Le contorsion rhétorique de l'artiste au féminin : investir les limites de l'Autre pour être vue

Par Karine Gendron — Compte-rendus

Ouvrage recensé : WROBLEWSKI, Ania, La vie des autres. Sophie Calle et Annie Ernaux, artistes hors-la-loi, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal (Espaces littéraire), 2016.

Tiré de sa thèse doctorale, La vie des autres. Sophie Calle et Annie Ernaux, artistes hors-la-loi (2016) d’Ania Wroblewski exemplifie par les œuvres de l’écrivaine Annie Ernaux et de la plasticienne Sophie Calle « l’avènement dans la littérature et l’art français d’une esthétique du crime qui est peu exploitée par les femmes » (p. 12). Mentionnant d’abord dans la présentation de ses travaux un intérêt plus marqué pour L’hôtel (1985) de Calle et Usage de la photo (2005) d’Ernaux (et Marc Marie), Wroblewski développe son argumentaire en s’attardant davantage à leurs œuvres plus controversées. Ce détour découle sans doute de l’analyse posturale qu’elle adopte, laquelle définit la posture artistique par une co-construction dynamique impliquant l’analyse interne de l’œuvre conjuguée à l’étude de ses mises en scène dans le social, de sa promotion publique (entretiens, prix, biographie) et de la trajectoire auctoriale (Meizoz). Les œuvres les plus ébruitées dans les médias s’avèrent sans conteste plus fécondes pour repérer la figure d’« artiste hors-la-loi » chez Ernaux et Calle. « Par une analyse de la façon dont [elles] abordent, remettent en question et brisent les tabous moraux et sociaux qui continuent à encadrer et restreindre la production culturelle des femmes » (p. 23), cet ouvrage montre comment ces créatrices s’assurent un « capital de visibilité » (Heinich) dans un champ culturel restreint qui associe généralement la visibilité de la femme artiste à l’art populaire.

Le premier chapitre replace les œuvres de Calle et d’Ernaux dans le contexte culturel français des années 1980. Leur esthétique se situe au croisement des mouvements de valorisation du quotidien des années 1950 à 1980, des manifestations féministes de 1960 à 1970 – avec le Mouvement de libération des femmes qui fait entrer le privé dans le politique – et de la théorisation de l’autobiographie (Lejeune) et de l’autofiction (Doubrovsky). En effet, elles s’occupent de petits détails de la vie privée, explorent les enjeux du désir féminin et entretiennent un rapport distant et critique avec l’objet de leur création (p. 32). Les chapitres suivants exposent les qualités transgressives de leur production. Calle et Ernaux franchissent notamment les limites de la vie intime lorsque les photographies exhibées dans leurs œuvres sont obtenues illégalement ou dévoilent l’aspect privé de la sphère conjugale. Ces photos adoptent aussi une esthétique du crime : les pièces représentées dans L’hôtel ou dans L’usage de la photo se trouvent dans un grand désordre et suggèrent une bagarre. Leur œuvre connote explicitement la vie sexuelle et offre « un aperçu non autorisé de la vie privée » (p. 19). De plus, elles font du lecteur-spectateur un voyeur complice. Dans cet ordre d’idées, la figure de l’artiste masculin bourgeois objectivant est réinvestie par ces artistes qui s’érigent en sujet féminin regardant (chap. 2). Le schème de l’amoureuse en victime, critiqué par Simone de Beauvoir pour son assujettissement au regard masculin, est aussi repris à des fins critiques par Calle et Ernaux, qui se dessinent toutefois elles-mêmes sous ce visage (chap. 3). Finalement, Wroblewski montre qu’elles échappent aux interprétations stéréotypées en dirigeant les lois interprétatives de leur texte par la récupération de ces critiques.

L’auteure repère dans ces différentes stratégies la transgression d’une lecture genrée et morale des critiques :

Se servir du « look » du crime dans une œuvre d’art relève d’un choix très précis, notamment celui d’inscrire cette œuvre dans la tradition masculine du roman noir où les héros machos, résolus, poussés par l’amour-propre ou par leurs valeurs conservatrices, se mettent en péril pour arrêter les coupables et rétablir l’ordre dans la société, et où la femme est celle qu’il faut secourir, celle qu’on finit par tuer, ou celle, anormale et criminelle, qui est la pire de tous les malfaiteurs (p. 18).

