Comme une odeur de brûlé... Pour une histoire compréhensible de la destruction des livres

Par Mathieu Bédard — Ce que peut la littérature

Présentation des adversaires

Le 10 mai 1933, les nazis ordonnent la tenue d’un grand rassemblement place de l’Opéra à Berlin. Vers 22 heures, une délégation d’étudiants défile portant des torches, revêtus du costume de gala de leur corporation respective et précédés d’une musique de fanfare que joue l’orchestre des Sections d’assaut étudiantes1. S’ensuit alors un gigantesque autodafé où chaque livre brûlé est officiellement annoncé par un héraut, de même qu’une description des méfaits qu’il comporte, avant d’être jeté au bûcher. « Premier héraut : contre le matérialisme et la lutte des classes, pour une unité du peuple et une conception idéale de la vie, je livre à la flamme les écrits de Marx et de Kautsky. […] Quatrième héraut : contre la corruption spirituelle, l’exagération et une complication malsaine de la sexualité, pour l’anoblissement de l’âme humaine, je livre à la flamme les écrits de Sigmund Freud2. » La soirée se poursuit et fera entre vingt mille et vingt-cinq mille « victimes ». Hitler, alors récemment nommé chancelier d’Allemagne, veut consolider aux yeux du peuple allemand l’autorité de l’idéologie nazie ; en l’espace d’une quarantaine de jours, trente autodafés similaires ont lieu en Allemagne. Durant la Deuxième Guerre mondiale, les bibliothèques et les collections privées des pays conquis subiront le même sort ; toutefois une différence d’ordre cérémoniel survient dans la façon de les incendier. On lit, en effet, dans Livres en feu. Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, que « les exactions dans les bibliothèques des territoires occupés sont immédiates et encore plus brutales, [mais] sans le caractère festif3. » Ce caractère festif, qu’il s’avère parfois absent, est celui qui nous intéresse pourtant, et d’où se conçoit la nature rituelle de l’autodafé dans l’institutionnalisation d’un ordre et d’une idéologie donnés.

Car que signifie brûler un livre ? Quel rapport à un ordre symbolique de la culture ce geste singulier suggère-t-il ? En un premier temps, il s’agira pour le connaître d’établir ce rapport précis, de rationaliser – c’est l’exercice qu’on se propose – ce qui se trame sous cette violence particulière et dirigée. En un second temps, nous tenterons de renverser la proposition de l’autodafé pour voir sa conséquence et son envers ; ce à quoi elle s’attaque et ce que son attaque révèle. Pareil à la vieille blague de l’arroseur arrosé, l’autodafé pourrait- il consolider une certaine vision canonique, voire dogmatique, de la littérature, servant paradoxalement l’ordre offensé ? Approchons ainsi l’objet littéraire sous l’angle de son attaque puis de sa défense ; car c’est bien sûr dans le combat que deux ennemis se révèlent, montrent ce dont ils sont capables. N’est-ce pas le thème de la revue, en effet ?

1. Du feu dans l’autodafé

D’abord et avant tout, pourquoi attaquer la littérature ? Pourquoi diable brûlerait-on mes articles précédents de Chameaux, quand bien même ils eussent été brillants ? Mais poser cette question serait révéler ma vanité. Car une chose préalable à examiner, s’il en est une, c’est d’abord ceci : pourquoi s’y attaquer par le feu ? Qu’est-ce qu’employer le feu sur l’aspect manifeste, matériel de la littérature signifie ?

Je puise un premier élément de réponse dans l’intéressant ouvrage du Français Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu. Celui-ci, dans ce livre, s’intéresse au sens figuré, symbolique, libidinal du feu pour l’homme. Il décortique le rapport humain au feu en trois « complexes » principaux, dits de Prométhée, d’Empédocle et de Novalis. C’est ce que j’exposerai d’abord, mais loin de m’en tenir à un fade exposé je l’espère, je ferai le constant aller- retour entre les propositions de Bachelard et ce qui nous occupe, en effectuant même un détour (obligé) du côté de l’historien des religions Mircea Eliade.

