Culture pop, culture tatouée

Par Clémence Mesnier — Culture pop!

« Tatouage. Le mot est piégé, chargé d’images de carnaval, de guerriers maoris, de marins ivres, de rock stars – et de l’holocauste.1 ». Comme en témoigne cette citation, le tatouage est accablé d’une pléthore de préjugés et de représentations qui se sont progressivement glissées dans nos mœurs, devenus de véritables topos culturels. Prenons l’exemple des substantifs accolés « Love/Hate », qui fait partie de ces images associées à l’art cutané qui appartiennent au fonds iconographique occidental. Deux mains, dix phalanges, à chacune un signe alphabétique ancré dans la chair. Issu du film La Nuit du Chasseur2, ce tatouage suffit à contenir un régime de pensée occidentale fondé sur les dichotomies : Bien/Mal ; Masculin/Féminin ; Eros/Thanatos ; Droite/Gauche ; Blanc/Noir ; Haut/Bas. Ces dualités sont inhérentes à un système de valeurs qui conduit rapidement à l’opposition entre savant et populaire.

Associé originellement à la pègre, à la criminalité, porté par les dissimulateurs, les fourbes, le tatouage est d’emblée placé du côté du populaire, du déclassé, des bas-fonds, d’un « antimonde immonde3 ». L’individu qui porte un tatouage dérange, affichant ouvertement sa distinction. Par ailleurs, l’inscription tégumentaire est universelle, en ce sens qu’elle peut être pratiquée par n’importe qui, y compris par ceux qui ne possèdent aucun bien, si ce n’est leur corps, seule propriété inaliénable. Le tatouage est populaire car accessible à tous sans exception, sans élitisme : n’importe quel individu peut se tatouer avec de l’encre et une aiguille, la seule condition étant d’avoir une peau. A priori acte passif, subi sous la contrainte, le tatouage se fait subversion de la soumission en retournant contre lui les armes du dominant – celui qui stigmatise parce qu’il détient le pouvoir d’établir des normes.

L’histoire du tatouage occidental, c’est donc, longtemps, l’histoire de l’exclusion, des rejetés, des êtres mis au banc de la société, des laissés-pour-compte. Le tatouage peut dès lors être défini comme archive au sens où Arlette Farge l’entend4, c’est-à-dire non pas comme un surplus de données, mais plutôt comme un manque, une latence. L’archive matérialise l’absence, elle a pour rôle de sortir des ténèbres les anonymes ayant été réduits au silence, expatriés hors de l’histoire officielle. L’inscription cutanée, pour sa part, confronte aux marges, aux zones périphériques de l’oubli : « [l]’histoire n’en conserve qu’une trace collective. Pour leurs contemporains, [les tatouages] n’avaient d’existence que dans l’épaisseur de leur corps ; pour nous, ils appartiennent à ces ombres anonymes qui n’existent qu’au pluriel5 ». Dévalorisée et vouée à l’oubli, à la table rase, la pratique de l’inscription tégumentaire a été rayée des mémoires. Le tatouage a ainsi été interdit par plusieurs décrets (en 313 par Constantin, en 787 par le Concile de Calcuth), mais ce sont principalement les préjugés et la doxa qui l’ont associé à la fange de la société, au bas corporel.

Avant d’être reconnu comme une pratique artistique, le tatouage a longtemps été considéré comme un passe-temps associé à l’enfermement – celui des marins durant les longs mois d’ennui et de navigation, ou bien celui des prisonniers, reclus et exclus. Par ailleurs, dans les fictions populaires à large lectorat, le personnage tatoué est systématiquement un marginal. Pensons à Lisbeth Salander, héroïne de la trilogie Millenium6, définie par ses tatouages, qui font d’elle une « figure de l’en-bas7 ». Elle est décrite dans les termes suivants lors de sa première apparition dans le récit :

L’époque voulait qu’on mise sur l’image, et l’image de Milton était celle de la stabilité conservatrice. Et Lisbeth Salander, elle, était tout aussi crédible sur cette image qu’une pelle mécanique dans un salon nautique […]. Elle avait un tatouage d’une guêpe de deux centimètres sur le cou et un cordon tatoué autour du biceps gauche. Les quelques fois où elle portait un débardeur, Armanskij avait pu constater qu’elle avait aussi un tatouage plus grand sur l’omoplate, représentant un dragon8.

