Essai « de quoi » sur Paludes et La soirée avec Monsieur Teste

Par Matthieu Fortin — Le monstre

Mais que signifient dans vos cloîtres […] ces monstres ridicules, ces horribles beautés et ces belles horreurs ? À quoi bon, dans ces endroits, ces singes immondes, ces lions féroces, ces centaures chimériques, ces monstres demi-hommes, ces tigres bariolés ? […] Enfin le nombre de ces représentations est si grand et la diversité si charmante et si variée qu’on préfère regarder ces marbres que lire dans des manuscrits, et passer le jour à les admirer qu’à méditer la loi de Dieu. Grand Dieu !
Bernard de Clairveaux, Apologie à Guillaume

Il est bien peu de monstres qui méritent la peur que nous en avons.
André Gide, Les nourritures terrestres

Supposer l’existence de « monstres » dans l’œuvre d’André Gide ou de Paul Valéry ne va pas sans comporter quelques risques évidents. Malheureusement (suis-je moi-même le premier déçu), il ne sera point question ici de tératologie moderne, ni même d’embryologie ou d’anatomie animale. Il ne s’agit pas non plus de partir à la chasse au « monstre moral » – cela ayant déjà été entrepris par certains lecteurs de Gide, moins attentifs à la quête du « Moi sincère » chère à l’auteur qu’aux regards délurés et amourachés du narrateur gidien pour la jeune gent masculine imberbe et efféminée1. Ce dernier type de monstre (moral) est bien présent dans le roman français au début du XXe siècle et se conçoit essentiellement, dans le discours de l’époque, comme la conséquence d’un trouble pathologique2 qui, en vérité, s’applique plutôt mal aux auteurs et surtout aux œuvres qui nous intéressent. Les monstres qui font l’objet de ce petit texte assez libre – qui recèle à mon avis plus de plaisir que de savoir confiné – sont d’un tout autre ordre, beaucoup moins difficultueux.

Plus généralement, est monstrueux celui ou celle qui présente métaphoriquement une forme3 et une constitution étrangères à la communauté de normes à laquelle il ou elle se rattache, démon(s)trant une originalité forte qui rend fascinante son observation. Le monstre existe pour être mis en spectacle, sans quoi son identité propre est reniée (son enthymème cartésien serait : je suis représenté donc j’existe). De surcroît, le monstre est en soi un phénomène de foire ; il doit être observé ou décrit dans un contexte particulier qui permette le rire ou le dégoût, voire les deux à la fois. Le roman est un espace tout désigné.

La vision déformée projetée par le monstre est bien celle d’un être qui aurait pu être normal, mais dont l’image se trouve réfractée, que ce soit par atténuation, exagération ou anamorphose de traits déjà présents à l’origine. Ces traits sont d’ordinaire bien (re)connus par le spectateur ou le lecteur ; c’est ce qui explique pourquoi le monstrueux est, dans une certaine mesure, relatif à chaque public qu’il rencontre. Difficile alors pour un observateur extérieur de juger de la monstruosité d’un être qui lui est complètement étranger. Par exemple (qu’on me pardonne cette digression), dans la culture populaire nord-américaine actuelle, le personnage de Nancy Archer de Attack of the 50 Foot Woman4 est ô combien plus probant et monstrueux que pourraient l’être pour un même public à la même époque les déités protéiformes de Y Odyssée d’Homère, même si, au bout du compte, l’univers représenté par le poète grec suggère beaucoup plus d’invraisemblances que le brillant film de Nathan Juran. Justement, ça n’est pas seulement une question de vraisemblance. Un monstre est fortement dépendant du contexte de sa réception par un public donné : c’est un facteur qui codétermine le degré d’affirmation et de validation de sa monstruosité. Suivant le même exemple, à la fin des années 1950 aux États-Unis, ladite femme de cinquante pieds est un monstre très éloquent, puisqu’il récupère plusieurs enjeux ou réalités que le public ciblé sait facilement reconnaître : la montée « écrasante » du pouvoir de la femme (c’est le cas de le dire), l’entrée en scène de l’ovni peu de temps après l’affaire Roswell, mais surtout (et c’est ce que l’observateur extérieur, néophyte des grandeursdu cinéma de l’époque, ignore souvent) la transposition à l’américaine des monstres géants japonais (kaijü eiga) déjà connus par le cinéphile.

D’une manière quelque peu semblable dans Paludes et dans La soirée avec Monsieur Teste (le parallèle fait sourire), le lectorat peut se sentir interpellé par certains traits hypertrophiés qui lui sont par avance familiers. Monsieur Teste, seulement que par son nom, indique déjà quelle partie de son être a subi un développement anormal, grossi, discordant, comme en saillie.

Si le monstre est naturellement enclin vers la laideur, c’est justement à cause de son manque d’harmonie – parfois insaisissable – qui se heurte à une conception conventionnelle de la beauté. Non seulement il y a un heurt, mais aussi une altération, une imprégnation. Le monstre laisse des traces. C’est du moins ce que l’on peut remarquer à la lecture du beau livre d’Umberto Eco, Histoire de la laideur5 : le monstre et la quête du Beau vont de pair, invitent l’esthète au questionnement et au repositionnement incessant de ses critères lui servant – même si ceux-ci demeurent le plus souvent imprécis et mal définis – à discriminer l’admirable de l’horrible, l’attirant du repoussant, l’agréable de l’affreux.

