extérieur, qui doit remporter la guerre. En conséquence, il introduit dans l’épopée un suspense qu’il n’était pas censé y avoir, et le lecteur ne peut plus être sûr de ce qu’il croyait savoir depuis le chant VIII. Mais plus : il bouleverse toute l’ontologie. La Terre devient le lieu des hommes. Leurs actes y sont payés au mérite. Le monde tragique des Anciens, qui reposait sur la dureté d’un clivage hommes / dieux où les liens entre des actes, leurs significations et leurs conséquences restaient obscurs, fait place à une méritocratie déjà presque chrétienne ou dont le christianisme et ses théologiens acrobatiques en tout cas feront leur beurre, en essayant de lier ensemble cette nouvelle marge de manœuvre laissée aux hommes avec l’omnipotence du Grand Spectateur. C’est-à-dire une intrigue, c’est-à-dire du roman.

Et réciproquement…

Au début du Côté de Guermantes, dans lequel le narrateur continue de développer, la brodant autour du personnage de Françoise et de son rapport à la langue, une analyse – entamée dès le Côté de chez Swann – du mystère que portent les noms et surtout les noms propres (c’est-à-dire des signes qui, à la différence des noms communs, ont un référent mais pas de signification), Proust cherche à faire les contours de l’état proprement poétique du langage : lorsque, n’étant pas comme celui des noms communs fixé par la police du dictionnaire, le sens des mots, coproduit par leur sonorité et les contextes de leur usage, déborde et se déploie, s’enrichit librement, trempé dans l’huile de l’imagination. Ce faisant, il n’est pas étranger au paganisme romain dont Lyotard propose une analyse dans son Economie libidinale : chaque dieu serait le nom d’une intensité de l’être ; chaque fois que dans l’écoulement du devenir on remarque une accélération ou une décélération, un changement de vitesse, on lui attribuerait le nom d’un dieu :

Et pour chaque branchement, un nom divin, pour chaque cri, intensité et branchement qu’apportent les rencontres attendues et inattendues, un petit dieu, une petite déesse, qui a l’air de ne servir à rien quand on le regarde avec les globuleux yeux tristes platonico-chrétiens, qui ne sert à rien en effet, mais qui est un nom de passage d’émotions. (Minuit, 1974, p. 17.)

Manière de reconnaître les différences irréductibles et les singularités de ces intensités – plutôt que leur distribution (telle que la présente le christianisme augustinien) depuis le lieu vide et toujours égal de Dieu. Revenant à Proust, on peut alors concevoir que, travaillant de l’autre côté de l’apparente identité à soi du sens (que présentent les noms communs tels que scellés dans des clés de dictionnaire), il cherche à concevoir les mots comme des vecteurs d’intensités affectives qu’il reviendrait au travail littéraire de redéployer ou de libérer – pareil à un fidèle qui chercherait, derrière les habitudes inquestionnées d’une superstition codée par les manuels de prières, à redonner le sens d’une expérience mystique du langage. Paganisme linguistique qui referme ou clôt cette modernité suspicieuse, rationaliste et chrétienne que Cervantès avait ouvert ou dont il était le symptôme lorsqu’il se moquait (affirmant ce faisant qu’ici-bas il n’y avait pas de mystère) de son chevalier, ridicule de gonfler l’identité à soi de l’être des fictions de son imagination païenne. Le mystère, dit Proust, n’est pas ailleurs, mais bien ici-bas, et ce mystère est bien celui du sens – c’est-à-dire des intensités que déploient les noms (divins, nobles, aristocrates – porteurs de valeur) lorsqu’ils rencontrent l’imagination et la mémoire. Autrement dit : il affirme que non seulement on peut les voir, les chevaliers qui tournent dans les ailes accélérées et ralenties des moulins, mais ce n’est pas tout – on peut y voir des dieux.

Ainsi faut-il être attentif à ces coupures, aux accélérations soudaines (et aux accélérateurs) qui font qu’à l’intérieur du même texte l’on passe soudain de l’épopée au roman – Didon meurt d’amour pour Énée dans l’Enéide, Ève tend la pomme à Adam par jalousie dans le Paradis perdu de Milton – ou du roman à l’épopée – Marcel hypnotisé par les divinités mondaines, K. trimballé ici et là, au château, par des forces surhumaines – et de chaque grand texte à une petite bibliothèque des genres : un monstre.