Le tatouage renforce l’appartenance à une culture alternative, sous-représentée – ici une sous-culture, dénigrée car manquant de « crédibilité » – se développant en marge de la culture légitime, savante et institutionnalisée. L’accent porté sur le manque de crédibilité, de légitimité du personnage Lisbeth Salander dans un milieu social montre à quel point la modification corporelle creuse un écart entre deux sphères de représentations esthétiques. Le stigmate corporel est une forme de provocation : « en brisant les limites de son corps, l’individu bouleverse ses propres limites et s’attaque simultanément aux limites de la société, puisque le corps est un symbole pour penser le social9 ». Afficher un corps modifié constitue une revendication qui place le sujet au cœur d’une contestation des normes sociales. « Longtemps, tatoueurs et tatoués occidentaux n’affichèrent pas une préoccupation du « beau » tel qu’entendu par l’art savant10 » : en effet, le souci premier du tatoué n’était pas d’ordre esthétique, mais bien contestataire, ce qui le poussait à mettre en valeur un corps affranchi des standards esthétiques. Cette revendication visait à s’approprier des attributs rejetés par la norme, ce qui se trouvait à remettre en question la notion de « laideur »..

Par ailleurs, le tatouage, lorsqu’il est effectué collectivement, devient un acte politique. Une scène-clef du film Foxfire, confessions d’un gang de filles11 est celle où les personnages se livrent collectivement à la pratique du tatouage, ce qui permet d’investir un système de valeurs (en l’occurrence celui de la domination masculine) afin de le subvertir. Un tatouage sur une femme sera jugé laid puisqu’il est l’apanage du masculin. Ainsi, graver sa peau est un acte de résistance dans le contexte misogyne des 50’s aux États Unis. Il vise à affirmer une identité féminine égale à l’identité masculine dominante. Le tatouage « sauvage » – c’est-à-dire effectué sans machine, sans savoir-faire préalable, uniquement avec une aiguille et de l’encre – permet aux jeunes filles d’alors de se réapproprier une iconographie virile en la détournant. L’encre est un élément étranger qui leur permet d’incarner une forme d’altérité. Contre l’oppression, elles imitent les codes de virilité résidant dans la résistance à la douleur, à la fois pour prouver leur cohésion (créer des ressemblances entre les membres du même groupe, du même organisme : le gang) et pour instaurer le respect (par un rite initiatique d’introduction dans la clan qui repose sur le dépassement de la sensation physique).