Au terme « criminelle », péjoratif lorsqu’associé aux actes féminins répréhensibles, Wroblewski préfère pour désigner ces artistes celui d’« hors-la-loi », signifiant « hors les paradigmes normatifs qui limitent la liberté de création au féminin » (p. 25). L’élasticité du concept choisi reflète la contorsion rhétorique de ces artistes pour éviter l’interprétation stéréotypée de leur œuvre.

La création féminine « hors-la-loi » : un jeu de miroir avec la critique

Wroblewski considère que les femmes artistes et intellectuelles ne choisissent pas d’être lues en criminelles, ce qualificatif provenant selon elle d’une position stéréotypée des critiques dès lors que des auteures thématisent la sexualité ou la violence dans leurs œuvres. Elle s’engage alors à traquer les accusations d’indécence, d’impudeur et de transgression par la critique :

La réception journalistique et universitaire compliquée des œuvres de Calle et d’Ernaux est révélatrice du fait qu’il existe encore aujourd’hui une limite morale assez rigide qui circonscrit non seulement le contenu d’une œuvre d’inspiration autobiographique, mais aussi la posture que peut adopter l’écrivaine ou l’artiste livrant son histoire et ses expériences à ses lecteurs-spectateurs (p. 38).

À cet effet, Wroblewski entend que le caractère sexuel, pathologique ou déviant attribué aux œuvres d’Ernaux et de Calle relève de préjugés qu’elles réinvestissent pour prendre la critique à son propre piège. Par exemple, dans Les dormeurs (1979), Calle demande à 30 personnes de se relayer l’occupation de son lit pendant neuf jours alors qu’elle documente l’expérience par des questions qui les poussent sur la voie de l’érotisme. Le propos sexuel est toutefois abordé par les sujets de la représentation et ne peut être attribué directement à l’artiste. Wroblewski compare cette responsabilité en retrait à celle d’Ernaux quant à sa réception lettrée. Isabelle Charpentier montre que la critique accuse Ernaux d’obscénité (p. 53) lorsqu’elle exhibe dans Passion simple (1991) sa liaison charnelle avec un homme marié. L’écrivaine répond aux accusations « en déclarant sa volonté de faire face aux préjugés sexuels et de les combattre » (p. 54), renvoyant de fait aux lecteurs leurs propres préjugés. Pour expliquer l’indifférence à l’égard de Se perdre (2001), journal publié dix ans plus tard avec des détails sexuels plus crus, Wroblewski demande : « [s]erait-ce car c’est elle-même qu’Ernaux compromet dans Se perdre alors qu’avec Passion simple, c’est la littérature, l’institution et les critiques, qu’elle met en péril? » (p. 59) Elle conclut en affirmant « un certain sexisme et un élitisme qui existent au sein des mondes littéraires et artistiques francophones » (p. 61-62).

Pour détourner ces stéréotypes sur la création féminine, Wroblewski montre que Calle et Ernaux réinvestissent notamment la figure du flâneur, définie par Charles Baudelaire et pensée par Walter Benjamin comme celle d’un marcheur observant le monde au hasard avec nonchalance pour puiser la matière de ses créations. L’auteure soulève que, « [d]’après Susan Buck-Moss, il se dégage très clairement de l’étude de Benjamin un premier portrait de la femme qui ose se promener seule en ville : “La prostitution était en effet la version féminine de la flânerie” » (p. 73). Il s’agit déjà d’une transgression et d’un geste critique lorsque Calle et Ernaux reprennent cette figure masculine puisqu’elles font de la marche une exigence d’observation de la vie quotidienne et une manière de s’impliquer dans le monde représenté au lieu de l’exposer de surplomb avec détachement. Wroblewski note que la figuration du social chez l’une comme chez l’autre risque d’influencer directement la vie de ceux qu’elles traquent et qu’elles mettent en scène dans leurs œuvres. Elles évitent les accusations possibles en se justifiant par la poétique même de leur projet artistique. Chez Ernaux, ce danger d’intervenir sur la vie d’autrui est expliqué lorsqu’elle montre son regard subjectif et imparfait : « [e]n même temps que les textes d’Ernaux traduisent une certaine authenticité du réel, ils laissent deviner l’œil impitoyable et péremptoire de l’écrivaine-critique, son œil qui juge librement et même parfois gratuitement » (p. 89). C’est à partir de cet aveu, selon Wroblewski, que la critique peut nuancer la fidélité de l’image représentée par rapport au sujet de la représentation. L’esthétique de Calle la positionne de manière paradoxale puisque « [c]achée derrière l’objectif de sa Leica, elle semble toujours avoir la fausse impression de regarder et d’inventorier sans influencer le déroulement des choses, tel le flâneur » (p. 105), en même temps qu’elle effectue « des promenades non seulement pour exercer un pouvoir sur ses sujets, mais aussi pour affirmer la légitimité de sa présence dans l’espace public, lequel, selon les convenances, ne lui appartient pas. Elle surveille pour contrôler ; elle surveille pour créer » (p. 107). Puisqu’on ne la voit pas suivre illégalement les sujets de ses photos, « la nature clandestine de ses projets est facilement voilée par l’artiste et ignorée ou oubliée par ses lecteurs-spectateurs » (p. 114).