Le monstre n’existe que pour et par son public et dépend de ce dernier6. En poussant la réflexion plus avant, on peut supposer que le monstre est l’expression même d’une possibilité dans l’imaginaire. Autrement dit, puisqu’il ne se conforme généralement pas à tous les schèmes préalablement imposés par les déterminations et les causalités d’un concept donné (i. e. le personnage type, le « réchauffé » propre au genre), le monstre tend à s’affranchir d’un mode de représentation et d’un ordre du discours qui font autorité, qui ne sont plus à remettre en question. La nature même du monstre découle de la nouveauté qu’il propose, qu’il rend envisageable, possible.

Cependant, le monstre demeure très ambivalent : souvent il s’inscrit dans une démarche allant à l’encontre de sa nature propre, en reproduisant un modèle déjà bien établi, une structure préexistante de laquelle il déroge peu ou prou. C’est pourquoi, surtout dans la veine cinématographique populaire, on voit d’ennuyantes tétracontakaidilogies de films de monstres, de foisonnantes relectures du zombie moderne, d’interminables suites ou confrontations de bêtes morphologiquement inquiétantes, de palingénésies de super-héros invaincus, etc. Il s’agit d’une forme de récupération peu coûteuse intellectuellement. Créer un monstre offre un défi plus grand, plus complexe.

En revanche, dans la démarche de création d’un monstre, impossible d’aboutir à une forme absolument nouvelle ou inattendue, spontanée. Le philosophe (dont il me fait plaisir d’apposer ici le nom et les paroles à la suite de cette énumération, c’est presque grotesque) René Descartes parle de cette étrangeté du monstre qu’il suffit de démonter pour en comprendre l’origine et le « fonctionnement » rationnels. C’est le « comment » du monstre qui n’échappe pas à la raison moderne :

Il faut avouer que les choses qui nous sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux et des peintures, qui ne peuvent être formées qu’à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable. […] Car de vrai les peintres, lors même qu’ils s’étudient avec le plus d’artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles7.

Dès lors, l’acte de création d’un monstre – où est exposée pour la première fois son originalité prééminente et du coup inscrit son intérêt esthétique – n’occupe qu’un bref et éphémère moment dans la fiction. C’est précisément de cet instant privilégié dont il sera d’abord question ici.

Le rapprochement de Paludes (1895) avec La soirée avec Monsieur Teste (1896)8 se trouve d’abord marqué par une concordance historique qui n’est pas anodine. La place qu’occupent ces deux romans dans l’histoire du genre romanesque n’est plus à refaire ou à redire, et l’objectif n’est pas de renchérir à propos des rapports entre Paludes et les mouvements symboliste, naturaliste ou décadent (quelle que soit « l’autre école9 » de l’épigraphe), ni de prétendre à l’originalité en traçant un pont reliant la sotie de Gide et le Teste de Valéry. Il faudrait plutôt s’efforcer de voir en quoi les personnages principaux (s’il est admis de les désigner ainsi) affichent une nature monstrueuse, en regard de la description sommaire qu’il est possible d’en donner. Paludes met en scène un personnage abstrait nommé Tityre, dont la principale occupation est la rédaction d’un journal intitulé Paludes. «J’écris Paludes », répétera-t-il. On le devine, le personnage et le texte viennent s’emboîter sous l’effet de la parole gigogne de Tityre. Monsieur Teste, toutefois, n’est pas le lieu d’un tel dédoublement de la fiction ; l’abstraction du personnage repose plutôt sur l’exposition d’un soi exalté et monstrueux, comme hors de toute portée.

De la tératogenèse à l’impossible maturation de l’œuvre

Dans une préface qu’il rédige à l’occasion de la seconde traduction de son Monsieur Teste en 1925, Paul Valéry présente la genèse abstraite de son personnage en mettant en scène les prédispositions particulières de son esprit qui vont mener à la création d’un être paradoxalement impossible comme Teste :

Teste fut engendré – dans une chambre où Auguste Comte a passé ses premières années, – pendant une ère d’ivresse de ma volonté et parmi d’étranges excès de conscience de soi. […] La sensation de l’effort me semblait devoir être recherchée, et je ne prisais pas les heureux résultats qui ne sont que les fruits naturels de nos vertus natives. C’est dire que les résultats en général, – et par conséquence les œuvres, – m’importaient beaucoup moins que l’Énergie de l’ouvrier, – substance des choses qu’il espère. Ceci prouve que la théologie se trouve un peu partout10.