Ainsi de Milton. Longtemps considéré comme le plus grand poète anglais (devant Shakespeare), il semblait se percevoir lui-même comme un nouvel Homère et voulait faire son épopée. Ainsi, tout au long de son texte, qui débute comme il se doit par une invocation à la Muse, il se présente comme un aède en prise avec des vérités que Dieu lui souffle, directement dans les bronches :

La première désobéissance de l’homme
Et le fruit de cet arbre défendu dont
Le mortel goût apporta la mort dans ce monde,
Et tous nos malheurs, avec la perte d’Eden,
Jusqu’à ce qu’un Homme plus grand nous rétablît
Et reconquît le séjour bienheureux, chante, Muse céleste !
Sur le sommet secret d’Oreb et de Sinaï
Tu inspiras le berger qui le premier apprit
À la race choisie comment dans le commencement,
Le Ciel et la Terre sortirent du chaos.
(.Paradis perdu, I, 1-10)

Dieu, ou les Muses donc, mais dans cet assemblage bizarre qui choque tout de suite à la lecture du Paradis perdu : un drôle de mélange entre monothéisme et paganisme – comme si Milton, ayant voulu offrir une épopée au christianisme, avait été obligé (mais par quoi ?) de le polythéiser. C’est ainsi qu’on retrouve toute une cohorte, derrière le Père, de demi-dieux, d’anges et de démons dont les aventures, les allers-retours et les décisions sont décrits par le menu, au premier rang desquels ceux de Satan, l’ange apostat aux longues ailes, ex-premier de la classe exilé dans l’enfer après avoir fomenté une révolte lorsque Dieu eut créé le Fils. Mais paganisant la Genèse, Milton psychologise le polythéisme : en effet, la pluralité des figures divines (et surtout le binôme Dieu / Satan) n’a pas pour conséquence le fait que le sens des actions échappe aux hommes (comme dans l’Iliade, par exemple, où au fond seuls les dieux décident et agissent, pour eux et par leur intermédiaire), mais bien le contraire : il s’intériorise dans leur pensée. Au fond, le Paradis perdu n’est qu’un long poème sur les rapports de couple, dans lequel le péché originel n’occupe Milton que comme événement conjugal causé par la psychologie de la femme. Adam, créé à l’image de Dieu pour l’adorer, avait pourtant prévenu Ève, créée à l’image d’Adam pour l’adorer, qu’elle ne devait pas se promener seule ; bernée par le serpent (elle n’est pas très futée), elle ne va rien trouver de mieux à faire que d’entraîner Adam avec elle, en lui mentant parce que, jalouse, elle a peur que Dieu lui fabrique une autre Ève si elle chute seule ; autrement dit, le mécanisme explicatif vers lequel est tendu tout le récit est un événement purement psychologique : la jalousie (on peut même en tirer une définition de la psychologie comme tentative d’imputer la finitude à un choix conscient). Une épopée chrétienne psychologisante.

Un monstre.

Qu’un texte puisse être un monstre – quelque chose qui n’est pas seulement un écart à la règle (la biologie nous l’apprend) mais aussi, en ce que ses figures sont irréductibles aux causalités responsables des formes familières, quelque chose qui brise le miroir des normes où les bonnes sociétés vont se mirer – qu’il n’ait pas de genre ou pas encore de genre, voilà qui doit inciter le lecteur, le chercheur, à la plus grande modestie. On commençait par demander ce que pouvait la théorie (littéraire) : ouvrir les yeux, regarder c’est déjà pas mal, s’instruire de l’observation des œuvres. Se taire, pourquoi pas. Comme le tératologue au lieu de plaquer ses modèles apprend des monstres mêmes que la vie est une création – et qu’il en est toujours d’inédites -, nous apprenons parfois d’un livre que son genre est encore à venir, qu’il précède les siens. À l’allure où il va, on n’avait jamais vu de telles figures. Qu’on appelle beauté, si on le souhaite tant, la figure du monstre.