L’inscription tégumentaire est issue d’un mouvement de réappropriation, d’un renversement que nous pouvons qualifier de carnavalesque selon la terminologie de Mikhaïl Bakhtine, selon laquelle « la destruction et le détrônement sont associés à la renaissance et à la rénovation, la mort de l’ancien est liée à la naissance du nouveau12. ». Le tatouage établit un nouvel ordre en s’emparant des codes de l’ordre ancien pour les subvertir. Alors que la marque dermique servait à stigmatiser les esclaves dans la Grèce antique, puis à humilier criminels, condamnés et prostituées (afin de montrer leurs méfaits au reste de la société), ceux-là mêmes qui ont été marqués vont inverser le stigmate. S’emparer des armes du persécuteur pour les retourner contre lui, tel est le credo de ceux cherchant à se réapproprier un corps aliéné par l’acte même qui le stigmatisa. « Se tatouer délibérément, c’est revendiquer l’exclusion dont on est l’objet et s’en faire une gloire13 », rappelle Michel Thévoz en soulignant plus loin dans son analyse que « le tatouage est souvent le fait de ceux qui ne s’expriment pas volontiers par la parole, qui se ressentent confusément comme les victimes de l’ordre logocentrique, et qui ripostent en contrevenant spectaculairement au principe culturel de l’intégrité du corps14 ». Il s’agit donc de provoquer par un autre langage, un langage au-delà du discours, de destituer le culte d’un corps entier, unitaire, naturel car intact, puis de faire peau neuve, de se récréer dans une nouvelle enveloppe. Le carnaval destitue l’ordre établi par une mécanique d’inversion systématisée. Ce processus passe par le renouvellement des canons esthétiques, qui légitime temporairement la difformité, l’excès, l’enchevêtrement, le débordement constitutif d’un corps grotesque. « Le corps grotesque est un corps en mouvement. Il n’est jamais prêt ni achevé : il est toujours en état de construction, de création, et lui-même construit par un autre corps15 ». La modification corporelle est une mise en mouvement du vivant qui ne se suffit pas à lui-même. Rien n’est stable, rien n’est clos, rien n’est achevé. Ce qu’on appelle la pop-culture, par opposition à la culture savante institutionnalisée (figée et muséifiée), relève aussi d’une forme d’instabilité puisqu’elle évolue sans cesse. Nous n’avons pas suffisamment de recul pour savoir ce qui restera d’elle à travers le temps. Mutante, elle dépend des innovations technologiques ; moderne, ses frontières sont mouvantes, en perpétuel renouvellement. La pop-culture s’oppose au paradigme de l’œuvre « classique » – c’est-à-dire reconnue par une institution, exposée, ayant obtenu le droit à la conservation qui lui fera traverser les ères. Un nouveau paradigme s’établit, celui d’une modernité éphémère. Le corps moderne n’a de constance que dans sa métamorphose, à laquelle le tatouage contribue. Corps porteur de son propre memento mori, corps conscient de sa finitude, qu’il met en scène à travers une peau tatouée : ce corps n’est rien, le tatouage est un regard lucide tourné vers le néant.

La conscience aiguë d’une fragilité existentielle peut être conjuguée avec l’actuelle pop-culture, qui, dans son aspiration à ne pas durer, est elle-même consciente de son caractère éphémère. Instable, niant hiérarchie et valeurs associées aux pratiques culturelles, la pop-culture est désenchantée. Elle n’aspire pas à la transcendance, mais n’hésite pas à faire usage de l’ironie ; iconoclaste, elle déconstruit les mythes et les icônes millénaires. L’un des espaces de la pop-culture est dédié à l’art ludique,

courant artistique majeur, à la fois novateur et omniprésent, qui tarde pourtant à être reconnu. Ce mouvement est né de la main des grands artistes du cinéma, du jeu vidéo, des mangas ou de la bande dessinée, qui restent souvent cachés dans l’ombre de la colossale notoriété des univers qu’ils ont créés. Si le grand public ignore le nom de ces artistes, leurs images sillonnent le monde, façonnent notre imaginaire collectif. […] Ce courant reste pourtant aujourd’hui globalement ignoré. […] L’idée originale de l’art ludique réside dans le fait que la genèse commune de chaque film, album de bande dessinée ou jeu vidéo est toujours le dessin.16

Le tatouage est limitrophe de l’art ludique par son omniprésence anonyme et son origine picturale. Les corps tatoués se multiplient sous nos yeux, mais le spectateur ne discernera pas la signature d’un tatoueur particulier – à moins d’être immergé dans cette culture alternative et d’être en mesure de reconnaître le style des artistes-tatoueurs. Par définition, un tatouage est une inscription (dessin ou écriture) anonyme gravée dans la peau ; il est par conséquent apparenté à « l’art ludique, [qui] se définit par l’imbrication des mots et du dessin qui les illustre17 ». Tous deux impliquent une pluridisciplinarité jouant avec les symboles. Tout comme l’art ludique, le tatouage est perçu en tant qu’art de commande et est considéré en ce sens sous un angle commercial : « le grand malentendu concernant l’art ludique est que le travail des artistes n’est pas encore envisagé comme complètement indissociable de l’œuvre au service de laquelle ils dessinent18 ». Art ludique et tatouage sont de plus confrontés au même manque de reconnaissance, tant de la pratique elle-même que du praticien. Nous remarquons par ailleurs que le renouvellement iconographique du tatouage actuel s’inspire des mangas, des jeux vidéo ou des figures issues du cinéma, c’est-à-dire des médias qui participent de l’art ludique. Alors que l’art ludique est lié au virtuel, aux écrans, à la dématérialisation de la production (conception iconographique par logiciels…), le tatouage matérialise l’art ludique, s’en approprie les figures en les concrétisant sur la surface cutanée.

