Au nom du Père

Par Sophie Benoit — Amalgames. Les auteurs écrivent au bâton de colle

Ce texte est un collage de trois segments qui racontent l’histoire d’une enfance sous la domination du père et l’influence d’un épisode de la Fête-Dieu sur le devenir adulte de trois enfants. Il est inspiré de personnages qui se trouvent sur la toile de Jean Paul Lemieux, La Fête-Dieu à Québec : le petit garçon assis sur un canon, la fillette en jaune agenouillée près du chemin, et un enfant au chandail vert, dans le coin inférieur gauche de la toile. Ce texte a été présenté au Musée national des beaux-arts lors de la Nuit de la création du 26 mars 2009.

1928

Papa, te rappelles-tu cette matinée ensoleillée de mai où nous avions assisté, avec maman, au défilé de la Fête-Dieu ? J’avais sept ans, presque huit. Tu m’avais déposé bien haut sur un canon, parce que j’étais trop petit pour tout voir quand j’étais au sol. Maman ne trouvait pas ça drôle mais toi, tu riais.

J’ai mis des chaussures cirées, des habits propres. Maman porte une jolie robe dorée et son grand chapeau blanc. Papa a enfilé son veston et son chapeau du dimanche. Et ils m’ont donné des sucres d’orge, c’est jour de fête ! En sortant de la maison, j’entends la fanfare. La fanfare ! Le tambour, ratatam tam ! On descend la rue, je marche devant. C’est moi qui mène ! Je joue du tambour avec deux morceaux de bois, en frappant l’air devant moi. Rataplatatam ! Papa et maman rigolent, derrière. Je continue à battre la mesure jusqu’à ce qu’on arrive au parc des Canons. Les canons ! Ils sont noirs, grands, durs ! On peut grimper dessus, ou faire semblant de tirer sur les bateaux dans le fleuve. Maman dit que ce n’est pas gentil de faire mal aux gens, mais papa, lui, il dit que quand c’est pour se défendre, alors on a le droit. On entend la fanfare se rapprocher, et papa m’installe sur le canon, pour que je voie mieux. Je regarde sagement le défilé, au début c’est pas terrible, on ne voit que des vieux messieurs en noir, et des petits garçons en blanc, très sérieux. Mais après c’est bien, il y a le tambour ! Ranplan tamtam ! Je tape sur le canon avec mes bouts de bois pour faire du bruit : moi aussi je peux jouer du tambour ! Et après le tambour, des soldats ! Le soleil fait des étincelles sur les fusils, et leurs habits sont noir et rouge, rouge comme mes sucres d’orge. C’est beau ! Et on entend toujours les coups du tambour qui guide la parade. Le garçon au tambour, c’est le plus fort de tous.

Maman n’aimait pas me voir sur le canon, tu te souviens ? Elle geignait, disait que ça lui rappelait trop la Grande Guerre où tu avais combattu, et combien elle avait eu peur alors de ne jamais te revoir. Tu disais que maman n’était qu’une faible femme parce qu’elle n’aimait pas la guerre. Mais toi, tu rêvais encore des honneurs du champ de bataille. En cachette, tu me racontais les exploits des soldats. Je n’étais qu’un gamin, mais je songeais déjà à la gloire de combattre pour la patrie.

En 1942, comme tu as été fier, papa, de voir ton fils endosser l’uniforme et partir se battre pour la paix ! Et j’étais aussi fier que toi. Je bouillais d’orgueil, et toutes les larmes de maman ne m’ont pas empêché de partir à grandes enjambées pour suivre le tambour des soldats. Comme toi, papa, je suis devenu militaire. Les canons, maintenant, je ne m’en sers plus pour envoyer des décharges imaginaires vers Lévis : aujourd’hui, ce sont de vraies personnes qui tombent sous les tirs de mon artillerie. L’espiègle petit garçon aux sucres d’orge, il est mort en moi depuis longtemps.

