Avant-propos : Culture pop!

Par Nicolas Gaille — Culture pop!

Avec ce numéro dédié à la culture populaire, il s’agissait pour Chameaux d’élargir le cadre de réflexion afin d’accueillir des propositions qui, en raison de leurs objets d’études ou de la perspective adoptée pour les analyser, se retrouvent encore assez peu dans les revues d’études littéraires. Cette situation, il est vrai, semble évoluer ; grâce au désenclavement des études littéraires et à leur ouverture aux sciences sociales, la culture populaire, longtemps exclue de la « culture lettrée » et des recherches « sérieuses », semble devenir un objet d’étude privilégié pour les chercheurs universitaires francophones.

Le point de départ de notre réflexion s’arrimait à une volonté d’interroger une assertion fondatrice des études sur la paralittérature à la lumière de ces nouveaux développements. La paralittérature, disait Marc Angenot, « s’inscrit en-dehors de la clôture littéraire1 », non pas tant pour des raisons poétiques (manque de littérarité, par exemple) qu’idéologiques et sociologiques. « Production taboue, poursuivait-il, interdite, scotomisée, dégradée peut-être, tenue en respect, mais aussi riche de thèmes et d’obsessions qui, dans la haute culture, sont refoulés. » La marginalité institutionnelle permettait donc de rassembler sous une étiquette pratique des productions autrement hétérogènes. Mais ce constat qu’avançait Angenot tient-il encore la route aujourd’hui, résiste-t-il à l’examen, ou devrait-il plutôt être nuancé ? Comme nous l’indique Matthieu Letourneux dans l’entretien qu’il nous a accordé pour ce numéro de Chameaux, « la conception collective de la culture a changé, glissant d’une culture lettrée, fondée sur un modèle distinctif, vers un ensemble de pratiques culturelles plus diversifiées ». Cette transformation convie donc les chercheurs à revoir leurs manières de faire ; les perspectives par lesquelles ils appréhendent les productions culturelles ne peuvent désormais faire l’économie de cette mutation. À cet égard, autant Matthieu Letourneux que Richard Saint-Gelais affirment la pertinence d’une perspective transversale. Le lecteur du dernier ouvrage de Saint-Gelais, Fictions transfuges, constate d’ailleurs avec bonheur que les corpus « populaires » y côtoient les œuvres canoniques de la littérature mondiale. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, le professeur de l’Université Laval nous explique que, pour lui, « il s’agi[t], chaque fois, de poursuivre l’exploration d’un immense réseau, celui des possibilités de la fiction, qu’il serait contre-productif de borner à la « véritable » littérature : on ne fait guère avancer les connaissances en se coupant arbitrairement, par goût ou préjugé, d’une partie de ce qu’il s’agit de connaître ».

Assez rapidement dans le processus d’élaboration du numéro, les enjeux poétiques se sont installés à l’avant-scène, tandis que les réflexions à teneur idéologique, ainsi que les questionnements à propos de la légitimité des objets analysés, ont été relégués à l’arrière-scène. Cela ne veut pas dire pour autant que ces préoccupations ont été ignorées par nos contributeurs. Clémence Mesnier, par exemple, dans son article « Culture pop, culture tatouée » se montre particulièrement sensible à la dialectique qui s’opère entre un signe et son appréciation sociale. À travers différentes représentations du tatouage et du tatoué tirées de la culture populaire – de Lisbeth Salander aux Penny Dreadful –, elle montre comment le sujet renégocie constamment les modalités de son appartenance à la société et le rapport qu’il entretient avec les normes sociales. Mesnier envisage le tatouage à l’aune du carnavalesque bakhtinien et du renouvellement de soi. L’auteur explicite de quelle manière le tatouage, subversif, transgressif, entre singulièrement en résonance avec les autres arts ; comme elle l’indique, « le tatouage matérialise l’art ludique, s’en approprie les figures en les concrétisant sur la surface cutanée. »

L’article de Maxime Thiry, « Pour une fiction des écrans hypermédiatiques. Le roman contemporain au prisme de la culture pop », propose d’aborder le pop comme paradigme de production. Thiry appuie sa réflexion sur trois romans contemporains qui n’appartiennent pas – d’emblée, à tout le moins – à ce qu’on appelle « culture populaire », ou « paralittérature » : Coup de foudre, d’Éric Laurrent, Falling Man, de Don DeLillo et Un épisode dans la vie du peintre voyageur, de César Aira. Ces œuvres ont en commun de retravailler des images connues qui appartiennent à l’imaginaire social : la Vénus de Botticelli, le « falling man » du World Trade Center, « l’homme à la mallette » du 11 septembre 2001, etc. Cette dernière image, par exemple, écrit Thiry, « devient [dans le roman de DeLillo] un véritable moteur de la narration, dans la mesure où la fiction s’en sert pour construire un récit parsemé d’analepses, de résurgences du passé et de retours à l’évènement ». L’article de Thiry conduit à une hypothèse stimulante : le nouveau régime de représentation (tel qu’il se manifeste, notamment, dans les romans étudiés) préfère la sèmiosis à la mimesis.