La position du préfacier est un tant soit peu comparable à celle du savant(-fou) qui médite à propos de l’être monstrueux qu’il vient de mettre au monde11. Or, c’est précisément l’exposition de cette volonté démiurgique – essentiellement athée au demeurant – qui reste le principal intérêt de cette mise en scène assurée par la préface. Au cours de ces quelques pages, le récit de la création de ce personnage abstrait attribue à ce dernier une conscience et une capacité d’observation éternelle. Il s’agit de supposer un texte comme ayant et comme étant tout à la fois une finalité sans fin. Le personnage n’a d’autre utilité que de laisser une trace de l’Énergie créatrice qui l’a mené vers sa propre conception. C’est dans l’idée que Monsieur Teste existe que le monstre prend place dans l’imaginaire du lecteur. Le romancier (Paul Valéry romancier ? voilà qui étonne) annonce ici Y impossibilité que son personnage puisse avoir à assumer une fiction linéaire, tel que pourrait l’exiger le mode narratif dominant à la même époque. La linéarité du romanesque est impérativement rejetée et écartée du personnage, et par conséquent du roman lui-même, qui ne pourrait la soutenir.

Le préfacier joue avec le caractère monstrueux de son personnage, une métonymie du roman, qui pourrait se comprendre comme une « projection d’un espace mental12 ». Les « étranges excès de conscience de soi », qui sont le creuset grâce auquel le savant (doctor) va donner vie au personnage, se reflètent dans le caractère maladif de ce dernier, comme si l’instant privilégié de sa création permettait au génie de cristalliser et d’immortaliser une altération de son esprit :

C’est en quoi [Teste] me ressemble d’aussi près qu’un enfant semé par quelqu’un dans un moment de profonde altération de son être ressemble à ce père hors de soi-même. Il arrive, peut-être, que l’on abandonne de temps à autre à la vie la créature exceptionnelle d’un moment exceptionnel. Il n’est pas impossible, après tout, que la singularité de certains hommes, leurs valeurs d’écart, bonnes ou mauvaises, soient dues quelquefois à l’état instantané de leurs générateurs. (MT-10)

Rédigée trente années après la première publication de la Soirée, la préface repousse l’idée selon laquelle Monsieur Teste serait une réplique de l’auteur (une imitation du jeune Valéry). Ce dernier profite de cet espace pour réaffirmer ironiquement la position classique de l’auteur paternel, métaphoriquement déifié, reléguant ainsi à Teste la place qui lui revient dans le rapport de filiation père / fils13.

La perpétuation d’une partie estrange de l’éthos de l’écrivain est à l’origine de la genèse de Teste et se trouve en amont de l’originalité inaliénable du personnage, c’est-à-dire l’essentiel de sa monstruosité et de sa dénaturation. De plus, un monstre ne saurait ni avoir de descendance ni subir une évolution trop marquée qui le rendrait normal, et ce, surtout à cause de sa courte espérance de vie. Le monstre est un être instantané ; l’expérience de Teste se fonde sur ce principe d’insufflation qui ne dure pas. L’observation du résultat de cette expérience est en elle-même spectaculaire, car ce résultat ne pourrait être la fin en soi. Ironiquement, la fugacité d’un tel monstre rend vaine toute prétention à une méthode expérimentale qui expliquerait sa nature essentielle inappropriée (la référence à Auguste Comte est réellement riche de sens14). Un monstre n’a pas la durée qui le permettrait.

Le préfacier poursuit ainsi :

Revenant à M. Teste, et observant que l’existence d’un type de cette espèce ne pourrait se prolonger dans le réel pendant plus de quelques quarts d’heure, je dis que le problème de cette existence et de sa durée suffit à lui donner une sorte de vie. Ce problème est un germe. Un germe vit ; mais il en est qui ne sauraient se développer. Ceux-ci essayent de vivre, forment des monstres, et les monstres meurent. En vérité, nous ne les connaissons qu’à cette propriété remarquable de ne pouvoir durer. Anormaux sont les êtres qui ont un peu moins d’avenir que les normaux. (MT-10-11 ; Valéry souligne.)

Dans Paludes, cette propriété pourrait être tout aussi remarquable et même à peu près semblable, dans la mesure où le texte se refuse à l’idée de constituer une œuvre « menée à terme » ; c’est encore son développement in progress qui fascine ici. L’image la plus frappante grâce à laquelle le texte parle de lui-même est certainement celle de l’œuf, utilisée dans un dialogue abondamment cité par la critique, où les dédoublements de la fiction qui s’écrit s’enchâssent et s’enchevêtrent selon un habile travail de mise en abyme. Ce court extrait, très gidien, a déjà fait couler beaucoup d’encre (et remarquons, en fait couler encore) :

N’aurais-tu jamais rien compris, pauvre ami, aux raisons d’être d’un poème ? à sa nature ? à sa venue ? Un livre… mais un livre, Hubert, est clos, plein, lisse comme un œuf. On n’y saurait faire entrer rien, pas une épingle, que par force, et sa forme en serait brisée.

— Alors ton œuf est plein ? reprit Hubert.