*** 

1940

Maman, est-ce que je t’ai déjà parlé de papa ? De mon père, pas de ton époux. Cet homme qui achetait lui-même mes vêtements pour m’habiller, comme une poupée, et me déshabiller ensuite, comme une catin. Cet homme, tu ne le connais pas, toi qui pensais qu’il m’emmenait en promenade parce qu’il m’aimait, alors qu’il me sortait de la maison et m’éloignait de toi parce qu’il me désirait. Maman, dis-moi, as-tu déjà soupçonné son existence ? Je crois que non. J’ai toujours été convaincue que non. Pauvre maman. Si tu avais deviné quel être abominable était ton mari, l’aurais-tu quand même aimé jusqu’au tout dernier moment de sa misérable vie ?

– Papa, où on va ?

– On pourrait aller au parc, tu en dis quoi, ma chérie ? Ou se balader sur les Plaines ? Tu aimes bien te promener et voir le fleuve !

Papa est très gentil, il s’occupe bien de moi. Maman est trop fatiguée, qu’il me dit, alors c’est lui qui fait tout. Il n’a pas de travail, il a le temps ! Souvent, on sort de la maison pour marcher un peu. Papa me fait visiter toutes sortes d’endroits, souvent dans la nature. On ne va pas dans les musées comme mon amie Camille et sa mère. Papa dit que c’est parce qu’il préfère être seul avec moi. Il me prend par la main, et parfois, il me tient dans ses bras, avec une main sous les fesses pour bien me soutenir, pour traverser les flaques d’eau ou les ruisseaux. Je n’aime pas vraiment ça, ça me fait tout drôle, mais lui il rit, et me dit : « Je suis un vrai gentleman, hein ? » alors je ris aussi.  Souvent, il caresse mon visage et m’embrasse. Il m’aime !

Aujourd’hui, en tournant le coin après la maison, on a entendu la fanfare, et j’ai décidé que je voulais voir la parade. Papa n’a pas eu l’air très content, mais parce que je suis sa princesse, il a dit oui. On a marché vers les chants, je me suis placée tout au bord de la route pour bien voir. Papa, lui, est resté derrière, dans l’ombre. Sûrement parce qu’il faisait chaud ! Dans le ciel immense, le soleil tapait dur. Heureusement, j’avais mon chapeau !

Je me suis assise dans l’herbe près du chemin. Le gazon était long, c’était doux et frais. Quand les prêtres ont défilé devant moi, je me suis agenouillée pour prier, et les brins d’herbe se sont placés sous mes genoux pour me faire un tapis moelleux. L’un des religieux m’a souri en me faisant un signe de tête. Son sourire était brillant, plus chaleureux que celui de papa. Ça m’a fait bizarre, comme un frisson, mais c’était agréable. Puis il y a eu une procession de fillettes. Des enfants de mon âge, qui paraissaient si heureuses et sereines, dans la paix du Christ ! J’ai pleuré, un peu, les larmes ont glissé en chatouillant jusqu’à ma bouche, et le soleil a tout séché. Heureusement, parce que papa n’aime pas trop quand je pleure. En souriant, j’ai tourné la tête vers papa, comme pour lui montrer que j’étais une grande fille et que je ne pleurais pas, et j’ai vu ses yeux sévères, presque méchants, qui me regardaient. J’ai eu peur, un peu.

Quand on a quitté les lieux de la parade, papa m’a serré très fort la main en me tirant vers la maison. Ça faisait mal, mais je n’ai rien dit. Près de chez nous, il m’a poussée contre une porte fermée, dans une ruelle, il a remonté ma robe et a mis sa main dans ma culotte. J’ai voulu crier, mais il a mis sa main sur ma bouche. Je l’ai mordu, il m’a frappée, encore, et encore. Je pleurais, je ne pouvais pas me retenir, et au loin, j’entendais sonner les cloches de l’église. J’ai prié Dieu de m’aider. Papa détachait ma robe, me touchait partout, ses doigts me caressaient dans ma culotte. J’ai repensé à la parade, et j’ai prié.

J’ai décidé, alors, de changer de père. Tu sais, maman, en voyant passer tous ces gens qui avaient fait vœu de chasteté – même si, alors, j’ignorais ce que cela signifiait –, et en contemplant l’allégresse des femmes qui marchaient pour la grâce de Dieu, j’ai su que c’était là que je trouverais mon salut. Tu n’as jamais compris, maman, pourquoi j’entrais dans les ordres. Maintenant tu sais.