1.1 Prométhée au bûcher

Le complexe de Prométhée est ce que Bachelard désigne comme la première étape d’une conception de la « psychanalyse objective de la connaissance » du feu4. Le principe essentiel de notre rapport au feu serait, en vertu de ce complexe, celui d’une interdiction sociale primordiale. À la fois attirant et défendu, le feu est vecteur d’énergie libidinale, il canalise par les contradictions inconscientes qu’il suscite un premier désir de savoir empirique. Lorsque l’enfant se brûle les doigts en touchant la flamme, illustre le psychanalyste, la douleur physique qu’il ressent la première fois confirme dans son esprit l’interdiction que ses parents lui avaient inculquée. Témoignant d’une pulsion inhibée, proscrite, notre attirance et notre défiance simultanées à l’égard du feu, que l’expérience matérielle confirme ensuite, forment la contradiction essentielle à un désir de connaissance phénoménale : il importe de maîtriser, de déjouer ou de confiner cette interdiction fondamentale d’une quelconque manière pour mieux en saisir la substance. Or, comme le feu brûle instantanément celui qui essaie de le saisir, c’est au-delà de notre sensibilité physique qu’on tente de se le représenter. Aussi, le besoin d’en savoir autant que l’autorité parentale qui, nous ayant interdit le feu, était apparemment juste dans son intuition, participerait à ce besoin de « rêverie scientifique ». La science s’édifierait sur une pulsion enfantine sublimée. Le modèle conceptuel est ainsi appelé à remplacer ou à sublimer l’expérience doublement défendue, et c’est de la sorte que la figure du feu devient liée à des conceptions cosmiques élémentaires pour l’homme :

Le feu est l’ultra-vivant. Le feu est intime et il est universel. […] Parmi tous les phénomènes, il est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi nettement les deux valorisations contraires : le bien et le mal. Il brille au Paradis. Il brûle à l’Enfer. Il est douceur et torture. Il est cuisine et apocalypse. Il est plaisir pour l’enfant assis sagement près du foyer ; il punit cependant de toute désobéissance quand on veut jouer de trop près avec ses flammes. Il est bien-être et il est respect. C’est un dieu tutélaire et terrible, bon et mauvais. Il peut se contredire : il est donc un des principes d’explication universelle

1.2 Inventer les origines

Pour l’esprit qui se le figure, le phénomène du feu devient le lieu élémentaire où il crée et conçoit, son image étant la synthèse métaphorique d’un vaste ensemble de dichotomies45 perceptives, psychologiques et morales. Figure cosmogonique, élément fondateur, base de la rêverie scientifique ou spirituelle, il est un lien immédiat vers le sacré, et c’est précisément en ce sens qu’il sera employé dans le rituel de l’autodafé. Ainsi, brûler un livre, c’est établir un ordre ; c’est entamer une ère durable où le sens est clairement structuré et la connaissance « juste6 ». Car maîtriser le feu signifie maîtriser les forces contradictoires de la vie et de la mort, d’où une figure d’absolu dans la flamme, reliant à l’existence de la loi humaine celle d’une essence divine, sacrale, transcendante, celle de son origine. Si le feu est si étroitement lié aux révolutions, c’est qu’il incarne l’idée, immatérielle, ravageant à elle seule la matière. « Le feu est pour l’homme qui le contemple un exemple de prompt devenir et de devenir circonstancié7. »

C’est sur cela que porte le complexe d’Empédocle. Et ainsi on peut comprendre que la destruction par le feu donne le pouvoir de restituer une vie dans son essence la plus pure, la mort étant établie comme un processus négatif de détermination du vivant. Brûler l’écrit, dans le cas qui nous occupe, est une attaque réaffirmant chaque fois l’essence du monde donné par la destruction des symboles d’un autre. Dans la flamme même s’affirment d’autres symboles, des symboles supposés antérieurs. Brûlant l’écrit, on nie la négation qu’il comporte, celle qui, par le langage, nommait et délimitait, transposait la chose en l’objet. La destruction, ici, se veut affirmative. Le feu des nazis brûle à la fois pour et contre quelque chose : « contre l’effronterie et l’arrogance, pour le respect et la vénération de l’immortalité de l’esprit allemand8 […]. » Recherchant l’essence de l’esprit allemand, ou aryen en l’occurrence, on le réinstitue par la cérémonie sacrificielle. Son embrasement, en cet instant seul, en fait un esprit depuis toujours immortel, dont on dit qu’on s’était éloigné, qu’on avait nié, par rapport auquel on avait donc vécu dans l’erreur, dans la noirceur.

L’autodafé est ainsi un retour rituel possible aux origines d’une culture donnée ; or, chez les nazis, c’est une manière paradoxale d’inventer ces origines. En revendiquant l’ethnie aryenne, ils avaient tôt fait de situer dans un passé mythique des particularités culturelles imaginaires, masquant une identité qui avait plus à voir avec la réalité économique de la société industrielle et son système de classe — tout cela même qu’on a ainsi livré, comme l’annonçait le premier héraut, à la flamme.