— Mais les œufs ne se remplissent pas : les œufs naissent pleins (P-65)

Tout semble tourner autour de cet état d’inachèvement achevé, où le roman arbore les signes d’un projet en construction, d’une intention d’écrire sans autre objet que l’intention elle-même15. Le voyage avec Angèle, par exemple, aurait pu mener le récit vers une éclosion, qui l’aurait affranchi de cette logique (a)linéaire qui se révèle comme une boucle inversée sur elle-même16. Or, le monstrueux de Paludes n’est pas loin de ce texte « en devenir », en ce sens qu’il tend à s’affranchir des « déterminations causalistes17 » du genre narratif. Un élément anecdotique entourant la naissance du texte pourrait venir appuyer cette idée. Ainsi que le rappelle la première édition du texte à la Librairie de l’Art indépendant, le second titre pour Paludes est Traité de la contingence (même si Paludes n’a rien d’un traité au sens propre). L’acte de liberté qui est propre à Paludes est monstrueux par le fait qu’il déroge d’une liberté préexistante qui est au cœur même du genre narratif. Cette nouvelle expression de la liberté romanesque rend la facture de l’œuvre nécessairement floue et instable, un peu à l’image de l’architecture de Gaudi. C’est le moyen employé pour libérer le texte de ses nécessités. Il en est même question dans le texte : le philosophe Alexandre adresse ainsi une recommandation autoritaire au personnage-narrateur qui sera évidemment sans effet sur celui-ci :

Il me semble, Monsieur, que ce que vous appelez acte libre, ce serait, d’après vous, un acte ne dépendant de rien ; suivez-moi : détachable – remarquez ma progression : supprimable, – et ma conclusion : sans valeur. Rattachez-vous à tout, Monsieur, et ne demandez pas la contingence ; d’abord vous ne l’obtiendriez pas – et puis : à quoi ça vous servirait-il ? (P-72-73)

Mais d’où vient cette étrange fascination pour le détournement de la nécessité (non pas d’un strict point de vue philosophique, mais aussi de celui de la création littéraire) ? Gide explique, dans Si le grain ne meurt, que l’idée de Paludes est née d’un sentiment d’estrangement, qui l’animait au retour de son premier voyage en Afrique. Comme pour Valéry et Monsieur Teste, la genèse du monstre Paludes découle de prédispositions inhabituelles de l’esprit de son créateur, de l’éthos singulier de l’écrivain.

Un tel état d’estrangement (dont je souffrais surtout auprès des miens) m’eut fort bien conduit au suicide, n’était l’échappement que je trouvai à le décrire ironiquement dans Paludes. Il me paraît curieux, aujourd’hui, que ce livre ne soit pourtant point né du besoin de projeter hors de moi18 cette angoisse, dont toutefois il s’alimenta par la suite ; mais il est de fait que je le portais en moi dès avant mon retour19.

L’estrangement dont il est question ici est repris dans le Journal de Gide. Il y est traité par analogie comme un trouble pathologique qui affecte le moi écrivant. Cette altération ontologique se rapproche d’une forme d’inquiétude20 qui se communique par l’écriture. L’occupation lettrée permet à Gide, de ce fait, de méditer sur cette partie de son être qu’il s’est vu aliéner (ou devenir estrange). Néanmoins, l’Énergie créatrice (pour reprendre les mots de Valéry) qui participe à l’édification et au déploiement de l’écriture d’une œuvre monstrueuse est temporaire, instantanée, voire exceptionnelle. Cette Énergie consacrée à Paludes, qu’il qualifie plus tard d’« heureuse fièvre21 » (J-185), est bien celle d’un être malade22. En 1894, il écrit : « Il me semble que Paludes était une œuvre de malade, à sentir à présent la peine que j’ai de m’y remettre. C’est une preuve, retournée, que je vais bien à présent […]. Enfin je ne souffre plus de ce qui me poussait à l’écrire ; c’est une sorte d’exhumation. » (J-50) Je considère le sens du terme exhumation ici assez ambivalent. D’un point de vue tératologique, l’exhumation présuppose la réhabilitation et la restitution de la vie à une entité passée, anéantie ou même chimérique23. L’image employée par Gide est bien celle du retour à la vie d’une partie de lui-même, revitalisation rendue possible par l’écriture d’une œuvre constituée des suites de cette exhumation. Par ailleurs, une exhumation peut avoir deux objectifs fort distincts : la profanation ou la consécration24. De la même manière, Paludes, « cette satire de quoi25 » (P-7), réprime et exalte tout à la fois l’exercice littéraire au moyen d’une ironie mordante – qui se traduit par le fait d’avoir « la plaisanterie sérieuse » (P-129) -, à tel point que l’on ne se figure plus très bien s’il est un monstre (re)venu à la vie afin de châtier ou de couronner le savoir-faire lettré. La monstruosité passe obligatoirement par la satire, qui, conformément à son étymologie latine26 (satura, « pot-pourri »), refond et réassemble les éléments qu’elle récupère sous une forme hypertrophiée et, de ce fait même, railleuse.

En outre, il ressort notamment de ce double discours une sorte de basculement du rapport habituel entre la santé (état normal de l’être) et la maladie (altération de l’état normal). La santé n’est plus un idéal de stabilité à atteindre. C’est dans cet esprit que l’on y retrouve, comme dans La soirée avec Monsieur Teste, une apologie de la monstruosité qui s’accompagne d’une réprobation du normal :

La santé ne me paraît pas un bien à ce point enviable. Ce n’est qu’un équilibre, une médiocrité de tout ; c’est l’absence d’hypertrophies. Nous ne valons que par ce qui nous distingue des autres ; l’idiosyncrasie est notre maladie de valeur ; – ou en d’autres termes : ce qui importe en nous, c’est ce que nous seuls possédons, ce qu’on ne peut trouver en aucun autre, ce que n’a pas votre homme normal, – donc ce que vous appelez maladie. (P-82 ; Gide souligne.)