En outre, habiller sa peau en la recouvrant d’un tatouage est proche d’un processus de recréation identitaire, à l’instar des jeux vidéo. Le tatoué revêt un masque, de la même manière que le joueur se projette dans un personnage. Les expressions « faire peau neuve », « changer de peau » sont symptomatiques du renouvellement espéré à travers l’altération du tissu cutané. Comme dans le jeu Second Life19, le tatouage permet d’élaborer une seconde identité, constituant un avatar que le naturel seul ne pouvait exprimer. C’est le cas par exemple pour le Sak Yan, tatouage sacré en Thaïlande, censé rendre son porteur plus puissant via la transmission d’un pouvoir magique du maître tatoueur à son disciple. Le Sak Yan aurait ainsi la faculté de « [p]rotéger ceux qui les portent des balles, des coups de couteaux et autres armes20 », en donnant l’illusion d’un corps immuable, invincible. L’individu porteur de ce type de tatouage s’imagine doté d’un corps amélioré, un corps de super-hero, illimité et invincible. Dans ces cas, jeux vidéo et tatouage déréalisent le corps, en font un simulacre, le jeu vidéo parce qu’il n’en propose qu’une incarnation virtuelle, le tatouage magico-religieux parce qu’il donne seulement l’illusion d’un organisme invulnérable.

Que ce soit dans le domaine des jeux vidéo, où la réputation de ces derniers se diffuse entre gamers, ou dans l’apprentissage du métier de tatoueur, la transmission est fondamentale. La revue Hey : Modern Art & Pop-culture insiste sur le caractère fédérateur de la pop-culture. Le titre programmatique de cette publication lui confère un rôle de manifeste, car il établit une identité entre art moderne et culture populaire, les posant sur un seuil d’égalité : la culture populaire est liée à l’art moderne. Dans leur présentation, Anne et Julien, les fondateurs de la revue, insistent sur le fait que « nous aimons les images que notre nature et notre époque nous contraignent à créer, leur pouvoir de synthèse, leur capacité à relier21 ». Les arts issus de la culture populaire ont la particularité d’être constamment en interrelation. Des passerelles se tracent, car

aujourd’hui, l’esprit de la rue et du populaire est partout. Le dessin animé est en compétition au Festival de Cannes. Les artistes peintres produisent des jouets de collection. Les tatoueurs obtiennent un statut d’artiste. Le graffiti a ouvert une porte que l’art contemporain ne peut plus ignorer22.