1.3 Exclusivité de la Loi

Une importante part dAspects du mythe, l’ouvrage de référence célèbre de Mircea Eliade, est consacrée aux mythes et rites de renouvellement et à l’idée sous-jacente d’un monde perpétuellement détruit puis recréé, dont le phénix est sans doute l’image la plus célèbre. On conçoit de cette manière, entre autres, les fêtes du Nouvel An, célébrant le départ à neuf du temps venu à terme dans son réglage institutionnel, et les innombrables révolutions du XXe siècle, qui se sont présentées souvent comme l’abolition physique et concrète d’un monde sclérosé. Le communisme, par exemple, dans une conception matérialiste de l’histoire, prédit un mode de production capitaliste amenant de lui-même sa perte progressive au profit d’un homme nouveau le renversant. On conçoit également certains éléments de comparaison dans le discours nazi, qui prône le retour à une pureté raciale primordiale par l’élimination effective des races « dégénérées ».

Ainsi, le nazisme a choisi avec tant d’éclat le rituel de l’autodafé car, en lui, le mythe de la primordialité historique était fondé par la destruction même des preuves contraires. Évidemment, les nazis n’ont pas été les premiers à s’essayer à pareil tour de force. À cet égard, l’histoire du premier empereur de Chine se révèle intéressante. À son arrivée au pouvoir, pour éviter que les lettrés s’appuient sur la tradition et s’opposent à l’unification radicale d’un tel empire, il a ordonné la destruction de toutes les histoires divergentes sur le plan généalogique. Seule celle de la dynastie Qin fut désormais « officielle » et autorisée. Dans ce cas encore, l’autodafé auquel il a eu recours a permis la révocation instantanée de l’histoire pour en fonder une nouvelle rectifiant le « véritable début de toute chose9 ». Le dirigeant qui a fait brûler toute la littérature est devenu, conséquemment, « éclairé », connaissant mieux que quiconque la loi, car c’est de lui seul désormais qu’elle émane.

Cela — l’exclusivité caractéristique de notre rapport au feu — est enfin le cœur du dernier complexe que décrit Bachelard, celui de Novalis. Car l’empereur Qin, ici, s’est bien approprié l’histoire, tandis qu’il la réduisait en cendres. Il faut comprendre que le feu, nous dit le psychanalyste, est perçu d’abord comme une expérience calorifique plutôt que visuelle, l’impulsion à produire du feu répondant à un besoin primitif de chaleur partagée, de frottement. Or ce frottement (pensons aux deux bouts de bois frottés ensemble) a fait le feu comme par magie, sans qu’on s’y attende, et le feu est donc avant tout pour nous une sensation précieuse de réchauffement, indépendante — comme secrètement — de son aspect visible : « La chaleur est un bien, une possession. Il faut la garder jalousement et n’en faire don qu’à un être élu qui mérite une communion, une fusion réciproque10. » Cet être élu, un dieu, une science, est atteint par l’entremise du feu. Pour l’inquisiteur, par exemple, le feu est d’ailleurs aussi pur que l’eau, de même que l’autodafé est la purification du baptême tournée sur un objet différent11. Une punition défait une hérésie pour instaurer une communion. Et il est logique que la religion de la résurrection ait donc tant brûlé.