L’insaisissable inscription testimoniale du monstre valérien

Pour effrayant que soit un monstre, la tâche de le décrire est toujours un peu plus effrayante que lui.
Paul Valéry, Variétés

Chez Valéry toutefois, cette apologie de la monstruosité s’avère complexe, puisque selon l’idée qu’il en donne, le monstre tend à se maintenir en vie et à agir en parfait silence, à l’abri de toute inscription (historique, philosophique) dans le monde réel. Le lecteur assiste, avec Teste, à la sublimation d’un caractère abstrait, celui du philosophe cartésien instigateur d’une tabula rasa quasi obsessive qui ne laisse place à aucune idée reçue ou hors du Moi. Valéry laisse dans une note :

Conscious – Teste, Testis

Supposer un observateur « éternel » dont le rôle se borne à répéter et remontrer le système dont le Moi est cette partie instantanée qui se croit le Tout27.

Le monde – comme ensemble de phénomènes sensibles – ne saurait interférer dans le développement de la pensée de l’être « parfait » auquel aspire Monsieur Teste. La description d’un caractère monstrueux (qui relève presque du mythe) s’impose comme une tâche colossale et complexe : « Donner quelque idée d’un tel monstre, en peindre les dehors et les mœurs ; esquisser du moins un Hippogriffe, une Chimère de la mythologie intellectuelle, exige, – et donc excuse, – l’emploi, sinon la création d’un langage forcé, parfois énergiquement abstrait28. » (MT-12) Les excès de conscience de soi dont il a été précédemment question viennent de la déformation de cette posture philosophique qui, dans sa prétendue quête de ce qui est réel donc vrai, omet par le fait même de s’imprégner de réalité. Si je puis dire, Teste est comme un monstre en polytétrafluoroéthylène (en téflon, autrement dit) : il n’adhère à rien, et possède une capacité d’inertie remarquable. Ce faisant, Teste se conçoit comme un anti-monstre, puisque le spectateur n’entre en contact avec lui que lorsqu’il est pris en défaut. L’observateur privilégié qui l’aperçoit reste marqué par un tel phénomène (un monstre qui se défile) et en garde une empreinte profonde. C’est pourquoi, d’un point de vue narratif, la forme de la lettre (voire du journal) est la plus appropriée29, le narrateur pouvant aisément y livrer son impression. Une narration omnisciente ne saurait s’approcher objectivement du phénomène. Le narrateur de La soirée relate ce qu’il connaît du personnage d’Edmond Teste, et ne manque pas d’exprimer la profonde impression qu’il a laissée sur lui : « Cela m’a fait connaître que nous apprécions notre propre pensée beaucoup trop d’après l’expression de celle des autres ! […] Chaque esprit qu’on trouve puissant commence par la faute qui le fait connaître. » (MT-16) Le narrateur, qui est aussi personnage, se plaît volontiers à jouer au chasseur de monstre qui épie sa proie à son insu. Il cherche d’emblée à observer Y anormal, ce que personne ne semble remarquer ; c’est ce qui l’amènera à trouver Monsieur Teste :

Je fis la connaissance de M. Teste. (Je pense maintenant aux traces qu’un homme laisse dans le petit espace où il se meut chaque jour.) Avant de me lier avec M. Teste, j’étais attiré par les allures particulières. J’ai étudié ses yeux, ses vêtements, ses moindres paroles sourdes au garçon du café où je le voyais. Je me demandais s’il se sentait observé […] ; je notais que personne ne faisait attention à lui. (MT-18)

Le personnage observateur de ce mystérieux Monsieur Teste est dès lors affecté par son objet d’étude. En décrivant sa brève expérience avec ce dernier, il admet au lecteur que sa fascination est à l’origine d’un changement intérieur, changement qui ne peut que se répercuter sur le lecteur du texte de Valéry (suis-je moi-même sujet à ces métamorphoses intérieures irréversibles) : «Je simplifie grossièrement des propriétés impénétrables. Je n’ose pas dire tout ce que mon objet me dit. La logique m’arrête. Mais, en moi-même, toutes les fois que se pose le problème de Teste, apparaissent de curieuses formations30. » (MT-23)

À la lumière de ces remarques qui suggèrent un rapport d’échange entre le monstre et celui qui l’observe, Teste pourrait se concevoir comme un personnage hyperbolique qui exprime un refus symbolique de la littérature, une affirmation de la profonde inanité du poète qui clamerait haut et fort – tel un héraut – la validité de sa démarche et des résultats ainsi obtenus. Le monstre de Teste serait partie prenante chez Valéry d’une allégorie de la lecture, qui dissimulerait l’expression des rapports complexes entre le texte et l’esprit du lecteur. En fait, la passivité de ce dernier – indélogeable de l’acte de lecture – restitue au poète l’un de ses rôles ancestraux, celui de divertir. Valéry constate la difficulté dans sa préface : « L’intellect volontiers exigerait du langage comme des perfections et des puretés qui ne sont pas en sa puissance. Mais rares sont les lecteurs qui ne prennent plaisir que l’esprit tendu. Nous ne gagnons les attentions qu’à la faveur de quelque amusement ; et cette espèce d’attention est passive31. » (MT-8)