Il y a des morts-vivants, des visages moyens, des Miss France et des monstres : la littérature a à voir avec la vie, le texte est un tissu, une peau, partiellement récalcitrante, dont les greffes prennent – ou ne prennent pas. Une peau de mots, où il serait tout aussi vain d’à tout prix vouloir voir une fiction déterminée par des structures, hermétiquement close, qu’un monde à interpréter, herméneutiquement ouvert.

Il y a des forces avant le texte ou visage du monstre, où logent les puissants étants premiers qui donnent leur courbe et leur vitesse aux phrases. Il y a une surface après le texte ou le visage. On peut faire croire que ces forces ou que cette surface font quelque chose comme un monde – dans l’exacte mesure où l’on repère l’intention d’un Créateur dans la gravité ou un Cosmos dans les cosmétiques. Mais derrière la symétrie apparente des rouges à lèvres et des correcteurs, et avant de retomber sur les étants premiers, le tissu véritable est un noeud d’irrégularités qui ne reflètent ou ne représentent rien – elles présentent leur propre devenir. Devenir quoi ?

Devenir intransitif – devenir. C’est-à-dire moins le passage d’une forme à l’autre, ou d’un monde à l’autre, que la révélation brutale de l’immanence, de l’informe, de l’immonde ou de l’indéterminé : retour, par-delà le monde, à l’apeiron.

Cette puissance de Y apeiron, du devenir, de l’informe, c’est Anaximandre qui l’a vue le premier. Aristote nous rapporte dans la Physique :

Anaximandre de Milet, fils de Praxiadès, concitoyen et associé de Thalès disait que la cause matérielle et l’élément premier des choses était l’illimité, et il fut le premier à appeler de ce nom la cause matérielle. Il déclare que ce n’est ni l’eau ni aucun autre des prétendus éléments, mais une substance différente de ceux-ci, qui est illimitée, et de laquelle procèdent tous les cieux et les mondes qu’ils renferment. Et les choses retournent à ce dont elles sont sorties « comme il est prescrit ; car elles se donnent réparation et satisfaction les unes aux autres de leur injustice, suivant le temps marqué », comme il le dit en ces termes quelque peu poétiques1.

Les choses, qui viennent de l’informe et de l’illimité, retourneront à l’informe et à l’illimité ; l’apparence de monde, ce maquillage déposé à la surface du chaos, sera rendu au chaos. Voilà peut-être le « destin » du délire de Cassandre, qu’on a déjà vu chez Virgile, dans sa différence spécifique avec le décret des dieux – car les dieux ne veulent pas l’informe, l’immonde, le monstre. Ce destin, c’est Dionysos – ce que joue, à chaque fois, la littérature : retrouver le devenir derrière le maquillage, créer du texte, que ça prenne comme une greffe, et renverser les genres qui sont des formes mortes. L’épopée qui devient roman, le roman, épopée. Le coup de rouge à lèvres qui bifurque soudain – non pas pour se complaire dans la satisfaction morbide de l’informe, mais car c’est là, dans le devenir, que se créent des formes nouvelles. Sans doute que ça ne se décrète pas, ça prend ou ça ne prend pas. De la vie, le passage infini du devenir traversant les formes – comme l’avait vu Darwin, et encore une fois, Anaximandre (c’est Plutarque qui rapporte) :

Il prétend qu’au début les êtres humains naquirent dans l’intérieur de poissons, et qu’après avoir été nourris comme les requins, et être devenus capables de se protéger eux-mêmes, ils furent finalement jetés sur le rivage, et prirent terre.

Notes de bas de page

  1. Pour cette citation et la suivante, voir les fragments dAnaximandre sur Wikisource à l’adresse http://fr.wikisource.org/wiki/Fragments_%28Anaximandre %29.

Le monstre

Revue Chameaux — n° 3 — automne 2011

Dossier

  1. Le monstre

  2. L’autoportrait ou le monstre de soi

  3. Josée Yvon, par effraction

  4. Le monstre, figure comique

  5. Essai « de quoi » sur Paludes et La soirée avec Monsieur Teste

  6. Un univers vianesquement mOnstrUeUx

  7. Membre par membre (fragments)

  8. Une tératologie des textes

  9. À travers ces cadavres mobiles et sans âme. Entrevue avec Olivier Schefer

  10. Autour du cinéma d’horreur. Entrevue avec Richard Bégin