1.4 Actes de foi

Or, si la littérature doit être brûlée, c’est qu’elle interfère avec cette communion. Elle en donne différentes modalités, différentes structures, elle propose différentes cosmogonies et d’autres interprétations du monde défaisant le mythe primordial. Polastron, dans l’introduction de son livre, déclare : « Le livre est le double de l’homme, le brûler équivaut à tuer12. »13 Dans cette optique, la littérature est beaucoup plus dangereuse que n’importe quel incendie, car elle peut inventer n’importe quel autre « dieu » ; et quand bien même il n’y en aurait qu’un seul, autant de figures de celui-ci qu’il y a de lecteurs pour l’interpréter. Cette transcendance caractérisant Dieu devient en littérature une faculté immanente à chacun des esprits, un sens littéral, c’est-à-dire qui ne se perpétue et ne se renouvelle que par l’interprétation constante, ce que concevait Luther, par exemple, en consacrant la lecture comme un acte de médiation autonome invalidant l’autorité papale. Tout comme le croient le curé et le barbier de Don Quichotte, brûler un livre permet de remonter à la cause première du « mal », et ce qu’il y a de génial dans le roman de Cervantès, c’est sans doute le fait qu’il réponde à cette croyance en démythifiant à la fois l’ordre du monde et la littérature, qui a laissé s’insinuer tant de fausses idées dans le pauvre esprit de notre bon héros manchois. Le curé et le barbier de Don Quichotte sont ainsi coupables d’autant de crédulité que le chevalier, car ils croient en l’esprit de la flamme, et dans cette optique sont tout aussi dangereux que lui lorsqu’ils attribuent au feu le pouvoir de restituer une vérité antécédente — ils ne peuvent discerner qui des livres ou de don Quichotte lui-même est responsable de sa folie. Pour celui qui use de l’autodafé, le feu devient le dieu incarné, et l’autodafé un acte de foi, comme l’indique justement son nom ; le feu devient porteur d’un sens instituant une loi négative, fondée sur l’oubli de l’altérité et du divers au profit d’une foi imposée, ce qui est sans doute l’opposé diamétral de toute littérature libre.

2. Répondre par la bouche des canons

Est-ce parce qu’elle échappe au feu que la littérature est nécessairement libre, toutefois ? La question de l’autodafé permet d’étudier la notion d’histoire littéraire du point de vue d’une défense de la littérature, soit de nouveau en tant qu’enjeu stratégique. Plutôt que de s’intéresser à l’acte de sa destruction même, il s’agit maintenant de concevoir ce que représentent le livre et la littérature au sein d’un processus conceptuel d’identification et de structuration auquel l’autodafé serait une réponse négative.

Pour commencer cette section, je dirai cette chose commune qui veut que la littérature, si elle désacralise ou dédivinise l’essence du monde comme on l’a vu, n’est pas indissociable de la transcendance pour autant. Grâce à elle, ce « monde », au contraire, est pourvu d’une certaine consistance dans sa représentation, et on pourrait dire que la littérature donne à l’humain, en ce qu’il est culturellement déterminé, le potentiel théorique transmissible de ce qu’est son « humanité ». La pérennité d’une culture est assurée notamment par sa littérature, confirmant et projetant l’existence d’un peuple, le situant dans son histoire en vertu de son langage, qu’elle stabilise ou entame.

L’autodafé est une attaque d’un groupe contre un autre, et on le sait les adversaires peuvent être diversement constitués : étrangers, membres d’une religion différente, sous-groupes d’un même ensemble culturel. Aussi, comme j’ai commencé l’exposé en m’intéressant au caractère festif des autodafés du national-socialisme, je tâcherai de poursuivre dans cette même veine en m’intéressant principalement à la question nationale que la destruction des livres a soulevée dans l’histoire moderne (le « na » du nazisme). Plutôt, il s’agira d’actualiser la question de l’autodafé et de « ce que peut la littérature » par ce prisme national exemplaire.

2.1 Le « Livre » : pure culture

L’idée d’une littérature nationale figure d’abord, si l’on cherche à résumer, l’histoire de la nation comme une réelle mouvance qu’elle détermine, projectivement ou rétroactivement : elle laisse le champ à une interprétation. Une interprétation d’autant plus capable d’actualiser diversement l’histoire qu’elle est fictive, décalée à tout le moins, car le cours de son écriture se veut autonome et parallèle au cours du temps qui, lui, est irréductible. Brûler la littérature, c’est ainsi désactiver le temps dynamique, multidimensionnel qu’elle a créé, un temps comme pourvu d’une profondeur, un temps fonctionnant comme un puits. Il s’agit bien de tarir une source, pour qu’une filiation cesse.

Cela est lié à ce qu’un autre psychanalyste, Gérard Haddad cette fois, a simplement désigné comme le « Livre », qui est une forme reprenant la notion lacanienne de Nom-du- Père et celle de Père symbolique freudienne. L’idée d’un Livre symbolique lui paraît plus juste, en effet, que des notions d’ordre sexuel ou anthropologique seules pour expliquer la réalité collective de la filiation, proprement culturelle :

Le livre, quant à lui, occupe une place singulière dans l’ordre culturel. Toute autre forme d’art prend son départ mimétique d’une manifestation naturelle : la musique du monde des sons et des bruits, la peinture de celui des couleurs et des lignes. Le livre n’a par contre aucun répondant dans l’ordre des objets naturels. Il n’émerge d’aucun miroir. […] En un mot il est pure culture14.