Le point culminant de cette réflexion survient certainement durant l’épisode de la soirée au théâtre. Le genre théâtral est traditionnellement le moyen par excellence de soulever les passions, le spectateur étant alors sous l’emprise physique des émotions suscitées et purgées par la pièce qui se joue devant lui. Pendant cette soirée au théâtre, Monsieur Teste n’est aucunement absorbé par la pièce de théâtre sur la scène. L’observation de l’assistance l’occupe absolument (peut-être est-elle son monstre à lui). De surcroît, il n’est lui-même à la portée d’aucune passion32. Il s’exclut d’une norme abstraite et se refuse à toutes « choses anesthésiques » (MT-28) pouvant conduire à l’altération de son être. Cette exclusion est précisément l’une des marques distinctives de sa monstruosité : « M. Teste dit : “Le suprême les simplifie. Je parie qu’ils pensent tous, de plus en plus, vers la même chose. Ils seront égaux devant la crise ou limite commune. Du reste, la loi n’est pas si simple… puisqu’elle me néglige, – et – je suis ici33. » » (MT-26)

Le fait d’échapper à cette loi fait de Teste (et par extension, de La soirée avec Monsieur Teste) l’expression d’une possibilité autre, le rejet de la nécessité de se soumettre aux effets mis en œuvre et aux passions soulevées par le texte littéraire. Rappelons que Monsieur Teste n’a chez lui aucun livre, et peut alimenter une conversation par une récitation de grands nombres composés. Le monstrueux Monsieur Teste représenterait, si on veut, le parfait opposé d’un autre monstre de la littérature bien connu, Don Quichotte de la Manche, qui intègre et met en application tout le savoir et les scories du texte littéraire, jusqu’à en être animé physiquement et moralement. Ce genre de folie monstrueuse (« folie par identification romanesque34 ») est tout aussi impossible que le caractère abstrait de Monsieur Teste. La préface de Valéry ne manque pas de rappeler cette belle impossibilité, porteuse d’une forte charge esthétique : « Pourquoi M. Teste est-il impossible ? – C’est son âme que cette question. Elle vous change en Monsieur Teste. Car il n’est point autre que le démon de la possibilité. Le souci de l’ensemble de ce qu’il peut le domine. » (MT-11 ; Valéry souligne.)

J’aimerais pour conclure soulever le problème du rapport du monstre à l’écrivain. Si le monstre pousse à l’écriture – que ce soit pour le décrire ou s’y refuser ironiquement, à l’instar de Bernard de Clairvaux, cité en exergue du présent essai -, il invite plus souvent aux commentaires (au sens classique et humaniste du terme : commentarii, « essais », « gloses », « remarques ») sur l’œuvre qui s’écrit, tant par le biais de la satire (Paludes) que par les témoignages rapportés d’un phénomène spectaculaire (La soirée avec Monsieur Teste).Or, si on a souvent lu deux des premiers textes de Valéry comme des manifestes de sa propre écriture ( Testeétant une imitation autobiographique du jeune Valéry ; Introduction à la méthode de Léonard de Vinci étant sa poétique), on a aussi cherché peut-être à tort à retracer des allusions à des écrivains réels dans Paludes. Même Valéry, qui a lu le manuscrit de Paludes avant sa parution, s’est laissé prendre au jeu de la portraiture. Gide lui répond ainsi, soulignant au passage un point qu’il a en commun avec son œuvre : « Comment veux-tu que j’écrive déjà ton portrait, toi, le moins figé des êtres ! ! ! […] Si j’écris ton portrait plus tard, ce sera long, subtil et très tragique. Adieu, j’écris mal et suis très énervé35. »