Ernaux et Calle compliquent également les réflexions courantes sur les rapports entre sexes. Wroblenski remarque que « c’est […] paradoxalement la question du plaisir – […] son écriture, sa mise en récit – qui permet aux écrivaines contemporaines de se moquer des règles de la bienséance et de faire exploser les contraintes sociales de la vie romantique et sexuelle de leurs précurseures beauvoiriennes. La liberté sexuelle va de pair, pour elles, avec la liberté d’expression » (p. 132-133). Les médias de masse condamnent Calle et Ernaux pour leur traitement racoleur du plaisir sexuel et du désir amoureux et l’institution littéraire les rejette parce qu’elles ne transgressent pas les stéréotypes de genres aussi directement que Despentes ou Angot (p. 136). Wroblewski rapporte ce traitement à leur figure autobiographique de victime qui permettrait à la critique de les considérer pour leur faiblesse. Par exemple, dans Prenez soin de vous, c’est sous prétexte de mettre à distance la douleur d’une rupture que Calle demande à différentes femmes d’interpréter la lettre de rupture reçue. Du côté d’Ernaux, ses premiers romans mettent en scène des jeunes femmes qui ne savent se valoriser qu’à travers l’amour et le désir d’un homme, alors que les plus vieilles, divorcées et libérées du joug conjugal, sont aussi montrées comme prisonnières des conceptions sociales du féminin. Wroblewski explique qu’« une étude soignée de la façon dont Calle et Ernaux représentent la souffrance amoureuse révèle qu’elles témoignent toutes les deux de force dans leur apparente faiblesse, force qui se joue sur la scène publique : quelle que soit leur expérience de l’amour, ni l’une ni l’autre ne montre aucun scrupule dans le récit qu’elle en fait » (p. 136-137). Exhibant ce que ne devrait pas exhiber la femme libérée, elles se libèrent de manière critique des idéaux inaccessibles du féminin et du féminisme.

Plus encore, se montrant en train de serrer le sexe masculin dans L’occupation (Ernaux) ou faisant revenir l’ex-amant pour une dernière photographie de son érection dans Histoires vraies (Calle), les artistes ne se présentent pas comme des femmes perdues, obsessives et dépendantes selon Wroblewski. Calle et Ernaux objectivent plutôt l’amant dans ce jeu de représentation où l’accent est mis sur leur sexe et sur leur biologie masculine comme c’était traditionnellement le cas pour les femmes. Si plusieurs ont vu une thérapeutique dans leur démarche, Wroblewski reste sceptique quant à cette interprétation :

Sachant que, face aux tourments amoureux contés par une femme, la critique préfère élaborer la poétique d’un nouveau masochisme féminin ou établir la théorie d’une écriture contemporaine de la souffrance […], Sophie Calle et Annie Ernaux ré-imaginent la position stéréotypée de l’amoureuse blessée pour rendre utile et critique la figure de la femme aimante et aimée beauvoirienne et pour mieux se permettre toutes les libertés créatrices (p. 170-171).

Finalement, leur plus grande libération est de refuser toute rigidité et tout préconçu de lecture sur ce que devrait être une création féminine ou féministe.

Sauter les barrières ou les pousser plus loin ?