Pour Haddad, cela est une évidence : l’écriture est une façon d’atteindre l’ordre symbolique, de le corriger s’il y a lieu, du moins d’en affirmer une filiation certaine. De même, l’auteur, figure paternelle, met au monde son texte, s’approprie l’ordre symbolique duquel se réclame l’ordre interne particulier du livre qui, ce faisant, le restitue extérieurement et en assure la transmission. Le Livre tel que le conçoit Haddad est donc à la fois symbole du Père et symbole du Fils, à la fois ancêtre et embryon : il est « pure culture15 ».

2.2 Molière libéré du roi ?

Nous aurions pu utiliser cet angle d’approche plus tôt pour déterminer ce à quoi s’attaque l’autodafé, mais il importe de comprendre à présent, grâce à cela, ce qui entre en jeu dans le fait de condamner cet acte et de lui donner le statut de tabou, c’est-à-dire lorsque la défense devient accusation et rétribution. Si l’on comprend, sur un plan national, l’institution de la littérature comme un geste d’une aussi grande importance que la fortification d’un lieu stratégique, par exemple, on comprend le sens que prend alors le « canon » littéraire d’une nation donnée. En fait, cette équivalence qu’établit ma métaphore militaire est à prendre au pied de la lettre, nous apprend l’historienne Rebecca Knuth, car c’est historiquement ce qui s’est produit en France. À la suite de la destruction de livres « d’importance nationale » pendant la Révolution, ces derniers furent en effet institués tels par des législations spéciales rendant la littérature « propriété commune de la nation », pour qu’elle échappe à la fureur des vandales qui saccageaient tout symbole de la culture noble16.

On le comprend, cet acte législatif à lui seul n’a pas pour objet la restauration effective de la monarchie en France pour autant. Son intérêt réel est plutôt de préserver un esprit national, une certaine essence française, et autrement dit, comme il s’agit de la révolution d’une classe pour son propre profit et non d’un renversement social exhaustif (si cela même existe), de conserver une tradition d’abord et avant tout. Malgré la radicalité de l’acte révolutionnaire en question, en effet, Molière demeurera aussi important pour la France que sera rejetée à l’époque la royauté, qui commandait pourtant ses œuvres.

En rapport à son passé ou son avenir, cette notion de « Livre » lie précisément l’économie symbolique d’une culture avec un temps qui devient le sens de son historicité, et c’est en lui (ou plutôt en « Lui ») que sont promulguées les lois véritablement essentielles d’une société, bien plus que, symboliquement il va sans dire, dans une assemblée constitutionnelle par exemple. Cela étant, une nation aura tôt compris l’importance d’étudier ses textes pour se donner sens : accédant à l’espace symbolisant qu’est sa langue, elle y puise les idées qui, appliquées, feront sa durée et sa substance qui lui paraît intrinsèque. Si le Talmud, consignation écrite des lois orales du judaïsme, est brûlé, son destinataire sera en droit alors de se poser une question essentielle : « Serai-je encore Juif ? »

2.3 Le livre comme unité

Dans la sphère de la culture immanente, le livre, avec minuscule, est donc le Fils, la progéniture, l’idée que l’on a souvent retrouvée dans la littérature du XXe siècle d’une génération produite, d’une époque, d’une période, d’un courant. C’est l’objet-miroir qui renvoie au Livre ; autrement dit la matière portant la trace de l’esprit, le temps de ce qui le transcende et en dicte le cours, le corps de l’âme.

À la suite de la fin précoce de la dynastie Qin, rapporte encore Polastron, un travail immense de thésaurisation, analyse et copie des textes restants s’est organisé en Chine pour renouer avec le passé réel, qu’aucun changement de dynastie ne pourrait effacer17. Le thésaurus dont il est question ici indique l’importance unitaire des livres dans l’échelle de la culture ; il est en quelque sorte l’ancêtre du canon littéraire. Ainsi le canon consacre les œuvres pour que se règle sur eux une institution. Il est un conservatisme qui, des livres, a le souci conscient d’instituer un Livre. Mais ce Livre, s’il est élaboré consciemment, demeure- t-il juste ? Curieusement, la création d’un canon littéraire a pour conséquence justement de détacher de l’histoire les œuvres qui en font partie : elles sont désormais d’« immortels chefs-d’œuvre », ou les traces d’une « précieuse sagesse ou science » antérieure. Ainsi, la « Renaissance » est une époque marquée par les découvertes majeures, dont la relecture des textes antiques qui avaient été perdus, et qui formaient à nouveau enfin les critères de référence culturels. Soudainement, l’Europe redevenait l’enfant légitime de la culture gréco-romaine, en filiation directe avec elle, sa conséquence naturelle en quelque sorte ; elle l’avait seulement oublié depuis le temps, dans une période de noirceur. Heureusement, les Arabes étaient là et avaient préservé ces textes patrimoniaux pour eux, en particulier !