Bibliographie

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Notes de bas de page

  1. Cette lecture a été faite du personnage de Michel de L’immoraliste, par exemple.
  2. « En clé médicale, ce sont tous ces “anormaux” engendrés par la société moderne tout en étant porteurs d’un lointain et délétère atavisme ; c’est au premier chef, le “pédéraste” et la “saphiste” ; c’est aussi le “criminel-né”, la “prostituée-née” […], c’est le “dégénéré” dans la théorie de la dégénérescence . » (Marc Angenot, « “Monstres en soutane” et autres figures du monstre moral en France avant 1914 », dans Marie-Hélène Larochelle [dir.], Monstres et monstrueux littéraires, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007, p. 141.)
  3. Le concept de « forme » est entendu ici dans le sens bivalent que lui alloue la philosophie esthétique : il désigne à la fois l’Eidos, la spécificité idéelle de la chose, et la Morphê, la figure géométrique, autrement dit, la manifestation phénoménale de l’Eidos.
  4. Réalisé par Nathan Juran (1958).
  5. Umberto Eco, Histoire de la laideur, traduit de l’italien par Myriem Bouzaher, Paris, Flammarion, 2007, 453 p.
  6. Rappelons-nous l’illustre Freddy Krueger, monstre qui ne vit que par l’imagination de ses victimes, belle métaphore de la fiction elle-même.
  7. René Descartes, « Première méditation », dans Méditations métaphysiques, Paris, Garnier-Flammarion, 1979 [1647], p. 61. Les sirènes et les satyres sont des monstres abondamment représentés au théâtre et dans le roman de divertissement jusqu’à l’époque de Descartes. Bien connues du public lettré, ces figures monstrueuses vivaient surtout à travers ces genres plus « populaires » (sans que l’on puisse parler encore de littérature populaire), et peuvent occuper dans l’imaginaire une place comparable, si l’on veut, à nos zombies et petits extraterrestres.
  8. Ce texte, qui paraît dans la revue Le Centaure, ne sera publié en volume qu’en 1919, à la Nouvelle Revue française.
  9. André Gide, Paludes, Paris, Gallimard (Folio), 1920 [1895], p. 9. Désormais, nous renvoyons à ce texte par l’abréviation P-.
  10. Paul Valéry, « Préface » à Monsieur Teste, Paris, Gallimard, 1969, p. 7-8. Désormais, nous renvoyons à ce texte par le sigle MT-.
  11. À peine une décennie plus tôt, un roman symboliste introduisait la figure du savant créateur d’un être abstrait impossible. Il s’agit de L’Eve future (1886) de Villiers de l’Isle-Adam, où un philosophe inventeur, Monsieur Edison, s’affaire à concevoir une andréïde, monstre à la fois mécanique et spirituel décrit littéralement comme une « illusion parfaite ». (Disons-le franchement, le parallèle avec la démarche du Valéry préfacier est exagéré, sans être complètement dénué de sens.)
  12. La critique de Monsieur Teste est vaste et tellement plus claire que je ne pourrais jamais l’être. Voyons voir : « Fiction minimale, La soirée avec Monsieur Teste est plutôt la projection d’un espace mental qui ne peut s’émanciper de cette nécessité imaginaire composant ainsi le substrat fictionnel irréductible, dont même Valéry a besoin. » (Dominique Rabaté, « Le récit au XXe siècle », dans Patrick Berthier et Michel Jarrety [dir.], Histoire de la France littéraire, tome 3 : Modernités XIXe-XXe siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 116.)
  13. Ce rapport de filiation de l’esprit est un lieu commun de la poétique qui a laissé de très belles pages. Agrippa dAubigné, dans son testament, parlait selon la même métaphore commune de ses livres comme de ses « enfants spirituels », s’appuyant sur la paronomase latine liberi / libri. Qu’on me pardonne cet exemple, inséré ici non pas pour paraître érudit mais afin d’embellir cette page, qui, sans contredit, a besoin de cette fleur.
  14. Auguste Comte est un prolifique épistémologue français – aussi lecteur de Descartes – ayant eu une jeunesse trouble. Avant de publier les premiers volumes de son Cours de philosophie positive, il fait un séjour chez le célèbre médecin spécialiste de la mélancolie et des maladies de l’âme Jean-Étienne Esquirol (1772-1840), considéré comme l’un des précurseurs de la psychiatrie moderne.
  15. Gide parle de Paludes comme d’un « four ». Voir André Gide, Journal 18891939, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1951, p. 737 (15 juillet 1922). Désormais, nous renvoyons à ce texte par l’abréviation J-.
  16. Rappelons rapidement quAlain Goulet a utilisé la métaphore du ruban de Mobius pour parler de cette logique narrative originale, dans «Jeux de miroirs paludiens : l’inversion généralisée », dans Bulletin des Amis d’André Gide, no 77, 1977, p. 25-34.
  17. Voir Dominique Rabaté, « Le récit au XXe siècle », loc. cit., p. 114. À l’époque de la parution de Paludes,le genre romanesque est en radicale transformation. Pour une analyse en bonne et due forme, voir le livre de Jean-Pierre Bertrand, Michel Biron, Jacques Dubois et Jeannine Paque, Le roman célibataire. D’À rebours àPaludes, Paris, José Corti, 1996, 237 p.
  18. Voir à ce propos André Gide, Romans : récits et soties, œuvres lyriques, tome 1, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2009, p. 1300.
  19. André Gide, Si le grain ne meurt, Paris, Gallimard (NRF), 1928, p. 322.
  20. Voir l’entrée du 28 mars 1935 (J-1124). L’auteur emprunte une métaphore sociale pour décrire la conséquence qu’entraîne cette inquiétude : « Mais l’immense majorité des hommes s’accommodent fort bien de leur misère, n’en souffrent et ne s’en aperçoivent même pas. Celui qui tenterait de les secouer et dégoûter de leur apathie sordide risquerait de jouer le vain jeu de l’agitateur agité dans Paludes. En transférant l’inquiétude de ce livre du plan moral dans le plan social, je crois que je n’aurais fait que le rétrécir […]. »