Les analyses de Wroblewski illustrent que Calle et Ernaux ne se trouvent jamais tout à fait « hors-la-loi » puisque leur œuvre se montre sensible aux lois de l’interprétation et de la reconnaissance institutionnelle. Elles se situent à la lisière de l’acceptable dans les champs légal, institutionnel et médiatique, se positionnant là où chaque loi est en mesure de s’étirer. Wroblewski résume ainsi les stratégies poétiques des deux artistes : « [e]n élaborant leurs œuvres comme des pieuvres – dotées de tentacules gluantes qui s’emparent de tout, qui absorbent tout à l’intérieur d’elles-mêmes –, Sophie Calle et Annie Ernaux renversent le paradigme antihiérarchique par excellence de l’avant-garde, notamment celui qui édicte la dissolution de l’art dans la vie pure et simple. Pour l’artiste et l’écrivaine, l’art prime, au contraire, sur tout » (p. 225). Calle et Ernaux ne seraient ainsi pas des artistes hors-la-loi puisqu’elles restent fidèles aux lois de la création. Elles appelent toutefois à une élasticité des frontières, qu’elles s’amusent à déformer tout en les investissant au service d’une esthétique choisie.

Pour développer cette question, Wroblewski aborde la notion de parergon – désignant ce qui n’est pas structurellement inclus à l’intérieur de l’œuvre (commentaires, publicisation, ajouts éditoriaux), mais qui participe à son appréciation – afin de montrer comment Ernaux et Calle l’utilisent pour orienter les différentes lectures de leur œuvre en priorisant leur liberté de création sur les exigences morales. Si dans L’occupation Ernaux aborde son échec amoureux avec W., son récit ne vise pas à accuser Philippe Vilain qu’on y reconnaît. Wroblewski arrive à cette conclusion en complétant sa lecture avec les alentours du texte par lesquels elle constate l’absence de traces de leur relation intime dans les journaux ou les carnets d’écriture publiés par Ernaux, reléguant la figure de W. au statut d’être de papier. Sur le type de responsabilité littéraire qu’Ernaux assume, Wroblewski explique : « En préservant l’anonymat de ces personnages […] malgré son désir apparent de tout mettre en lumière, Ernaux circonscrit la portée de son texte et renforce l’idée qu’elle observe une éthique responsable » (p. 196-197), laquelle serait de dire son vécu sans se préoccuper de son impact dans le social tout en prenant des précautions pour ne déterminer personne par les portraits créés.

Sophie Calle « s’intéresse plutôt à trouver le moyen de pousser les limites du permissible en création » (p. 199) par le parergon qui exploite la perméabilité entre l’œuvre et le monde. Wroblewski montre que la stratégie de dédicace de Calle sert la vraisemblance de ses œuvres par l’échange épistolaire qui s’ensuit : « le destinataire bien ciblé est appelé à répondre ou mis au défi de le faire » (p. 201). La discussion publique entre Calle et Martial Raysse, amant mis en scène dans Douleur exquise, illustre bien ce point. Par le texte du Monde qu’il lui adresse, Raysse montre sans le vouloir que l’œuvre de Calle l’a réellement interpelé et influencé. En effet, il reprend malgré lui les règles formelles établies par Calle, notamment lorsqu’il adopte un « simulacre d’anonymat » en se gardant de mentionner le nom de l’artiste. De fait, il corroborerait la pertinence et la valeur esthétique de celle qu’il dénonce en même temps. Wroblewski conçoit ainsi le contournement du référentiel de l’œuvre : « il suffit qu’elle apporte quelques petites modifications superficielles à ses œuvres pour que ses histoires dites vraies se rangent nettement, comme le dit avec rancune Martial Raysse, sous la catégorie de la “fiction artistique” » (p. 212).

Conclusion

Wroblewski conclut que les questionnements sur la production artistique d’Ernaux et de Calle découlent d’une prise de conscience des pouvoirs concrets de l’art. Elle retourne toutefois le miroir sur la critique : « j’ai découvert qu’en même temps qu’il est indispensable de penser à la responsabilité de la créatrice, il faut aussi prendre en compte celle de la critique » (p. 235). Celle-ci tiendrait un rôle dans la chaîne de signifiance de l’œuvre en influençant l’interprétation du lecteur au même titre que les orientations esthétiques des créateurs. Le plus grand défi de Wroblewski aura été de :

résister […] à l’interprétation dominante des corpus callien et ernalien et aux buts énoncés des créatrices afin de pouvoir déceler le lien fort qui existe entre les procédés d’encadrement que l’artiste et l’écrivaine élaborent et les rôles qu’elles assument et aussi pour déchiffrer les raisons, nées du contexte sociohistorique de production et de réception, qui ont contribué à leurs prises de position singulières. (p. 236)

Elle admet le romantisme de cette vision de l’art au-dessus de toutes lois tout en soulignant la portée de sa méthode, c’est-à-dire le détournement des paradigmes interprétatifs pathologisant ou victimisant des œuvres féminines afin de dégager de leur esthétique et de leur mise en scène publique la posture pérenne d’artiste « hors-la-loi ». Selon Wroblewski, Calle et Ernaux ont mis en évidence que le grand pouvoir de l’art dans le social se situe au-delà des prises de position politiques, soit dans la démarche d’un questionnement incessant sur les limites à franchir pour accroître la liberté et ses modalités d’expression.