***

1950

Papa, te souviens-tu ? C’était une de ces journées où le ciel est si intensément bleu, où les nuages semblent doux et moelleux. Les robes des fillettes étaient jaunes ou roses, les maisons, bariolées, éclataient d’ocre, de rouge, d’orangé, de bleu et de vert sur le trajet de la parade. Je respirais profondément l’odeur neuve du printemps. Je n’avais pas assez alors de mes deux yeux, je voulais tout voir ! Mais tu me pressais, tu pestais contre cette vaine procession, faussement pieuse. Tu regardais ta montre en comptant les minutes précieuses que nous perdions. Tu me laissais si rarement quitter mes livres d’étude, papa, il a fallu que maman intervienne pour que j’aie le droit de m’évader pour cette seule petite heure.

En bas de la côte, on a le temps de bien voir arriver la parade. En premier, les petits garçons descendent lentement, blancs et lumineux. J’agite bien fort le petit drapeau bleu, blanc et rouge que grand-mère m’a donné ce matin pour saluer les copains. Puis, c’est le tour des évêques et des curés de défiler, tous vêtus de noir. J’en reconnais plusieurs : le curé Ambroise, le vicaire André, et même l’archevêque, Monseigneur Roy. Maman, qui est catholique et qui m’emmène à l’église tous les dimanches, me les a présentés. Même que parfois, depuis que j’ai fait ma première communion, c’est moi qui sert la messe à l’église ! C’est bien, servir la messe, parce qu’on voit les gens, on voit ceux qui trichent et qui ouvrent les yeux pendant la prière, on voit ceux qui se trémoussent sur leur siège, et ceux qui essaient de rester réveillés pendant le sermon de monsieur le curé.

Et puis vient l’encensoir : ça se met à sentir bon partout autour. C’est l’odeur de la foi, l’odeur de Dieu, l’odeur que maman rapporte avec elle de l’église, tous les dimanches. Maman sent bon comme Dieu !

Après les religieux, c’est la parade des filles. Il y a Angèle aux tresses rousses, qui joue parfois avec moi, et Catherine, la jolie voisine qui a un écureuil apprivoisé, et d’autres filles que j’aime bien. Elles sont gentilles avec moi. Je leur fais des signes de la main. C’est si beau de les voir ainsi, toutes vêtues de la même façon, comme des poupées !

Je voulais participer au défilé, le curé me l’avait proposé. Papa a dit non. Monsieur Ambroise et lui ne s’entendent pas très bien, je le sais. Papa, lui, il est athée. En général, quand mes parents se disputent à mon sujet à cause de la religion, c’est maman qui gagne. Mais il y a des moments, comme aujourd’hui, où papa a le dernier mot.

Ça a toujours été comme ça, papa. Maman disait oui, tu disais non. Ce matin-là, j’aurais tant voulu me joindre au défilé, tu sais ! Mais tu m’as retenu, et je n’ai pas résisté. Je suis resté avec toi, malgré ma déception. Je ne voulais surtout pas que tu regrettes de m’avoir accordé ce moment de liberté. Et ça a continué, tout au long de mon adolescence. Je faisais tout pour que tu sois fier de moi. J’en faisais trop, mais pour toi ce n’était jamais assez.

Et puis j’ai grandi et j’ai souhaité être un artiste. Je voulais peindre toutes ces couleurs en moi ! En colère, tu m’as encore retenu auprès de toi, tu as orienté mes études et a fait de moi un banquier. Ton seul et unique fils devait être un homme du monde, viril et influent. Papa, étais-je pour toi un fils ou une marionnette destinée à combler tes ambitions et à accomplir tes rêves déçus ? Tu sais, quand maman m’a annoncé ton décès, je n’ai pas pleuré. J’ai soupiré de soulagement. Je revoyais enfin briller le soleil que ton ombre m’avait si longtemps caché. Aujourd’hui, je viens te rendre un dernier hommage, un dernier adieu. Tu n’es plus là pour me retenir, maintenant je peux vivre. Aujourd’hui, je me sens libre. Libre de vivre, enfin, ma propre vie.