2.4 Principes électifs de l’institution

L’étude des littératures d’après leurs canons, par opposition à une étude dialectique, comparée ou même chronologique des œuvres, permet de définir au sein de l’institution académique les traits déterminants d’une certaine transcendance nationale, ou à tout le moins identitaire. C’est le mandat, par exemple, de l’Académie française de fixer et de normaliser la langue, donnant aux « meilleurs auteurs », d’après le vote de leurs pairs, le droit de décider même de la signification et de l’existence des mots. Ce canon promu par le corpus scolaire national — et d’autant plus consolidé que l’éducation elle-même est devenue, institutionnellement, un principe normatif national — cherchera à comprendre chacune des œuvres qui le composent en ces termes : « Voici une œuvre ayant réactualisé en son temps le rapport qui nous unit depuis toujours, en fait, à l’esprit de notre culture. » Ce qui est toujours vrai lorsque les prix et récompenses littéraires, auxquels les éditeurs soumettent habituellement leurs meilleures publications dans l’espoir d’un profit évident, visent à s’affranchir ensuite de telles contraintes économiques et à s’institutionnaliser mondialement, en un désintéressement philanthropique. Prenons le prix Nobel chargé de récompenser ce qu’on a jugé, dans quelque domaine précis, « symboliser un bénéfice pour l’humanité » ; dans la littérature, ce qu’on a jugé traversé d’une essence propre à celle qui est notre humanité, et que l’auteur a ainsi propulsée, renouvelée par son œuvre originale. Ce prix prestigieux, et toute manifestation internationale dans son principe d’élection particulier, des Nations unies aux Jeux olympiques, nécessitent au préalable une délimitation du monde qui soit fonctionnelle, c’est-à-dire qu’ils doivent mettre en jeu de façon dynamique un ensemble déterminé d’éléments qui ont pour objectif, dans leur diversité, d’arriver à un but commun : en l’occurrence le Progrès de l’humanité (et « Progrès », ici, s’observe par la « Physique », la « Chimie », la « Médecine ou Physiologie », la « Littérature » et la « Paix »), la Sécurité mondiale (par une assemblée de délégués d’État), l’anoblissement de l’esprit de Compétition en l’homme (par un affrontement fraternel des pays, d’abord amateur puis professionnel).

Dans une telle tradition littéraire, pour en revenir ainsi au plan national, les livres deviennent le principe de liaison sans lequel la culture nationale serait justement inopérante, car sans forme. Faire apprendre par cœur un poème, faire lire tel roman plutôt qu’un autre, c’est consolider et intérioriser chez le citoyen une certaine image de la nation, de la langue ou de la littérature. Pourquoi ne ferait-on pas lire à un élève d’ici des contes chinois ou perses plutôt qu’européens, par exemple ? Parce qu’il n’est pas né là-bas, et que ces cultures lui paraîtront forcément étrangères ou inaccessibles. Certes, c’est une réponse plausible, mais qui ne constitue pas une « preuve » du bien-fondé de la chose. Les différences entre les cultures ne sont pas en effet essentielles (sinon on parlerait encore de races), mais bien plutôt des constructions sociales qui ne sont donc pas applicables à l’enfant au début de son éducation. Le canon littéraire est donc une mesure qualitative de la culture qui en consacre les normes de performance. C’est une mesure pour la préserver de ce qui lui est proprement intangible et pour établir ainsi sa maîtrise symbolique sur la nature, donc de l’appris sur l’inné.

2.5 Malédictions et dictatures

Lorsqu’est considérée la destruction des livres, Rebecca Knuth fait remarquer à quel point la question nationale se rapproche justement, parfois, de celle des identités religieuses18. Résurgence de la pensée mythique, qui suppose une orchestration divine de la nature, au sein d’un processus d’identification nationale ? Sans doute le livre, qui supplée à cela dans le monde moderne désacralisé, est devenu ainsi une unité économique de premier ordre dans l’eschatologie des histoires nationales, d’où sa destruction comme un « patterned behavior » tout au long du XXe siècle. En ce sens il est tout à fait compréhensible que ce geste se soit systématisé durant ce siècle, qui a vu culminer les impérialismes nationaux du siècle précédent et les théories nationales et internationales se chargeant de les éliminer, jusqu’aux résultats que l’on connaît : l’affrontement direct et la guerre totale.