L’étude critique de Wroblewski a tendance à reléguer du côté de la sphère juridique les indices d’impacts concrets des œuvres dans le social. Elle repère les pirouettes rhétoriques par lesquelles Ernaux et Calle arrivent à se dégager d’accusations légales de toutes sortes en exploitant la liberté créatrice socialement acceptée et valorisée depuis la modernité. « La vie des autres », qui a été donnée comme titre à l’ouvrage, est ainsi abordée comme un enjeu à propos de l’utilisation d’autrui à des fins artistiques. Même si les analyses de Wroblewski répliquent avec force à plusieurs stéréotypes interprétatifs sur la création au féminin, il aurait été souhaitable d’ouvrir la conclusion à d’autres lectures des phénomènes observés. Entre autres, le fait de se mettre en scène avec le statut premier de créatrices n’implique pas nécessairement que Calle et Ernaux mettent au second plan leur responsabilité quant aux effets sociaux provoqués par leurs œuvres. Au contraire, il pourrait justement s’agir d’un autre type de responsabilité par laquelle elles exhiberaient la part de fiction résidant dans chaque construction artistique, évitant ainsi de se forger une autorité narrative qui figerait leurs propos en Vérité. Elles s’inscrivent par-là dans ce que les théoriciens contemporains de l’éthique et de l’engagement littéraire (Bouju, Semujanga, Butler) considèrent comme une nouvelle manière d’intervenir socialement à travers les effets discursifs qui ressortent des poétiques textuelles (Gefen). Les divers jeux de renversement rhétoriques n’impliquent pas seulement l’autoprotection ou l’autocensure voulue par les artistes. Ils suggèrent aussi qu’aucune représentation du réel ne peut s’attribuer le statut de Vérité immuable puisqu’elle relève toujours d’un acte de communication à caractère interpersonnel et parce que l’horizon de signification des outils langagiers que nous utilisons pour schématiser le monde dépasse le contrôle de l’individu qui s’en sert et qui ne sait pas comment le destinataire l’interprétera à son tour. Est ainsi valorisé l’effort de réflexion et d’imagination qu’exige toute tentative de connaissance sur le monde, laquelle demande une investigation incessante.

Bibliographie 

  • BOUJU, Emmanuel (dir.), L’engagement littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Interférences), 2005.
  • BUTLER, Judith, Le récit de soi, Paris, Presses universitaires de France (Pratiques théoriques), 2007 [2005].
  • CALLE, Sophie, L’hôtel, Paris, Éditions de l’Étoile, 1984.
  • CALLE, Sophie, Des histoires vraies, Arles, Actes Sud, 1994.
  • CALLE, Sophie, Les dormeurs, Arles, Actes Sud, 2000.
  • CALLE, Sophie, Prenez soin de vous, Arles, Actes Sud, 2007.
  • ERNAUX, Annie, Passion simple, Paris, Gallimard, 1991.
  • ERNAUX, Annie, Se perdre, Paris, Gallimard, 2001.
  • ERNAUX, Annie, L’occupation, Paris, Gallimard, 2002.
  • ERNAUX, Annie et Marc MARIE, L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005.
  • GEFEN, Alexandre, « Responsabilité de la forme. Voies et détours de l’engagement littéraire contemporain », dans Emmanuel Bouju (dir.), L’engagement littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Interférences), 2005, p. 75-84.
  • HEINICH, Nathalie, De la visibilité : Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Éditions Gallimard, 2012.
  • MEIZOZ, Jérôme, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Éditions Slatkine Érudition (Essai), 2007.
  • SEMUJANGA, Josias, « Le génocide des Tutsi dans la fiction narrative », French Cultural Studies, vol. 20, no 2 (2009), p. 111-132.
  • WROBLEWSKI, Ania, La vie des autres. Sophie Calle et Annie Ernaux, artistes hors-la-loi, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal (Espace littéraire), 2016.

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