  21. Ce passage date de 1905. Gide parle dans une lettre à Régnier (2 juillet 1894) de sa « maladie de la rétrospection », dont rendrait compte Paludes. La critique de Gide voit un lien solide entre ce malaise, l’écriture du texte et la monstruosité : « C’est le récit d’une idée fixe et d’une humeur noire, dont la tonalité sombre trouve sa meilleure expression dans le rêve du littérateur. Encore Gide ne cesse-t-il de recourir aux ressources de l’humour et de l’ironie pour établir une distance salutaire vis-à-vis de représentations qui, sans cela, prendraient une teinte nettement morbide. » (Jean-Michel Wittman, « Notice », dans André Gide, Romans : récits et soties, œuvres lyriques, op. cit, p. 1297.)
  22. Voir toute la notice de Jean-Michel Wittman, loc. cit, p. 1292-1298.
  23. Le docteur Frankenstein construit littéralement son monstre ainsi, à partir de membres cadavériques.
  24. J’invite ici le lecteur enthousiaste à aller lire l’histoire du pape Formose (IXe siècle) et du procès post mortem qu’on lui fit. Chateaubriand y consacre une note dans son Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes. Voir ses Œuvres complètes, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 875.
  25. Un autre passage mérite d’appuyer cette belle saillie : « Je sais que ni les vers ni les drames… je ne les réussis pas bien – et mes principes esthétiques s’opposent à concevoir un roman. » (P-143) Si j’osais, j’inscrirais ce passage dans la « Table des phrases les plus remarquables de Paludes », où il est noté que « pour respecter l’idiosyncrasie de chacun, nous laissons le soin de remplir cette feuille » (P-153).
  26. L’origine étymologique du terme « satire » est toutefois contestée. Voir notamment les articles du numéro de la revue French Literature Series ayant pour titre Irony and Satire in French Literature, vol. XIV, 1987.
  27. Ce passage est rédigé en novembre 1934, dans « Pour un portrait de Monsieur Teste ». Voir Œuvres,tome 2, édité par Jean Hytier, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1960, p. 64.
  28. Valéry semble dialoguer avec la « Première méditation » de René Descartes (voir la note 8). Ce dernier y introduit, pour mieux le mettre en doute par la suite, un vieux postulat aristotélicien, selon lequel rien n’existe dans la pensée n’ayant été appréhendé par les sens, de telle sorte qu’il ne pourrait exister de construction imaginaire (par conséquent, de monstre) qui ne tirerait ses origines du monde sensible. Valéry suppose un monstre d’un tout autre ordre, comme émanant d’une abstraction désincarnée, et qui ne se ferait connaître que par les témoignages (testimonia) qu’en donnent d’autres personnages. Le monstre valérien est absolument dépendant de ce discours fictionnel, sans lequel il n’existerait. Précisons enfin que le monstre ne crée pas et n’apporte rien d’essentiellement « nouveau » qui permettrait de supposer l’« inexistant ». Ça n’est pas son but. Il désigne plutôt ce qui existe déjà mais qui se trouve violenté par la sujétion de la pensée identifiante (en ce sens que représenter ou conceptualiser un objet, c’est nécessairement poser un acte de domination sur celui-ci). Il oriente et modifie la trajectoire de la conceptualisation vers le différent, l’inconciliable et le refoulé.
  29. Voir aussi les autres parties et fragments qui composent le « cycle Teste » (« La lettre de Madame Emilie Teste », « Extraits du log-book », « Lettre d’un ami », « La promenade avec Monsieur Teste », « Pour un portait de Monsieur Teste », etc.), rajoutés par Valéry pour une nouvelle édition du texte, disponibles dans ses Œuvres, tome 2, op. cit., p. 1375-1376.
  30. Voici un exemple de monstration à l’origine de ces curieuses formations : «J’ai entendu [M. Teste] désigner un objet matériel par un groupe de mots abstraits et de noms propres. » (MT-22)
  31. Cette même idée est traitée ironiquement dans le Journal de Tityre : « Ne croyez pas […] que je sois triste ; je ne suis même pas mélancolique ; je suis Tityre et solitaire et j’aime un paysage ainsi qu’un livre qui ne me distrait pas de ma pensée. » (P-44)
  32. Le narrateur reproduit à son tour cette logique cette fois moralement monstrueuse : « Et je sentais qu’il était maître de sa pensée. J’écris là cette absurdité. L’expression d’un sentiment est toujours absurde. » (MT-21)
  33. On retrouve ici un autre raisonnement enthymématique qui fonde l’assise de l’existence fictionnelle du monstre : « Tous les êtres sont égaux devant la loi de l’existence » (antécédent ou prémisse majeure sous-entendue) ; « or, je sais que la loi n’est pas simple » (conséquent ou prémisse mineure) ; « j’existe » (conclusion).
  34. Je réfère le lecteur au passage que consacre Michel Foucault au Quichotte dans son Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard (Tel), 2003, p. 57 et sq.
  35. André Gide et Paul Valéry, Correspondance 1890-1942, Paris, Gallimard, 1955, p. 258 (lettre du 24 novembre 1896).

Le monstre

Revue Chameaux — n° 3 — automne 2011

Dossier

  1. Le monstre

  2. L’autoportrait ou le monstre de soi

  3. Josée Yvon, par effraction

  4. Le monstre, figure comique

  5. Essai « de quoi » sur Paludes et La soirée avec Monsieur Teste

  6. Un univers vianesquement mOnstrUeUx

  7. Membre par membre (fragments)

  8. Une tératologie des textes

  9. À travers ces cadavres mobiles et sans âme. Entrevue avec Olivier Schefer

  10. Autour du cinéma d’horreur. Entrevue avec Richard Bégin