C’est ainsi que l’autodafé devient, pour Gérard Haddad, le foyer conceptuel d’une réflexion sur le racisme. Il conclut en effet que le racisme est réellement la haine inconsciente de sa propre culture, la peur de la « désubjectivation » par la preuve de la relativité de son Livre qu’amènerait le contact de l’Autre. Le Livre n’est plus alors absolu mais faillible et source d’insécurité19. En l’occurrence, il devient un véritable canon pour protéger l’intégrité d’une forteresse toute culturelle. Conséquemment, si les nazis s’en sont pris d’abord à leurs propres livres, cela n’a rien d’anodin. Endetté, humilié, appauvri, le peuple allemand a dénoncé ce qu’il a perçu dans sa propre histoire comme l’ayant mené à sa perte : un autodafé comme celui du 10 mai 1933 est la consécration d’une aliénation culturelle totale. « Oui, nous sommes Allemands ; ce sont tous ceux-là avant nous qui ne l’ont pas été réellement. » Le rituel du bûcher répond, en effet, à la nécessité manifeste de contrôler le monde entier pour neutraliser tout facteur extérieur qui en déterminerait l’histoire. « La destruction sacrificielle des livres constitue une malédiction pour les générations à venir, terme à prendre à la lettre. “J’ai mal dit”, énonce dans son acte le sujet du livre détruit20. » Pour employer différemment la phrase de Haddad : les Allemands des années 1920 et 1930 vivaient sous le diktat, et c’est précisément à la lettre qu’il faut comprendre cela.

En guise de conclusion… vers un prochain siècle

On dit souvent de l’œuvre de Kafka qu’elle est emblématique de ce malaise de civilisation typique du XXesiècle, et sans doute le fait qu’il ait souhaité la détruire au seuil de la mort n’y est pas étranger. De quelle angoisse ce maître de l’ironie moderne a-t-il été pris au moment de décider cela, si ce n’est peut-être celle, toute simple, de la gloire, du succès consacré, de se voir possiblement intronisé dans quelque temple — celui de l’histoire tchèque ou de la littérature de langue allemande —, celui du malaise ou de l’angoisse moderne encore ? Il y a vingt ans de cela, si vous me permettez une dernière parenthèse, chutait le mur de Berlin, et incidemment bien d’autres murs, que défendaient maints canons. À partir de là, serions- nous en mesure d’affirmer que nous assistons depuis à un changement de la donne ? La migration massive et la diversité culturelle de la transhumance moderne, née des conflits croisés de tant de dogmes, font se mouvoir les identités, les littératures, s’hybrider les schèmes ; le XXIe siècle s’annonce ainsi peut-être comme une reformulation laborieuse de notre rapport à la Loi qui, d’ailleurs, est à la fois le protagoniste et la question principale du fameux Procès de Kafka. Comment se formulera l’identité de sociétés métissées inédites ?

Il suffit d’un simple coup d’œil à l’actualité mondiale pour constater que cela occupe déjà une grande part des débats constitutionnels et légaux des anciennes puissances coloniales, tout autant que des pays dont la structure s’est profondément transformée à leur contact. La période où les métropoles imposaient directement leurs armes en même temps que leur culture se terminant en surface, qu’en reste-t-il alors de leurs canons ? Cette question en appelle à une problématisation de l’histoire littéraire du point de vue de la mise en circulation de ses œuvres — de ce pour quoi la littérature a œuvré. Car problématiser l’intertexte signifie observer les mouvements historiques de la littérature et mieux saisir son sens au sein de l’économie symbolique des sociétés, et conséquemment le sens que prennent ces sociétés dans leur rapport entre elles. Mettre ensemble en un rapport dynamique ce qui, dans le textuel, détermine la valeur de tout individu et de tout ensemble regroupé, cette valeur qui n’est ni quantifiable ni qualifiable, mais uniquement problématisable, cela, sans doute, est l’objet essentiel des littératures, et j’oserais dire : des humanités.