D’ailleurs, David Le Breton s’est livré à une analyse du graffiti en effectuant une analogie avec le tatouage. Si la ville était un organisme, ses murs joueraient le rôle de peau sur laquelle des cicatrices, des traces, des tatouages seraient posés : les graffitis. Ces tags sont « des graphismes détachés de la langue. La nuit les jeunes taggeurs investissent les lieux où ils n’étaient que des passants et ils se les approprient symboliquement en y laissant leur marque dans la jubilation de sortir de l’indifférenciation23 ». Nous retrouvons dans le graffiti la subversion du tatouage, acte sujet à l’intolérance, à travers la réappropriation d’un espace, qu’il soit corporel ou urbain, par un geste graphique. David Le Breton ajoute que « le tag est un cri d’existence, même s’il passe par le recours au surnom, manière de retourner l’anonymat de la ville contre lui-même24 » ; il en va de même pour le tatouage, moyen d’affirmer son identité en l’inscrivant dans sa chair. Marquer, dans les cas du tatouage et du graffiti, est paradoxalement un moyen de se démarquer, d’être remarqué, tout en revendiquant une forme d’anonymat –tatoueurs ou graffeurs sont tous deux dotés d’un surnom. De nos jours, le tatouage est reconnu parmi les arts modernes, notamment pour sa capacité à réunir. Le tatouage relie non seulement les individus (relation nouée entre tatoueur et tatoué ; tatouage qui questionne, interpelle et incite à la discussion avec un observateur), mais aussi les disciplines artistiques. En effet, l’inscription tégumentaire est proche de la sculpture par son remodelage de la chair : les aiguilles piquent sous la couche superficielle de la peau pour modifier l’enveloppe charnelle. Évidemment, c’est la peinture qui apparaît comme la discipline artistique la plus proche du tatouage, qui est somme toute une forme de toile vivante, transformant le tatoué en tableau animé (à la façon de l’art ludique, qui repose sur l’image en mouvement). De façon moins flagrante, la musique jouxte le tatouage. Le dermographe produit un son continu, vibrant, rappelant les riffs tapageurs du rock, la répétition, la transe. Il se produit une synesthésie, entraînée par l’inscription cutanée, qui associe les sensations – le toucher, la vue, l’ouïe. Le bourdonnement hypnotisant du dermographe plonge dans un état-limite d’expérimentation de la douleur. Si le rock ou la transe plongent dans un état second de dissociation, de dédoublement, donnant l’impression de s’extraire de son propre corps, la séance de tatouage est rythmée par le dermographe, qui est à la fois un rappel de la présence corporelle – la douleur comme preuve d’existence, comme rappel lancinant du corps par la sensation – et un moment de dissociation – outrepasser la douleur en se détachant de son corps, faire fi de la sensation pour la surmonter.

Le tatouage s’affirme donc en tant qu’art et pratique transdisciplinaire, au croisement d’arts institutionnalisés, traditionnels (sculpture, peinture…) ou populaires (rock, graffiti…). Art vivant, car prenant pour support la matière humaine, le tatouage se rapproche par conséquent d’une forme de spectacle vivant, notamment par l’interaction entre un actant et des spectateurs, ce qui le place dans la lignée des cirques ambulants.

Au XIXe siècle, les tatoués surinvestissent leur statut social pour mettre en valeur leur(s) stigmate(s). Se mettre en scène est une façon de retourner le stigmate, d’en jouer. Son acceptation passe par son amplification. C’est le début des side-shows dans lesquels des human-marvels s’exhibent, expression itinérante des dime-museums25. Parmi ces anormaux, ces freaks les tatoués, hommes et femmes à la peau bleue, occupent une place prépondérante. Les dime-museums sont littéralement des « musées à 10 cents », dénomination ironique vis-à-vis de la culture légitime. Ces cirques, musées de brimborions, cabinets de curiosités ambulants, s’attaquent à la culture savante, inaccessible, en proposant leur contre-modèle, dans lequel l’argent ne discrimine pas le spectateur. Dès 1851, les hommes tatoués y sont exhibés. Le premier se prénomme James O’ Connell, marin passé par les mers du sud et revenu avec des souvenirs indélébiles. Ses tatouages évoquent l’altérité – en témoignant de la tradition issue d’une culture étrangère. Ce contre-modèle, c’est celui d’un contre-corps, d’un anti-corps, d’un corps hors-normes, car « dans le phénomène de foire, l’humanité ne tourne pas rond. La réalité est hors-jeu. Et en nous-mêmes, nous nous remettons d’aplomb en nous rappelant qui nous sommes, ou peut-être qui nous avons peur de devenir.26 » Ces êtres aux apparences surprenantes effraient et fascinent en même temps, mettant en évidence l’étendue des possibles concernant le corps humain, la malléabilité de ce dernier.

La pop-culture est englobante, transhistorique, transculturelle. Si le freak est le rebut de l’humanité, la pop-culture est elle-même le freak du savoir, le monstre rejeté, décentré. Il y a une clôture imperméable entre les deux faces du monde culturel. Mettre en perspective le tatouage revient à parler en termes de frontière, de séparation, de franchissement, d’exclusion, d’interface, d’imperméabilité. Or, le champ de l’exclusion se rapporte à la figure du monstre.