Dans « Vraies actrices, fausses histoires. Le trompe-l’œil musical de Maïwenn dans Le Bal des actrices », Adrien Rannaud se penche sur les ressorts du « documenteur » tel que pratiqué par Maïwenn. Il étudie notamment le rôle que joue le paratexte (l’affiche du film, son résumé et sa bande-annonce) dans la construction des attentes des spectateurs et explicite les multiples strates du trompe-l’œil dans Le Bal des actrices. En plus de l’attention qu’il porte envers les considérations poétiques et génériques, à la mise en abîme, ainsi qu’aux procédés mis en œuvre par le film pour maintenir l’ambiguïté entre le vrai et le faux, Rannaud s’avère sensible à la dimension critique qui découle du travail de la réalisatrice française. En effet, comme il l’indique à propos du Bal des actrices, « la maîtrise et le jeu de différents codes cinématographiques, l’interaction recherchée avec le spectateur et les complexes des actrices participent d’une critique du champ cinématographique français. »

Dans ce numéro, Boris Monneau interroge également le cinéma mais, cette fois, sous l’angle de la réception. Dans « Le spectateur surréaliste », il montre comment la « réception » du cinéma populaire effectuée par les surréalistes constitue davantage une pratique active que passive. Il explicite les multiples processus d’appropriation, de détournement du cinéma populaire par les surréalistes – des jubilatoires procédés de transformation optique opérés par Man Ray, jusqu’aux expériences d’élargissement irrationnel d’un film menées par Ado Kyrou – et les insère dans le projet global du surréalisme. En effet, le cinéma populaire « condens[e] les affects libérateurs de l’érotisme et de l’humour, fai[t] appel aux capacités participatives et projectives du spectateur et dépasse ainsi le clivage de l’art et de la vie, du désir et de la réalité. »

Philippe Rioux, dans son article « Tel que vu à la télé : la figure d’auteur dans les romans écrits par des personnages de séries télévisuelles », s’intéresse lui aussi au récepteur, dans la mesure où il analyse le rapport ludique qui s’instaure entre un dispositif éditorial et des lecteurs. Il se penche sur la construction des figures d’auteurs-personnages – personnages de fictions télévisuelles. Le cas, nous le constatons assez rapidement en y réfléchissant, est fascinant et le procédé favorise l’inflation d’univers fictionnels. En outre, ce dispositif témoigne, une fois de plus, des multiples possibilités de la fiction et, plus précisément, de la transfictionnalité tel qu’entendu par Richard Saint-Gelais : le partage d’éléments fictifs dans deux « textes » (roman, série télévisée, bande dessinée, etc.).

Dans un mouvement qui oscille entre le roman de Leonora Miano, Blues pour Élise, et sa critique journalistique – celle de Josée Lapointe dans le quotidien La Presse –, Marie-Laurence Trépanier étudie les rapports qui se tissent entre ces deux foyers de discours. Avec « Blues pour Élise : le (black) Sex and the cityde Leonora Miano ? », Trépanier pointe les lacunes d’une critique journalistique approximative – d’aucuns diraient superficielle – et analyse la structure argumentative qui soutient le court article de Lapointe. Trépanier y dévoile ainsi une série de présupposés qui participent à reconduire une image stéréotypée, convenue, des productions littéraires « afropéennes ». Mais, comme l’indique Trépanier, ce traitement n’est sans doute pas fortuit et se trouve, en quelque sorte, encouragé dans cette voie par le roman de Miano qui véhicule lui-même, par la surenchère, quelques clichés. Les personnages de Blues pour Élise, érigés en parangons de « positions capillaires », par exemple, se révèlent peu incarnés, dénués d’individualité.

Deux entretiens, menés avec Matthieu Letourneux et Richard Saint-Gelais, viennent compléter ce numéro sur la culture populaire. Nicolas Gaille et Mélodie Simard-Houde ont notamment abordé, avec Letourneux, la question de la sérialité, de son fonctionnement dans la mondialisation et des logiques d’appropriations nationales qu’implique un tel contexte. L’entretien avec Richard Saint-Gelais a donné l’occasion à Nicolas Gaille et Raphaëlle Décloître de revenir sur la passionnante notion de transfictionnalité forgée par celui-ci et traitée dans son ouvrage Fictions transfuges, paru au Seuil en 2011. Ces échanges ont également permis d’en connaître davantage sur certains aspects de l’activité intellectuelle de ces deux chercheurs : les principes qui orientent leurs recherches, l’évolution de leurs travaux et les avenues qu’ils envisagent explorer dans les prochaines années, l’origine de leur intérêt pour la culture populaire, etc.

Ce huitième numéro de Chameaux est le résultat d’un travail collectif et nous souhaitons, ici, remercier les membres du comité de lecture et les réviseurs linguistiques2 qui, par leurs commentaires perspicaces et leurs minutieuses relectures, ont su rehausser la qualité globale du numéro. Nous profitons également de ce bref texte de présentation pour remercier Matthieu Letourneux et Richard Saint-Gelais qui ont accepté de poursuivre et de partager leurs réflexions avec nous. Avec « Culture pop ! », nous espérons avoir tenu le pari de la diversité, sans avoir pour autant sacrifié la cohérence du numéro. D’ailleurs, le phénomène lui-même, pour être saisi dans sa complexité, semble convier les chercheurs à une pluralité de perspectives afin d’en envisager les différentes facettes.

Notes de bas de page

  1. Marc Angenot, « Qu’est-ce que la paralittérature ? », dans Études littéraires, vol. 7, n° 1, 1974, p. 11.
  2. Suzette Ali, Sarah Assidi, Geneviève Boivin, Yuri Cerqueira Dos Anjos, Raphaëlle Décloître, Laure Demougin, Alexandra Gagné, David Gaudreault, Alexandra Guite-Verret, Adrien Rannaud, Yasmina Sévigny-Côté, Guillaume McNeal-Arteau, Amélie Michel, Mélodie Simard-Houde, Katheryn Tremblay-Lauzon.