Bibliographie

  • BACHELARD, Gaston, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard (Idées), 1976, 184 p.
  • EINBINDER, Susan, Trial by Fire : Burning Jewish Books, Kalamazoo, Medieval Institute Publications of Western Michigan University (Lectures on Medieval Judaism at Trinity University : Occasional Papers III), 2000, 35 p.
  • ELIADE, Mircea, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, 251 p.
  • HADDAD, Gérard, Les biblioclastes. Le messie et l’autodafé, Paris, Grasset (Figures), 1990, 233 p.
  • KNUTH, Rebecca, Burning Books and Leveling Libraries, Westport, Praeger, 2006, 233 p.
  • POLASTRON, Lucien X., Livres en feu. Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, Paris, Denoël, 2004, 430 p.

Notes de bas de page

  1. Lucien X. Polastron, citant l’édition du Temps du 12 mai 1933 dans Livres en feu. Histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, Paris, Denoël, 2004, p. 217.
  2. Id., citant L’Illustration.
  3. Ibid., p. 221. (C’est moi qui souligne.)
  4. Cf. l’avant-propos de Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard (Idées), 1976, p. 9-16.
  5. Gaston Bachelard, op. cit., p. 19-20.
  6. Polastron souligne à cet égard l’ordre initial d’Hitler ayant permis de rassembler les livres sacrifiés du 10 mai : lancé le 2 février 1933, il précise que « toute publication contenant des informations inexactes est interdite ». Lucien X. Polastron, op. cit., p. 216.
  7. Gaston Bachelard, op. cit., p. 35.
  8. Léon X. Polastron, op. cit., p. 218.
  9. Ibid., p. 113.
  10. Gaston Bachelard, op. cit., p. 70.
  11. L’exemple de l’Inquisition espagnole donne en effet beaucoup à réfléchir à cet égard : « Le 18 décembre 1499 on baptisa […] de force trois mille musulmans qui furent tenus d’apporter avec eux tous leurs livres afin de les voir brûler sur la place Vivarrambla à Grenade […]. » Lucien X. Polastron, op. cit., p. 144.
  12. Ibid., p. 14.
  13. Susan Einbinder, s’intéressant aux autodafés des livres juifs, tire d’un fait historique où le Talmud était attaqué un exemple tout à fait fonctionnel de cela : « Without it, Jewish life could not survive. The burning of the Talmud was a burning of the Law itself, a tragedy of unspeakableproportions even in the light of the human losses of those years. » Susan Einbinder, Trial by Fire : Burning Jewish Books, Kalamazoo, Medieval Institute Publications of Western Michigan University (Lectures on Medieval Judaism at Trinity University : Occasional Papers III), 2000, p. 6.
  14. Gérard Haddad, Les biblioclastes. Le messie et l’autodafé, Paris, Grasset (Figures), 1990, p. 231.
  15. « [Le] Livre est la matérialisation du Père symbolique freudien “cannibaliquement” dévoré dans l’identification primaire. Par cette incorporation le sujet acquiert le sentiment imprescriptible d’appartenir à une famille humaine, à un peuple. » Ibid., p. 14.
  16. Rebecca Knuth, BurningBooks andLevelingLibraries, Westport, Praeger, 2006, p. 4.
  17. Lucien X. Polastron, op. cit., p. 115.
  18. « In Bosnia, for example, the destruction of Muslim books and libraries by the Serbs in the 1990s, while an expedient function of rampant nationalism, was linked also to religious extremism. » Rebecca Knuth, op. cit., p. 13.
  19. Gérard Haddad, op. cit., p. 146-147.
  20. Gérard Haddad, op. cit., p. 162.

Ce que peut la littérature

Revue Chameaux — n° 2 — automne 2010

Dossier

  1. Présentation du dossier

  2. La littérature et le pouvoir

  3. Dire la complexité du réel. Entretien avec Pierre Nepveu

  4. Où donc se cache le littéraire ?

  5. Comme une odeur de brûlé... Pour une histoire compréhensible de la destruction des livres

  6. Mozart, professeur de théâtre

  7. La littérature est un non-pouvoir

  8. Raisons de vivre heureux

  9. Poétique de la traduction. Entretien avec Tatiana Mogilevskaya et Alexandre Sadetsky

  10. Ce que peut le roman noir

  11. La littérature ?

  12. Variantes des règles du « Jeu du critique et du poète »

  13. L’espace théâtral de Jean-Philippe Joubert : expression, ouverture et engagement

  14. L’ « homme agonique » n’est pas un homme qui s’éteint

  15. Théâtre, lecture et « extrospection »

  16. Le bonheur d’un « gars de livres »

  17. Entrevue à grande vitesse avec Maurice G. Dantec