Le monstre est l’objet manifeste des films d’horreur qui, insidieusement, ne traitent que d’un sujet : la peau. « La peau sédimente le folklore ; comme un vélin, elle retient l’histoire, de même que, sur elle, s’inscrivent aussi bien nos drames individuels que nos occupations ordinaires27 ». Dans les films d’horreur, la peau est soulevée, étirée, déchirée, découpée, torturée. Il s’agit toujours de la modifier. Le film d’horreur cisèle la chair, il soulève les chairs pour voir en dessous, jouant avec la dialectique dedans/dehors afin de montrer28 ce qui est caché, de mettre à jour les organes internes, d’ordinaire inaccessibles. La peau cristallise les angoisses de morcellement, de détérioration, de vieillissement. La série horrifique Penny Dreadful en fournit un exemple très intéressant, lorsqu’elle présente un tatouage sous-cutané, que l’on ne peut voir qu’en soulevant la peau29. Il faut du courage et de l’audace pour passer outre la membrane cutanée, oser explorer en dessous. Dans l’épisode cité, seul le résurrectionniste30 en est capable : il transperce la barrière et découvre une autre vérité, faite de tatouages. Contrairement aux clichés habituels, ce n’est pas ici le tatouage qui est un masque, mais le tatouage qui est caché sous le masque. La peau nue est un simulacre derrière lequel le corps tatoué est dissimulé, les inscriptions étant porteuses de vérité. Regarder sous la peau, c’est donc franchir un tabou, être détrompé. À cet égard le film de Jonathan Glazer, intitulé pertinemment Under the Skin31, offre une réflexion sur le statut de la peau dans deux scènes clefs. La première, récurrente, montre Scarlett Johanson attirant un homme vers elle. L’écran devient intégralement noir autour des deux corps nus, et tandis qu’elle recule, l’homme s’enfonce dans le sol, qui se transforme en un liquide noir qui finit par l’absorber tout entier. Une fois aspiré, le corps de cet homme se vide de sa substance ; il ne reste plus de lui qu’une enveloppe vide. Sa peau flotte dans le liquide obscur, ne contenant plus rien. Cette séquence, forte, hypnotisante, riche de sens, semble présenter métaphoriquement l’essence du tatouage. Celui qui s’enfonce dans l’encre noire se transforme en être-peau, vidé du superflu, réduit à une surface, habité par le néant. La peau ne contient que du vide : « au-delà des vêtements, il y a la peau. Et au-delà de la peau ? Quel secret dissimule la nuit épaisse du corps, comment faire rendre gorge au désir enfoui dans le voir et qui ne s’arrache à l’autre qu’au prix de sa mort ?32 ». L’encre du tatouage est un flot noir, un colorant révélateur de l’intérieur du corps : sous la peau, il n’y a rien à atteindre, rien à quoi se raccrocher une fois le corps dévitalisé. Aucune transcendance ne viendra réanimer l’enveloppe tégumentaire. L’encre lancinante rappelle au tatoué qu’il n’est qu’une peau infime, infirme, éphémère, mais qu’il peut habiter cette peau selon ses désirs, la marquer selon ses souvenirs, faire en sorte qu’un instant reste à jamais en lui et, ainsi, briser les chaînes du temps. Avec Yann Black, tatoueur précurseur d’un nouveau mouvement, la veine graphique, nous pouvons assurer la volonté de « sortir [des] limites établies, de casser le côté sacré du corps, de laisser place à plus de folie, de liberté33 », qui fait la puissance vitale du tatouage.

Bibliographie

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  • THÉVOZ, Michel, Le Corps Peint, Genève, Skira, 1984.

Notes de bas de page

  1. Victoria Lautman, Tatouage, Paris/New York, Éditions Abbeville, 1995, p. 7.
  2. Charles Laughton, The Night of the Hunter [La Nuit du Chasseur], DVD, Paul Gregory Productions, 1955, 93 minutes.
  3. Dominique Kalifa, Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil (Coll. Univers historique), 2013, p. 37.
  4. Dans Le Goût de l’archive, Paris, Seuil (Coll. Points. Histoire), 1997.
  5. Philippe Artières, À Fleur de Peau. Médecins, tatouages et tatoués, Paris, Allia, 2004, p. 7.
  6. De Stieg Larsson (il pourrait être intéressant de donner les années de parution entre parenthèse).
  7. Jean-Louis Bischoff, Lisbeth Salander, une icône de l’en-bas, Paris, L’Harmattan(Coll. Ouverture philosophique), 2011.
  8. Stieg Larsson, Les hommes qui n’aimaient pas les femmes. Millénium 1, Traduit du suédois par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, Arles, Actes Sud, (Coll. Actes noirs), 2006, p. 44.
  9. David Le Breton, « L’incision dans la chair : une ouverture pour exister », dans David Le Breton, Colette Mechin et Isabelle Bianquis [dir.], Le corps et ses orifices , Paris, L’Harmattan (Coll. Nouvelles études anthropologiques), 2001, p. 138.
  10. Anne et Julien [dir.], Tatoueurs, Tatoués, Paris/Arles, Musée du quai Branly/Actes Sud, 2014, p. 12.
  11. Laurent Cantet, Foxfire, confessions d’un gang de filles, 2012, Foxfire Productions, Haut et Court, Memento Films International et The Film Farm, DVD, 143 minutes.
  12. Mikhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, (Coll. Tel), 1982 [1970], p. 218.
  13. Michel Thévoz, Le Corps Peint, Genève, Skira (Coll. Illusions de la réalité), 1984, p. 80.
  14. Id.
  15. Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 315.
  16. Jean-Samuel Kriegk et Jean-Jacques Launier, Art ludique, Paris, Sonatine, 2011, p. 5.
  17. Ibid., p. 107.
  18. Jean Samuel Kriegk, Jean-Jacques Launier, op. cit., p. 99.
  19. Jeu vidéo commercialisé en 2003 dans lequel le joueur incarne un personnage virtuel qu’il a choisi et créé (son avatar), qui évolue dans un monde virtuel semblable à la réalité.
  20. Joe Cummings, « Les tatouages magico-sacrés de Thaïlande », dans Tatoueurs, Tatoués, op. cit., p. 201.
  21. Anne et Julien, heyheyhey, [en ligne]. www.heyheyhey.fr [Site consulté le 3 août 2014].
  22. Id.
  23. David Le Breton, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris, Métailié (Coll. Traversées), 2002, p. 63.
  24. Id.
  25. Les termes sont employés en anglais puisque la tradition des spectacles itinérants exposant phénomènes anatomiques et performances physiques est née en Amérique du nord anglophone, en 1830. Le dime-museum est la transposition urbaine des foires nomades.
  26. Alan Govenar, « Le Sideshow », dans Tatoueurs, Tatoués, op.cit., p. 56.
  27. François Dagognet, La Peau découverte, Paris, Institut Synthélabo pour le progrès de la connaissance (Coll. Les empêcheurs de tourner en rond), 1998, p. 103.
  28. N’oublions pas que le verbe « montrer » provient du mot latin monstrare, duquel le terme « monstre » est issu.
  29. Juan Antonio Bayona, Penny Dreadful (série), Showtime, 2014, épisode 1 : Night work, 2014. Cette série se déroule dans le Londres du XIXe siècle et entremêle divers mythes (ceux de Frankenstein, de Dracula, de Dorian Gray). Dans le premier épisode, une créature assimilée au vampire est disséquée. Sous la surface cutanée, un deuxième corps apparaît, entièrement recouvert de hiéroglyphes : ce second corps, infracorps, dévoile le simulacre. Or, cette vérité est marquée par le tatouage.
  30. Nom donné aux anatomistes cherchant à percer les mystères du corps humain à l’époque où la dissection était interdite. Pour un panorama proche de l’exhaustivité, se rapporter à David Le Breton, La Chair à Vif. De la leçon d’anatomie aux greffes d’organes, Paris, Métailié (Coll. Suites sciences humaines ; 16), 2008 [1993].
  31. Jonathan Glazer, Under The Skin, Film Four, FilmNation Entertainment, JW Films, Nick Wechsler Productions, Scottish Screen, Silver Reel et UK Film Council, DVD, 2013, 108 minutes.
  32. David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, [1990] 2010, p. 245.
  33. Yann Black, Tatoueurs, Tatoués, op.cit., p. 237.